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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XLI
LE JARDIN PARFUMÉ
DU
CHEIKH NEFZAOUI[131]


I

Il existe, en langue Arabe, un ouvrage qui n’est pas sans offrir quelque similitude avec les Kama Sutra de Vatsyayana: c’est le Jardin parfumé du cheikh Sidi Mohammed el Nefzaoui, composé au commencement du XVIe siècle, environ l’an 925 de l’Hégire. L’auteur, dont le surnom, el Nefzaoui, indique qu’il était de Nefzaoua, petite ville située au sud du royaume de Tunis, n’est du reste connu que par cet ouvrage, mais il s’y montre un homme d’assez vaste érudition, ayant plus de connaissances en littérature et en médecine que n’en ont communément les Arabes. Il paraît avoir rédigé ce traité d’Érotologie d’après les ordres du grand vizir du bey de Tunis alors régnant, curieux sans doute de posséder un manuel où tout ce qui regarde l’amour et les rapports sexuels serait exposé dans un ordre méthodique: classification des plaisirs, diverses manières de les goûter, préceptes d’hygiène, composition des baumes et parfums, recettes aphrodisiaques, dont les Orientaux, épuisés de bonne heure, sont particulièrement friands, etc. Le cheikh Sidi Mohammed s’est acquitté de sa tâche avec un remarquable talent; excellent conteur et bon poète, il a de plus assaisonné le tout de quantité d’historiettes divertissantes et de fragments de pièces de vers, qui donnent encore plus de saveur à un sujet déjà fort attrayant par lui-même. Nous en citerons quelques-uns, d’après la traduction faite il y a trente-cinq ans par un officier de notre armée Algérienne, qui ne l’a signée que de ses initiales, traduction restée longtemps manuscrite, et autographiée, en 1876, à trente-cinq exemplaires, par les soins d’une réunion de militaires[132].

Le Jardin parfumé jouit d’une grande réputation chez les Arabes; cependant, contrairement à l’habitude des Orientaux, qui est d’écrire de longs commentaires sur les ouvrages renommés, ils n’en ont rédigé aucun sur celui-ci. «Ne serait-ce pas,» se demande le traducteur, «à cause de la nature des sujets qui y sont traités, et qui aurait effrayé des esprits sérieux? Mais quoi de plus important que l’étude des principes sur lesquels repose le bonheur de l’homme et de la femme, en raison de leurs relations mutuelles, relations qui toutes sont assujetties à des causes de caractère, de santé, de tempérament, de constitution, qu’il appartient au philosophe d’approfondir? Ne craignons pas, dit excellemment Maupertuis, de comparer les plaisirs des sens avec les plaisirs les plus intellectuels; ne nous faisons pas l’illusion de croire qu’il y ait des plaisirs d’une nature moins noble les uns que les autres: les plaisirs les plus nobles sont ceux qui sont les plus grands[133]

Le cheikh Sidi Mohammed n’a divisé son livre sur les choses de l’amour ni en cent mille chapitres, comme Dieu, à l’origine du monde, d’après ce que nous rapporte Vatsyayana, ni en mille ou en cinq cents, comme Shvetaketou et Nandi; il s’est contenté de vingt et un, dont voici les titres:

