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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XII
LES NOUVELLES
DE BANDELLO[46]


M

Matteo Bandello n’est pas tout à fait aussi ignoré en France que bien d’autres Novellieri Italiens d’une valeur égale ou supérieure à la sienne; il occupe même chez nous un assez bon rang, grâce à trois circonstances particulières. Henri II, pour le récompenser de son attachement à notre cause durant les guerres d’Italie, en fit un prélat Français, un Évêque d’Agen; Shakespeare lui emprunta le sujet le plus populaire de ses tragédies, Roméo et Juliette, et la critique littéraire, toujours curieuse des sources d’où ont jailli les chefs-d’œuvre, s’est trouvée ainsi amenée à remettre en lumière celui qui passait pour le premier metteur en scène de ce dramatique sujet; deux écrivains Français du XVIe siècle, Boaistuau et son continuateur Belleforest, popularisèrent Bandello, et c’est par eux que Shakespeare le connut; leurs Histoires tragiques, extraites de l’Italien de Bandel, eurent plusieurs éditions consécutives. Voilà ses titres à la notoriété; ils sont pourtant de nature à le faire juger assez inexactement. Évêque, Bandello le fut le moins possible; à peine s’il exerça les fonctions épiscopales, s’étant empressé de déléguer ses pouvoirs à un collègue, afin de rester homme du monde, de vaquer à ses études favorites et de recueillir ses Nouvelles, dont il comptait se prévaloir auprès de la postérité bien plus que de la qualité de prélat; le sujet de Roméo et Juliette ne lui appartient pas absolument: il l’avait trouvé chez un autre conteur, Luigi da Porto, et se l’était approprié en lui donnant des formes nouvelles, une plus grande délicatesse dans la mise en scène, en en faisant un récit mieux lié, mérites qui sont grands assurément, mais qui ne peuvent faire oublier le premier inventeur; enfin, les Histoires tragiques de Boaistuau et de Belleforest sont leur œuvre personnelle à peu près autant que celle de Bandello, et le Privilège qui leur conférait le droit de publier ces Histoires était parfaitement dans le vrai en constatant qu’elles sont «traduites et enrichies outre l’invention de l’auteur». Il y a en effet, dans leur recueil, beaucoup trop de richesses qui leur sont propres. Non contents de bouleverser tout l’ordre des Nouvelles, afin de justifier leur titre en accordant la préférence aux plus tragiques, de retrancher les Dédicaces, qui donnent à chacune d’elles son cadre particulier, de ne respecter ni le style ni la manière de l’auteur, c’est-à-dire ce qui constitue sa personnalité littéraire, ils ont fréquemment modifié ses récits, altéré les circonstances, imaginé d’autres dénouements et intercalé partout des réflexions, des souvenirs de l’histoire Grecque et Romaine, des harangues, des lettres, des sonnets, des romances dont le texte n’offre pas la moindre trace.

Une chose frappe pourtant dans ce fatras et lui valut, il y a trois cents ans, une foule de lecteurs: c’est l’étonnante diversité et l’intérêt de ces Nouvelles, qui offrent pour la plupart les péripéties, les développements de caractère et de passion des romans modernes. En les accommodant au goût du jour, par de désastreuses amplifications, la prétendue traduction Française n’a pu entièrement leur enlever ce qui en constitue le nerf et l’attrait principal. Depuis Boccace, personne n’avait rassemblé un tel nombre de récits, de genres si variés, d’un accent si vrai, et tous de nature à piquer la curiosité, à exciter l’émotion. A ces mérites, qui sont ceux du fond, il faut joindre ceux de la forme, entièrement annulés par Belleforest, mais très réels dans le texte original, bien que Bandello se défende d’être un styliste et allègue qu’en qualité de Lombard il peut lui arriver d’écorcher la pure langue Florentine. Quoi qu’il en dise, c’est un écrivain du genre fleuri, habile à tout exprimer, et fort élégamment, à l’aide de métaphores ingénieuses, ne dédaignant pas le mot pour rire, et enjolivant jusqu’aux situations les plus brutales. S’il est parfois incorrect (il en demande l’absolution, croyons-le sur parole), ce n’est pas impuissance de mieux faire, c’est plutôt crainte que sa prose ne sente l’huile; il écrit comme il aurait conté dans un cercle de galants seigneurs et de jolies femmes, sachant très bien qu’on lui pardonnera une tournure familière, une répétition, s’il relève ces négligences par un trait délicat, une finesse de causeur, un mot piquant.

Pour restituer à ces Nouvelles leur véritable caractère, il ne suffisait pas de les traduire plus exactement qu’au XVIe siècle, il fallait encore leur rendre le cadre dans lequel l’auteur les avait placées. Bayle, en excusant Boaistuan et Belleforest de leur mauvais style, déclarait ne pouvoir leur pardonner d’avoir ajouté, retranché, modifié mille choses, et surtout d’avoir supprimé les Dédicaces; elles font partie intégrante du récit et n’en peuvent être distraites sans amoindrir l’intérêt. «Les Épîtres qui précèdent les Nouvelles, et qui leur servent d’introduction ou de commentaire, nous font connaître», dit Ginguené, «l’origine, l’occasion, les circonstances, les témoins de l’événement, et même le but, toujours moral, que l’auteur se propose; quelquefois on y trouve un tableau des opinions, des mœurs du temps auquel se rapporte le sujet de la Nouvelle, ce qui la rend encore plus vraisemblable et plus intéressante. C’est ainsi qu’il trace à Lancino Curzio et à Bartolomeo Ferraro, philosophe et poète, le tableau le plus vrai et le plus affligeant des vices dominants des femmes et des hommes de son temps. Il nous parle des erreurs des Protestants, mais sans taire les vices des Catholiques, et surtout des ecclésiastiques, qui les ont occasionnées. Il cherche encore à rétablir le véritable caractère politique ou littéraire de certains personnages que l’histoire ou la tradition vulgaire avaient altéré.» (Histoire littéraire d’Italie, tome VIII.)

