Veillées d'Auvergne
Chez les Ferrailleurs.
… D’Aurillac à Mandailles, çà et là, insolites parmi les hameaux de granit brûlé, des villas apparaissent, coquettes, gracieuses, murailles blanches, tuiles rouges, ardoises bleues, jardins en fleurs ! Claires bâtisses, constructions modernes, qui contrastent fort avec les noirs logis des montagnards, avec les rudes et vieux châteaux en ruines à la pointe des rocs.
Interrogez, et l’on vous répondra invariablement, pour chacune de ces bourgeoises habitations, que le propriétaire est un « Parisien » — un Parisien d’Auvergne — un émigrant — un ferrailleur.
Type curieux que celui de ces anciens tôliers, chaudronniers, entrepreneurs de démolitions, brocanteurs du cuivre et du fer, trafiquants de la rouille, partis en sabots du masut, avec tout leur avoir — quelques pièces blanches de leurs gages de bergers — nouées dans le coin d’un mouchoir à carreaux, partis sans savoir lire ni écrire, et revenus millionnaires, ne sachant que tracer une lourde croix au-dessous de la mention « a déclaré ne pas savoir signer », lorsqu’ils achètent, par-devant notaire, en belles espèces sonnantes, les biens où ils furent pâtres ou bouviers.
— J’avais treize ans, lorsque je dévalai de ces bougres de rochers, me crie mon hôte, et mon guide, dans la vallée de la Jordanne, montrant d’un geste le puy Mary, qui découpe sur l’horizon lointain sa double cime fourchue. Ah ! la malle ne pesait pas lourd : un tricot, des chaussettes de laine et des bottes, un sac de noix et un sac de blé noir, pour des parents, tout ça roulé dans une couverture… et pan per la parit ! « pan, dans la muraille ! »…
Et, à ce juron patois, son poing se fermait comme pour abattre, sa jambe se levait comme pour sauter un obstacle. Ce Pan per la parit ! était pour mon homme le Alea jacta est ! le « J’ai franchi le Rubicon ! » de César.
Nous sommes en voiture sur la route de Saint-Simon à Mandailles, dès le « premier matin », comme ils disent. A peine si l’aube débrouille les sommets dans le ciel, pâle du jour proche. Déjà nous avons traversé les champs de Belliac, le vallon fameux où Gerbert, enfant, gardait les brebis, et passé devant la maison endormie qui porte le nom de « maison du pape ».
De temps à autre, aux côtes raides, nous descendons, pour ne pas éreinter les bêtes ; et mon hôte continue de me raconter son histoire, l’histoire de tous ceux du pays que la misère condamne à s’expatrier en grand nombre.
Les hautes terres, tout en pacages, sans culture possible, à cause des hivers précoces, des nuits glacées de la belle saison même, ne peuvent abriter et nourrir que quelques vacheries, aux mois d’été ; et la Jordanne ne roule plus dans ses eaux turbulentes la moindre paillette jaune ; aussi, force est à beaucoup de déserter la montagne, pour Paris ou Madrid, les villes fabuleuses d’où les aînés reviennent avec des chaînes au gilet et des bagues aux doigts, comme des moussurs.
Nous nous arrêtons à Lascelles pour déjeuner ; aux murs de l’auberge, des gravures arrachées d’un catalogue, représentant des modèles de poêles et de machines de l’usine d’un émigrant, remplacent les images de saints, d’autrefois.
Le cimetière que nous visitons, pendant que l’aubergiste apprête les truites, — au milieu de pauvres tombes sans autre ornement qu’une croix, montre soudain quelques dalles aux lettres d’or, quelque riche entourage de fer forgé, surtout un extraordinaire caveau de famille, une chapelle de fonte massive, pièce unique, me dit mon cicerone, par son poids et ses dimensions, dont le transport seul a coûté un prix fou, tombeaux de « Parisiens », de ferrailleurs, dont les demeures dernières, concessions à perpétuité, contrastent aussi violemment avec les humbles fosses éphémères, que leurs pimpantes villas avec les sombres domiciles des paysans.