  • I.—Relatif aux hommes dignes d’éloges.
  • II.—Relatif aux femmes dignes d’éloges.
  • III.—Relatif aux hommes méprisables.
  • IV.—Relatif aux femmes méprisables.
  • V.—Relatif à l’acte de la génération.
  • VI.—Concernant ce qui est favorable à l’acte de la génération.
  • VII.—Relatif à ce qui est nuisible à l’acte de la génération.
  • VIII.—Relatif aux divers noms des parties sexuelles de l’homme.
  • IX.—Relatif aux divers noms des parties sexuelles de la femme.
  • X.—Concernant l’acte de la génération chez les divers animaux.
  • XI.—Relatif aux ruses et trahisons des femmes.
  • XII.—Relatif à diverses questions d’utilité pour les hommes et pour les femmes.
  • XIII.—Relatif aux causes de la jouissance dans l’acte de la génération.
  • XIV.—Description de l’utérus des femmes stériles, et de leur traitement.
  • XV.—Relatif aux remèdes qui provoquent l’avortement.
  • XVI.—Relatif aux causes d’impuissance de l’homme.
  • XVII.—Déliement des aiguillettes.
  • XVIII.—De ce qui augmente les dimensions des petits membres et les rend superbes.
  • XIX.—Relatif à ce qui enlève la mauvaise odeur des aisselles et des parties sexuelles de la femme, et rétrécit ces parties.
  • XX.—Instructions sur la grossesse des femmes et sur ce que la femme engendre, c’est-à-dire connaissance du sexe du fœtus.
  • XXI.—Renfermant la Conclusion de cet ouvrage et signalant l’utilité de la déglutition des œufs comme favorable à l’acte vénérien.

Le livre débute par une sorte d’hymne où éclate l’amour passionné de la femme et de ses perfections; c’est de la poésie d’une sensualité brutale et qui cependant reste profondément religieuse, par un mélange auquel nous ne sommes pas accoutumés:

«Louange à Dieu qui a mis le plus grand plaisir des hommes dans les parties naturelles des femmes, et qui a fait consister celui des femmes dans les parties naturelles des hommes!

»Il n’a donné de bien-être aux parties des femmes, il ne leur a accordé de satisfaction et de bonheur, qu’elles n’aient été pénétrées par les organes du mâle; de même les parties sexuelles du mâle n’ont ni repos ni tranquillité, qu’elles ne soient entrées dans celles de la femme.

»Le Tout-Puissant a plongé les femmes dans une mer de splendeur, de volupté et de délices, couvertes de vêtements précieux, avec des ceintures éclatantes et des sourires excitants.

»Il leur a donné des yeux inspirant l’amour et des cils tranchants comme des glaives étincelants.

»Qu’il soit donc exalté et élevé, celui qui a créé les femmes et leurs beautés, avec des chairs appétissantes; qui les a dotées de cheveux, de taille, de gorge, de seins qui se gonflent et de gestes amoureux, appelant le désir!»

D’après cette profession de foi, on juge assez à quels mérites se reconnaissent l’homme digne d’éloges et l’homme méprisable: cela se mesure à l’aune; au-dessous de certaines dimensions, l’homme n’a aucun moyen de plaire. Alfred de Musset donne d’ailleurs là-dessus les mêmes sentiments aux Françaises que le Cheikh aux femmes Arabes:

Je comprends qu’une femme aime les portefaix;
C’est un goût comme un autre, il est dans la nature.
Mais moi, si j’étais femme et si je les aimais,
Je n’irais pas chercher les gens à l’aventure:
J’irais tout simplement les prendre aux cabarets,
J’en ferais lutter six, et puis je choisirais.

La description que le Cheikh fait de la femme digne d’éloges, c’est-à-dire par la même raison, apte à provoquer les désirs, mérite d’être citée; elle nous initie aux grâces qui charment les Orientaux:

«Pour qu’une femme soit goûtée par les hommes, il faut qu’elle ait la taille parfaite, qu’elle soit riche en embonpoint. Ses cheveux seront noirs, son front large, ses sourcils auront la noirceur des Éthiopiens, ses yeux seront grands et d’un noir pur, le blanc en sera limpide; les joues seront d’un ovale parfait; elle aura un nez élégant et la bouche gracieuse: ses lèvres seront vermeilles, ainsi que sa langue; une odeur agréable s’exhalera de son nez et de sa bouche; son cou sera long et sa nuque robuste; son buste large, ainsi que son ventre; ses seins devront être fermes et remplir sa poitrine; son ventre devra être dans de justes proportions, son nombril développé et enfoncé; la partie inférieure du ventre sera large, saillante et riche en chair; ses cuisses seront dures ainsi que ses fesses; elle possédera une chute des reins large et replète; sa taille sera bien prise; ses mains et ses pieds se feront remarquer par leur élégance; ses bras seront potelés, ainsi que ses avant-bras, et encadreront des épaules robustes. Si une femme qui a ces qualités est vue par-devant, on est fasciné; si elle est vue par-derrière, on en meurt. Vue assise, c’est un dôme arrondi; couchée, c’est un lit moelleux; debout, c’est la hampe d’un drapeau.»