Depuis Boccace, les Conteurs se mettaient presque tous l’esprit à la torture pour relier entre eux leurs récits, les encadrer dans une fiction agréable qui leur donnât en outre quelque vraisemblance. Mais il était difficile de surpasser, ou même d’égaler cette poétique mise en scène du Décaméron, dont les contrastes produisent un effet si puissant; le mieux qu’on imagina, ce fut de l’imiter. Ser Giovanni Fiorentino, Mariconda, Parabosco se contentèrent de diviser leurs histoires par séries, qu’ils appelèrent des Journées, comme Boccace; en une seule Journée, bien remplie, Firenzuola fit tenir toutes sortes de dissertations amoureuses et une dizaine d’agréables Nouvelles; Grazzini, plus connu sous le nom de Lasca, imagina une suite de Soupers (Cene) où chaque convive tient le dé à son tour; chez Strapparola, ce sont des Nuits, ou plus exactement des Veillées; le prétexte des Cent Nouvelles de Giraldi Cinthio, c’est la retraite à Marseille d’un certain nombre de réfugiés du sac de Rome, qui trompent les ennuis de l’exil par d’amusantes causeries; Erizzo, dans ses Six Journées, nous présente une petite société d’étudiants de Padoue s’exerçant, sur des sujets d’histoire ancienne et moderne, à l’art de la parole. Aucune de ces fictions n’a d’intérêt, et Sacchetti avait été peut-être mieux avisé en s’en passant. Bandello ne voulut pas suivre la route commune; en faisant précéder chacune de ses Nouvelles d’une dédicace, il leur donnait à toutes un cadre particulier, ce qui est assez ingénieux, et, par la même occasion, se disculpait à l’avance du reproche qu’on pourrait lui faire de traiter des sujets déjà mis en œuvre par d’autres. Ce n’est jamais lui qui raconte; il n’a l’air que de servir de secrétaire aux personnages qu’il désigne dans les Épîtres dédicatoires et de la bouche desquels il tient les détails, qu’il s’est borné, nous dit-il, à coucher sur le papier. Sa première Nouvelle, les Noces sanglantes (nous lui conservons ce titre, qui lui a été donné dans la présente traduction), se trouve presque mot pour mot dans Machiavel (Istorie Florentine, lib. II, 2 et 3); mais Bandello déclare l’avoir entendu raconter à l’Alamanni, qui peut-être la tenait de Machiavel; Luigi da Porto a le premier traité le sujet de Roméo et Juliette, mais Bandello nous le donne comme un récit que fit da Porto lui-même, en sa présence, aux bains de Caldiero; et ainsi des autres. Ces questions de priorité entre Conteurs n’ont, d’ailleurs, pas grand intérêt; un sujet maintes fois traité appartient, en définitive, à celui qui en a tiré le meilleur parti, et il convient de réserver l’accusation de plagiat aux véritables faits de piraterie, comme lorsque Brevio, un autre évêque, s’appropriait, sans y changer un mot, le Belphégor de Machiavel et l’insérait dans ses œuvres. Bandello, qui emprunte beaucoup aux uns et autres, y met toujours du sien, et quelquefois d’une façon assez amusante; ainsi, en reprenant un vieux fabliau Français, les Deux Changeurs (Legrand d’Aussy, tome IV), pour en tirer sa IIIe Nouvelle, il intervertit très judicieusement l’ordre des deux historiettes qui la composent, de façon à présenter le mauvais tour joué par Pompeio à Eleonora comme une revanche, tandis que le Changeur du fabliau, bafouant sa maîtresse sans provocation aucune, est assez odieux. Il ne se contente pas de cela, il nous fait sourire avec les précautions qu’il prend de ne pas désigner la ville où la scène se passe, de cacher les noms des personnages, parce que, dit-il, s’expliquer plus au clair ce serait vouloir mettre l’épée à la main à nombre de ses amis. Les héros de l’aventure, si toutefois elle n’est pas tout à fait imaginaire, étaient morts depuis deux ou trois cents ans; mais le moyen de ne pas ajouter une foi entière à un homme si prudent et si scrupuleux!

Un autre reproche, qui lui a été adressé avec tout autant de raison que celui de plagiat, c’est d’avoir une sorte de préférence pour les contes licencieux; ses deux anciens imitateurs Français, qui ne voyaient chez lui qu’aventures tragiques, se seraient donc bien trompés! Apostolo Zeno va jusqu’à dire que «la liberté des tableaux, et même des expressions, dans ses Nouvelles, ne fait honneur ni au Religieux qui les a écrites, ni à l’Évêque qui les a publiées;» Corniani le vilipende en qualité d’apologiste des passions: Bandello se contente d’en être le peintre, un peintre d’un coloris souvent vigoureux, et c’est abuser de la plaisanterie que de lui reprocher de chercher l’émotion et l’intérêt là précisément où il a chance de les rencontrer, dans les passions. Les trois Vertus théologales sont de charmantes personnes, capables d’inspirer d’excellentes homélies, mais on n’en a que faire à moins qu’on ne rédige les Vies des Saints; tant qu’il y aura au monde des poètes, des conteurs et des romanciers, ils s’adresseront de préférence aux sept Péchés capitaux: voilà les Saints de leur calendrier.

Septembre 1879.

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