Veillées d'Auvergne
Le Regret.
C’est un regret, comme on appelle là-bas, cet air nostalgique, que joue quelquefois le cabrettaïre, entre deux bourrées…
Cet air du pays, voici qu’il vient de résonner à mes oreilles, dans une rue de Paris, sortant d’une boutique, des compatriotes sans doute — et cela me fait délicieusement mal, tout d’un coup, une joie qui met des picotements sous les paupières…
Avec la cabrette, ce sont les bonnes heures de ma vie, les années légères, qui chantent et dansent dans ma mémoire !
La cabrette !
Il est peu de Parisiens qui ne l’aient entendue, au hasard des excursions à travers la capitale ; et les amoureux de pittoresque n’ont pas manqué de visiter quelqu’un des bals-musette qui foisonnent dans les quartiers plus particulièrement fréquentés par les Auvergnats de Paris, dans les environs des Halles, de la Bastille, de la place du Trône. Par là, dans certaines rues, chaque arrière-boutique de marchand de vin est une salle de bal, dont la clientèle, à peu près exclusivement auvergnate, se compose d’habitués qui viennent, comme en famille, à la veillée, parler patois, boire un saladier de vin chaud et virer des bourrées.
Le décor est des plus sommaires : des murs nus, quelques tables et des bancs. Le musicien, le cabrettaïre, est juché dans une logette suspendue au mur, à laquelle il accède par une échelle mobile, qu’on retire dès qu’il est installé. Les danseurs sont en place aussitôt que la cabrette se gonfle. Aux premières notes, ils partent, courent, glissent, martèlent le plancher à grands coups de talon, poussent par intervalles des cris aigus — you, you — en faisant claquer leurs doigts, et, suant à grosses gouttes dans la pièce surchauffée, ne s’arrêtent qu’à la tournée du patron de la maison ou d’un associé du musicien — à la moitié de la danse — qui passent en recueillir le prix, deux sous, quatre sous… Et puis, ils repartent et ne feraient pas grâce d’une mesure. Rien n’existe plus pour eux, dans le vertige où ils glissent, sautent, tournent. Ah ! ils sont loin de Paris, et de tout, pourvu que la cabrette chante et qu’ils dansent…
La cabrette…
Il n’y a pas que dans les bals-musette qu’on l’entende : il n’est guère de familles d’émigrants où quelqu’un n’en joue. Là-bas, c’est le rêve du pâtre qui trompe les longues heures de solitude et de silence en taillant des sifflets et des flûtes dans l’écorce des arbustes, de s’acheter un jour la cabrette recouverte de velours rouge. La cabrette ! Elle constitue presque le foyer auvergnat, comme les lares, les pénates des anciens. Dans son outre de peau dorment les vieux airs du pays, une voix mystérieuse et lointaine, l’âme de la montagne. Est-ce que, comme au culte des divinités domestiques des païens, on offrait des gâteaux, du miel, du lait, il ne faut pas des libations aussi, à la cabrette, du vin qu’on verse dans sa panse ronde pour l’empêcher de se dessécher, la maintenir souple et tendre, du vin, sans quoi elle se fâcherait, la gorge rauque, bientôt muette ! La cabrette, confidente de ses aspirations, de ses imaginations confuses, le pâtre, le bouvier, l’emporte, lorsque l’idée lui vient à lui aussi, comme à tant de ses aînés, d’aller chercher fortune, à travers le monde. Il n’a garde d’oublier de la mettre dans la malle au couvercle velu, lorsqu’il se décide à dévaler du buron vers les villes. Au milieu des plus durs labeurs, malgré la hâte et l’âpreté d’amasser des écus dont la musique est si douce à son oreille, il ne se passera pas de gonfler la cabrette et de lui faire redire sa chanson chevrotante.
Oh ! cette chère et pénétrante piaillerie de la cabrette, que j’écoute, planté devant la boutique du charbonnier, le regret naïf, qui sort de derrière ces arcs et ces voûtes de rondins et de fagots…
Trois notes de la cabrette et voilà que défilent dans ma pensée en fresques rapides tous mes souvenirs de voyages aux montagnes d’Auvergne ! Les plombs et les dômes, les pics et les puys se dressent dans ma mémoire, avec leurs crêtes de laves déchiquetées, où si souvent j’ai gravi, jusqu’aux nuages ! Mornes géants, impassibles témoins de la genèse de la terre ! Ils m’apparaissent sous tous leurs aspects successifs, dans leur manteau de glace, l’hiver, et puis, au printemps, leurs fronts chauves seulement couverts de neige encore, des forêts vertes accrochées à leurs flancs. Des cimes désolées, mes regards descendent aux vallées fleuries où courent les claires rivières parmi les peupliers et les vergnes. Voici les villages tapis dans les creux avec leurs clochers à peigne, des ruines de tours arrogantes à la pointe des rocs. Voici les masuts des vacheries perdues dans les pacages estivant sur les hauts plateaux…
Trois notes de la cabrette…
Et je chasse à travers les bruyères et les genêts, où glissent des vipères, sous un ciel hanté du vol des grands oiseaux de proie. Je cours la contrée sur les routes en corniche, ouvertes sur l’horreur des précipices où grondent les torrents farouches. Je flâne par les brousses incultes, par le dur pays où rien ne pousse, où, seul entre le ciel et les rocs, quelque châtaignier se hasarde, fier comme un coq à la pointe d’un clocher. Je dors sous les hêtres, jusqu’où monte la senteur des foins qui pâment au soleil — et, par l’hiver, je m’enfonce sous la profonde cheminée où flambe tout un tronc de chêne. J’écoute les anciens raconter de terribles histoires, si terribles que, par moments, on n’ose plus, on ne peut plus se baisser seulement pour prendre des châtaignes sous la cendre, les moelles figées. Ou bien, je bataille contre les huguenots, les z-huguenots ; je guerroie contre les Anglais ! En même temps, je porte la traîne voluptueuse de Marguerite, aux remparts de Carlat, petit page lui composant des lieder d’amour ; et rude routier des bandes de Mérigot-Marchez, des tours d’Alleuze, je mets à mal les gens du Roy ! J’habite des maisons d’il y a mille ans, dans les villes sombres cailloutées en basalte, où passent des chars attelés de bœufs rouges et jaunes. Mieux encore, vêtu de flammes, j’escorte le grand veneur, dans la chasse volante… Enfin, je m’abîme à l’orée du monde, dans la nuit des temps, je…
Mais il faut s’éloigner, le regret s’est tu, le regret, que j’écoute planté devant les cotrets du charbonnier, au bord d’un ruisseau de Paris, le regret, comme ils appellent là-bas cet air nostalgique, où il y a de tout un peu, comme de la fin d’un rêve, un accablement de crépuscule, une langueur d’automne, la mélancolie d’un adieu… le regret…