Qu’avec cela elle parle peu, ne rie jamais aux éclats, ne fasse d’agaceries à personne, n’aime que son mari, ait pour lui toutes les complaisances, ne s’abandonne qu’à lui, dût-elle en dessécher d’abstinence; qu’elle soit vêtue élégamment, de la plus soigneuse propreté, se parfume d’essences, se serve d’antimoine pour sa toilette et se nettoie les dents avec du souak, et ce sera le Paradis sur la terre. Cette page, malgré la crudité de certains détails, n’est-elle pas poétique et gracieuse? Quelle jolie comparaison que celle de la hampe du drapeau, pour peindre une taille svelte et élancée!

Presque dans chaque chapitre, des historiettes très bien contées, et dont quelques-unes sont de petits chefs-d’œuvre, viennent à l’appui des définitions de l’auteur, et leur donnent de l’agrément. C’est d’abord l’Histoire de Moçaïlama et de la Prophétesse, rapportée à l’occasion des parfums, ces puissants adjuvants en amour, et auxquels les Orientaux attachent une extrême importance. L’imposteur Moçaïlama, le faux Mahomet, celui qui dénatura nombre de passages du Koran, pour nuire à son rival, mais qui ne put jamais faire un miracle[134], veut avoir Chedja-el-Temimia, la Prophétesse, qui lui dit qu’il ne pourra la posséder que s’il la met en pâmoison. Il la fait entrer sous sa tente, où de l’ambre, du musc, des roses, des fleurs d’oranger, de la jonquille, du jasmin, des jacinthes, des œillets, chargent l’air de leurs effluves, et où de plus du neddé (mélange de benjoin et d’ambre), brûlant dans des cassolettes, fait une fumée assez intense pour se mêler à de l’eau et la pénétrer. La Prophétesse est suffoquée, nous n’avons pas de peine à le croire, et Moçaïlama vient à bout de ses désirs.

Il s’agit d’un autre genre de pâmoison dans l’Histoire de Bahloul et Hamdouna, si joli conte que nous en donnerons une analyse détaillée. Bahloul était le poète, c’est-à-dire le bouffon, d’Abdallah-ben-Mahmoud, un des fils d’Haroun-er-Reschid, calife en l’an 178 de l’hégire. Bahloul avait épousé deux femmes, qui lui faisaient subir le martyre, et Mahmoud lui demande, pour s’amuser, des nouvelles de son ménage.—«Je ne suis bien ni avec l’une ni avec l’autre,» répond le malheureux.» Le Calife veut qu’il lui récite des vers sur ses infortunes conjugales. Bahloul chante:

«Par suite de mon ignorance, j’ai épousé deux femmes.
Et de quoi te plains-tu, ô mari de deux femmes?
Je me disais: «Je serai entre elles deux un agneau favori.
Je prendrai mes ébats sur les mamelles de mes deux brebis;»
Et je suis une brebis entre deux femelles de chacal.
Les jours succèdent aux jours, les nuits aux nuits,
Et leur joug m’oppresse également jour et nuit.
Si je suis aimable avec l’une, l’autre s’emporte;
Et ainsi je ne puis échapper à ces deux furies.
Si tu veux vivre en homme généreux, le cœur libre
Et les mains ouvertes, reste célibataire.
Si tu ne le peux, ne prends qu’une femme:
Une femme à elle seule peut satisfaire deux armées!»