Pendant le déjeuner, comme au cimetière, comme sur la route, mon homme ne tarit pas de me crier — il a l’oreille dure — son histoire à lui, et à un tel, à qui appartiennent ces prés, et à un tel, de qui est ce domaine.
— Oui, treize ans, quand j’ai dévalé… Ah ! il ne fallait pas avoir froid aux yeux. Mais, baste, je n’avais peur de rien… et pan per la parit !
Je l’écoute, en étudiant sa face, aux larges mâchoires, son front carré, obstiné, ses yeux d’un bleu très frais, le cheveu dru, grisonnant à peine, les oreilles velues, cette carrure d’épaules solides encore, guère plus de cinquante ans, il est vrai, mais après quel travail enragé, des années et des années, sans répit !
Étapes par étapes, couchant dans les granges ou les étables, c’est le voyage jusqu’à Lyon, l’embauchage chez un charron ; au bout de deux ans, l’association avec un « pays », l’achat, sur leurs économies — quatre sous sur vingt qu’ils gagnaient, par jour, — d’une roulotte et d’un âne, et pan per la parit ! de seize à vingt ans, le tour de France, rétameurs ambulants, à travers les campagnes. Pendant ces quatre ans, il a mis de côté les deux mille francs nécessaires pour payer un remplaçant, et, le service militaire esquivé, de quoi s’installer à Paris, dans un de ces lugubres passages de la rue de la Roquette, dans ce faubourg auvergnat, où ils s’entassent tous, ceux de Saint-Simon et ceux de Lascelles, ceux de Saint-Cirgues et ceux de Mandailles, pour vingt ou trente ans de travaux forcés, reclus comme dans un bagne, forçats de l’argent.
— Tenez, quand j’ai eu les démolitions de l’Exposition, j’ai été trois ans sans retourner voir ma femme.
Beaucoup, en effet, ont leur femme là-bas, qu’ils ne voient qu’à de longs intervalles, qu’ils ne font venir qu’au moment de s’établir, amassant pour acheter un fonds, ouvrir un chantier. Elles arrivent, un matin, par « le Lyon » ; le mari les attend à la gare et les conduit à la boutique ou au logement, d’où elles ne sortiront plus une fois l’an. J’en sais, et de fort riches, qui se vantent, venues à l’époque des diligences, de n’avoir pris un train que vingt ans plus tard, pour s’en retourner…
Les hommes, Paris ne les entame pas non plus, indifférents à toutes les tentations du luxe et du bien-être. Il n’est d’autre régal pour eux que le salé, une jambe de porc, un morceau de chèvre et les farinades de blé noir ! Et, rentiers, lorsque les affaires ne les condamnent plus à se chausser et à se vêtir à la façon des villes, ils ne tardent pas à reprendre les vastes galoches et le commode gilet de laine.
D’une âpreté au gain qui ne se dissimule pas, d’une énergie peu commune au travail, avec un mépris absolu pour tout ce qui n’est pas l’argent, ils sont remarquables aussi par leur sang-froid dans la spéculation !
Elle est d’un de ces joueurs imperturbables, cette repartie qui décèle un trait foncier de la race :
Un fondé de pouvoirs partait pour acheter, au nom d’un ferrailleur, un immeuble considérable :
— Poussez jusqu’à cinq cent mille francs.
— Bien. Je vous télégraphierai le résultat.
— Pourquoi dépenser vingt sous… Ça ne changera rien… Écrivez-moi, simplement.
Comment s’étonner qu’ils réussissent, avec un pareil estomac !