Le Calife rit de cette poésie à se renverser en arrière, et, pour le plaisir qu’il a eu, fait cadeau à Bahloul d’une robe lamée d’or. Hamdouna, fille de Mahmoud et épouse du Grand Vizir, aperçoit le bouffon, du haut des terrasses du palais, et dit à sa négresse: «Par le Dieu de la Mecque! voilà Bahloul revêtu d’une belle robe dorée; de quel stratagème pourrai-je me servir pour la lui prendre?» La négresse a beau lui dire que Bahloul est bien plus rusé qu’elle: «Il faut que cela soit,» dit Hamdouna, et elle lui envoie sa négresse. «Oh! Bahloul,» dit-elle en l’apercevant, je crois que tu es venu ici pour m’entendre chanter,» car elle avait pour le chant un talent merveilleux; puis elle lui fait servir des gâteaux et des sorbets. «Je ne sais pourquoi je me figure,» ajoute-t-elle, «que tu te dépouilleras volontiers de ta robe pour m’en faire don.—Oh! maîtresse,» répond Bahloul, «j’ai fait serment de ne la donner qu’à celle à laquelle j’aurai fait ce que l’homme fait à la femme.—Tu sais donc ce que c’est, ô Bahloul?—Celui-ci prend, celui-là donne,» dit le bouffon; «celui-ci vend, celui-là achète; pour moi, toutes ces choses sont sans attrait: ma seule pensée est l’amour et la possession des belles femmes.» Or Hamdouna était éblouissante, par sa taille et par l’harmonie de ses formes. Elle veut que Bahloul lui dise des vers; il lui en récite qu’il improvise, passionnés, lubriques; elle commence à s’émouvoir.

«Lorsque Hamdouna eut entendu ces paroles, elle se pâma. Tantôt elle se disait: «Je me donnerai à lui;» et tantôt: «Je ne lui céderai pas.» Pendant cette incertitude, la jouissance se fit pressentir... Elle ne résista plus alors et se rassura en se disant intérieurement: «Si ce Bahloul, après avoir joui de moi, vient à le divulguer, personne n’ajoutera foi à ses paroles.» Elle dénoua sa ceinture et se jeta, en tremblant de toutes ses forces, sur un lit de soie dont le dessus était comme une voûte élevée, puis elle leva ses robes, et tout ce qu’elle avait de beauté se trouva entre les bras de Bahloul.»

La suite fait songer à l’un des Contes de Pogge[135].—«O maîtresse!» dit Bahloul, «mes reins me font souffrir et ne me permettent pas de monter sur ta poitrine; mais toi, place-toi sur moi, agis comme l’homme, puis prends la robe et laisse-moi partir.» Hamdouna y consent volontiers, mais lorsque après elle réclame la robe, Bahloul se plaint de ne l’avoir pas possédée, ayant été plutôt possédé par elle. Après la seconde fois:—«Et la robe?» demande Hamdouna.—«La première a été pour toi, la seconde pour moi,» dit Bahloul; «la troisième sera pour la robe.» Hamdouna, bonne fille, se laisse faire encore, et définitivement Bahloul lui donne la robe; mais il trouve moyen de la lui reprendre. Conduit à la porte par la négresse, il y revient frapper, et demande à boire. La négresse lui apporte de l’eau dans une tasse de porcelaine; après avoir bu, il laisse tomber la tasse, qui se brise. Survient le Grand Vizir, mari de Hamdouna, qui lui dit: «Que fais-tu donc là, Bahloul?—La négresse m’a apporté à boire,» répond-il; «j’ai par malheur brisé la tasse, et, pour m’en punir, elle m’a pris la belle robe d’or que le Calife m’avait donnée.» Le Grand Vizir gronde Hamdouna et la négresse, et leur ordonne de rendre la robe à Bahloul. «Hamdouna s’écria alors, en frappant ses mains l’une contre l’autre:—«Qu’as-tu donc fait, ô Bahloul?» Celui-ci répondit:—«J’ai parlé à ton mari le langage de ma folie; parle-lui, toi, celui de la raison.» Et elle s’extasia de la ruse qu’il avait employée, puis elle lui rendit sa robe, et il partit.»

Une troisième histoire, celle du Nègre Dorérame, semble tirée des Mille et une Nuits.—«Le sommeil ne m’arrive pas; je désire parcourir la ville,» dit à ses grands officiers le roi Ali-ben-Dirème. On se met en marche, bien armés, et le chaouch en tête: il est possible qu’on en ait besoin. La petite troupe fait la rencontre d’un homme qui se lamente; le roi le questionne. Sa maîtresse lui a été enlevée, et il est sûr que c’est pour le compte de Dorérame, un grand vilain nègre qui est l’amant de la femme du premier vizir, à qui elle donne beaucoup d’argent et qui, non content de cela, veut encore toutes les femmes des autres. Une vieille entremetteuse lui en fournit tant qu’il veut, et les entraîne dans sa maison de réprobation, de malheur et de débauche. Pas moyen de les ravoir avant que le Nègre en soit rassasié, et il en a là des quantités, toutes belles comme la lune. Le roi veut connaître cette maison dont il entend parler pour la première fois, et le premier vizir, qui est présent, fait triste mine. L’homme affligé les y mène; mais les portes sont solides et les murailles d’une hauteur formidable. En faisant monter le vizir sur les épaules du chaouch, et l’homme affligé sur celles du vizir, Ali-ben-Dirème pénètre seul dans l’enceinte, le sabre au poing, et, circulant par les chambres, finit par trouver le Nègre et ses amis de même couleur, tous parfaitement ivres, au milieu d’un vrai sérail. Le Nègre est près de la plus belle, sans doute celle que pleure son amant; mais elle lui résiste et, pour gagner du temps, lui chante des vers. Pendant ce temps-là, les autres se divertissent à tour de rôle avec leurs préférées, et Ben-Dirème assiste à leurs ébats, caché derrière une porte. Deux jeunes femmes s’éloignent, ayant quelque tendre confidence à se faire, et, comme elles se mettent toutes nues pour s’entretenir plus à l’aise, il se revêt des robes de l’une d’elles, puis, en se cachant la figure, demande où le Nègre met les clefs de la maison; il finit par le savoir; revient dans la grande salle et, s’étant emparé des clefs, court ouvrir à ses compagnons. Ils le suivent en silence, et l’homme affligé reconnaît en effet sa femme dans celle qui résistait au Nègre. Elle lui chantait toujours des vers:

O hommes, écoutez mes conseils au sujet de la femme,
Car son besoin de jouissance est écrit entre ses deux yeux.
Ne vous fiez pas à ses promesses, fût-elle la fille d’un sultan.
La malice des femmes est incommensurable; à la combattre
Serait inhabile le roi des rois, quelle que fût sa puissance.
O homme, garde-toi bien de l’amour des femmes!
Ne dis pas: «Une telle est ma bien-aimée;»
Ne dis pas: «Une telle est la compagne de ma vie.»
Si je te trompe, repousse ma parole mensongère.
Tant qu’elle sera au lit avec toi, tu auras son amour,
Mais l’amour de la femme ne dure qu’un instant.
Quand tu es étendu sur sa poitrine, tu es son bien-aimé;
Tant que dure le coït, tu as son amour, pauvre fou!
Mais ensuite tu deviens pour elle un ennemi.
Cela n’est susceptible ni de doute ni d’incertitude.
La femme reçoit l’esclave dans la couche du maître,
Et ses serviteurs se rassasient d’elle impudemment.
Certes, ce n’est pas qu’une pareille conduite soit louable,
Mais la vertu des femmes est fragile et changeante.