Nous traversons des villages, et, dans chacun, se dressent les pompeuses villas des « Parisiens » — d’autant plus nombreuses que la contrée se fait plus morne et désolée, à mesure que la vallée s’élève, se rétrécit et se dénude, de sorte que les habitations les plus cossues semblent se cacher dans les replis les plus tristes de la montagne ; c’est de là, naturellement, que par la force des choses il descend le plus d’émigrants. Et mon cicerone, toujours, m’instruit d’anecdotes locales, mais peu variées, et me conduit aux églises, aux cascades, aux sites changeants, brusques, tour à tour doux et charmants, grandioses et sauvages, calmes ou tourmentés des rives de la Jordanne.
Non loin de Saint-Cirgues, nous percevons comme d’énormes sanglots, dans le ravin où s’encaisse la rivière. Nous approchons du Saut de la Menette ; c’est, dans le gouffre que les eaux ont creusé à travers les laves, un horrible pêle-mêle, un effroyable chaos de rocs chus des hauteurs, au milieu desquels la rivière se débat avec fracas, la petite Jordanne ! furieuse comme un océan aux jours de tempête, contre l’entassement formidable de roches qui lui barrent son cours ; une guerre de milliers de siècles, qui déchire la vallée, comme des coups de tonnerre d’un orage éternel !
Une jolie religieuse, dit la légende, se précipita dans l’abîme pour échapper aux poursuites du diable. Mais la menette ne fut pas broyée. Miraculeusement, ses jupes se gonflèrent en parachute, et, légère, elle descendit sur un bloc où elle put attendre du secours…
Nous remontons en voiture et, par Saint-Julien et Perruchès, nous atteignons Mandailles, au-dessous du cirque de forêts et de prairies qui recouvrent le cratère dont le puy Chavaroche, le puy Mary, le puy de Bataillouze et le col de Cabre dessinent les bords gigantesques. Il suffit de quelques heures, d’Aurillac ici. Nous nous sommes attardés si bien qu’il est soir déjà. Je suis las, un peu ; mais, tandis que le repas se prépare, je ne puis refuser à mon hôte le tour du propriétaire ! Au delà du bourg, dont les chaumières se tassent, comme des moutons peureux, dans un étroit espace, au bord d’un ravin, il m’énumère, de la même voix criarde, les lopins de sa propriété, acquis à telle époque et à tel prix… pan per la parit ! et ceux acquis trois ans après… et pan per la parit ! toujours.
Nous suivons un sentier de beaux arbres comme émus et graves, dans le mystère de l’ombre, et les rocs mêmes semblent frissonner de crépuscule, les rocs mêmes, comme touchés à l’âme par cette petite mort de la nuit qui tombe.
Mon homme, que ne paraît guère impressionner la poignante mélancolie de l’heure, continue de m’énumérer ses gains et ses réussites !
Heureux homme, heureuse âme de négoce et d’usure, solide âme positive, qui ne se pâme qu’au tintement des pièces de cent sous ! Mais alors pourquoi ce retour au pays, cet amour de la montagne, nostalgique et vivace ! N’est-ce pas, chez la plupart, la vanité de se montrer triomphant aux lieux où ils furent misérables ? me demandé-je.
Par intervalles, dans le solennel silence, sonnait la corne d’un chevrier ramenant les troupeaux de tout le village qu’il garde en commun.
Le ferrailleur proposa de rentrer ; l’inspection était finie de tout son domaine !
— Oh !… attendez, lui dis-je ; écoutez… dans ces arbres…
Alors, le ferrailleur, qui depuis le matin ne m’entretenait que de ses spéculations et de ses entreprises, me cria, dans la figure, de sa grosse voix :
— Vous êtes bien heureux, vous, d’entendre !…
Et, secouant, de ses deux mains, ses oreilles velues :
— Voyez-vous, la ferraille, ça casse la tête… J’y ai laissé la moitié de mes oreilles, dans le métier… Au diable, les écus… Il n’en faut pas tant pour vivre, et mes bouviers sont plus heureux que moi. Oui, j’ai de l’argent… mais je n’entends plus la chanson des oiseaux…