Elle allait peut-être elle-même montrer sa propre fragilité, car le Nègre devenait pressant, quand la petite troupe fait irruption dans la salle. Aussitôt les compagnons de Dorérame, tout épuisés qu’ils sont de leurs nombreuses fatigues et alourdis par le vin, veulent se défendre; le chaouch en coupe un en deux, d’un revers de sabre.—«Ton bras n’est pas desséché,» dit Ben-Dirème. Il en assomme un autre: «Ton bras n’est pas desséché,» répète le roi. En peu de temps les nègres sont mis hors de combat; le roi leur fait à tous couper la tête, sauf à Dorérame, réservé à un plus cruel supplice: il est pendu, après qu’on lui a coupé le nez, les oreilles et les parties génitales que, par un raffinement habituel aux Arabes, on lui met dans la bouche. Ben-Dirème veut savoir ce que le Nègre mangeait, pour être si ardent, si insatiable de femmes, et on lui apprend qu’il faisait sa nourriture habituelle de jaunes d’œufs frits dans la graisse et nageant dans le miel, de pain blanc, de vin vieux et musqué. Tel était le régime succulent par lequel il s’entretenait toujours en état de plaire.

Le chapitre V est relatif à ces caresses longuement détaillées auxquelles se complaisent les Orientaux et dont il y a tant d’exemples dans les Kama Sutra; les Arabes, ainsi que les Hindous, analysent tout avec une rare subtilité, et, comme ils distinguent quatorze couleurs dans l’arc-en-ciel, où nous n’en voyons que sept, de même, ce qui pour nous est un, est pour eux multiple, composé d’une infinité de phases et de gradations. «La femme,» dit le Cheikh, «est comme un fruit qui ne laisse échapper sa suavité que si tu le frottes entre tes mains. Vois le basilic: si tu ne l’échauffes entre tes doigts, il ne laisse pas exhaler ses parfums. Ne sais-tu donc pas que l’ambre, à moins d’être manipulé, garde dans ses pores l’arome qui y est contenu? Il en est de même de la femme: si tu ne l’animes par des badineries entremêlées de baisers, d’accolements de poitrines, tu n’obtiendras pas d’elle ce que tu désires. Il faut promener la bouche sur les seins, sur les joues, humer la salive, explorer partout avec activité, jusqu’à ce que tu la voies haletante, les yeux humides et la bouche entr’ouverte.»

Dans le chapitre suivant, sont décrites les postures amoureuses, au nombre de vingt-neuf; elles n’ont de particulier que leurs appellations, et encore un certain nombre de celles-ci sont-elles à peu près les nôtres. Le Cheikh avait lu les livres de l’Inde concernant cette partie de la science érotique, car il dit: «Les Hindous ont décrit dans leurs ouvrages un grand nombre de manières, mais la plupart ne donnent pas de jouissance dans leur application; elles exigent plus de peine qu’elles ne procurent de plaisir.» Notons un curieux appendice (n’est-ce pas le cas d’employer le mot?) consacré au bossu. Le Cheikh plaisante agréablement ce disgracié de la Nature:

Il ressemble à un homme qui se baisse pour éviter un coup,
Ou qui, ayant reçu le premier coup,
Se recroqueville en attendant le second...
Le bossu, absorbé dans l’œuvre du coït,
Ressemble à un vase pourvu de deux goulots.
La femme lui dit, lorsqu’il désire l’étreinte:
«Tu ne le peux, ta bosse est un obstacle;
Ce que tu as sur le dos, où le mettrai-je?»

Néanmoins il examine les diverses sortes de congrès possibles entre un bossu et une femme droite, un homme droit et une bossue, et aussi entre bossue et bossu, ce qui doit être tout à fait drôle.

Le chapitre VII, De ce qui est nuisible à l’acte de la génération, contient des prescriptions qui ne seraient pas toutes acceptées par la science médicale actuelle. Le congrès debout provoque la sciatique et des douleurs dans les articulations des genoux; le congrès la femme dessus, procure des maladies de l’épine dorsale et une orchite, si quelques gouttes du liquide vaginal coulent dans l’urèthre. Rester près d’une femme après le coït rend chauve. Se laver à l’eau froide donne des chancres. Regarder l’intérieur du vagin amène infailliblement la cécité: à ce compte, nos médecins de dispensaires seraient tous depuis longtemps aux Quinze-Vingts. Les vêtements de soie empêchent l’érection, qu’ils soient portés par l’homme ou par la femme. Besogner une vieille, c’est absorber une nourriture empoisonnée; une jeune, c’est au contraire se redonner de la vigueur. Du reste, mangez des œufs, des confitures, des plantes aromatiques, du miel, de la viande, et vous serez toujours bien disposé pour l’amour. Néanmoins, le Cheikh recommande la modération: deux fois par mois, trois au plus, c’est tout ce que l’homme le mieux portant doit se permettre. «Ne recherchez pas trop,» dit-il, «les caresses des filles aux seins gonflés.»

Ceux qui connaissent la richesse du lexique Arabe, qui a plus de cinq cents mots pour désigner le lion, et plus de mille pour désigner l’épée, s’étonneront qu’il n’en ait que trente-neuf, pas davantage, pour les parties sexuelles de l’homme, et quarante-trois pour celles de la femme. Encore cette richesse est-elle plus apparente que réelle, tous ces mots n’étant, en somme, que des épithètes auxquelles on donne la valeur d’un substantif. C’est dans le corps de l’ouvrage qu’il faut chercher les appellations un peu originales; ainsi le Cheikh dit quelque part que la vulve ressemble à la tête du lion, et, ailleurs, à l’empreinte du pied de la gazelle sur le sable du désert; il compare des lèvres rouges à une lame de sabre ensanglanté, et les seins au calice de la jacinthe: cela vaut toujours bien les «gamelles à tentation» de M. Alex. Dumas fils. Il a fait suivre ces deux chapitres (VIII et IX) d’une sorte de Clef des Songes: Voir en rêve son membre coupé, c’est très mauvais signe! voir des dents, signifie longues années; un ongle retourné: défaite; un lys: malheur imminent; une autruche: la mort; une rose fraîche: de la joie; une rose flétrie: des nouvelles mensongères; des jasmins: une déception; une marmite: la conclusion d’un marché; de la sciure de bois: une bonne nouvelle; un encrier: guérison; un turban: menace de cécité prochaine; un fusil: succès; une orange amère: calomnie; une carotte: de la tristesse; un navet: une affaire irrévocable; un verre brisé: retour à Dieu. Celui qui rêve d’une amande verra la fin de ses tourments; d’un soulier: il aura la femme qu’il désire; d’une savate: il fera la conquête d’une vieille. S’il perd son soulier, c’est signe qu’il perdra sa femme. «Je sais bien,» dit le Cheikh, «que ce n’était pas le lieu de traiter de tout cela; mais les paroles s’enchaînent les unes aux autres;» et il renvoie au Traité complet d’un certain Ben-Sirine ceux qui voudraient en savoir plus long; nous y renvoyons à notre tour les auteurs modernes de Clefs des Songes: ils y trouveront peut-être des indications précieuses.

A la suite, sans plus d’ordre méthodique, viennent de très jolies historiettes. C’est d’abord un apologue digne de la Cazzaria: les testicules se plaignent d’avoir perdu leur frère, égaré dans une profonde caverne, et le redemandent à grands cris.—«Vous ne l’aurez que mort!» répond la caverne; il revient, en effet, si pâle, si maigre, si défait, un vrai cadavre, qu’il n’est plus reconnaissable. Mais, d’une voix éteinte, il raconte qu’il a été si heureux dans cette caverne, que les testicules veulent à toute force subir le même traitement. Puis vient l’Histoire de Djoaïdi et de Fadehat el Djemal. El Djemal est une femme qui a toutes les perfections: une chair moelleuse comme le beurre frais, des lèvres comme du corail, une bouche en chaton de bague, des seins comme des grenades et des joues comme des roses. Oui, mais elle rebute Djoaïdi, et lui chante ces vers, en ricanant:

J’ai vu entre les montagnes une tente solidement plantée,
Que sa hauteur fait apparaître aux yeux de tous;
Mais le pieu qui soutenait son milieu a été arraché,
Et elle est restée comme un vase sans anse.
Ses cordes se sont détendues, et son centre
S’est affaissé, formant le creux d’un chaudron étamé.

Djoaïdi, ne pouvant deviner ce qu’elle veut dire, va consulter le savant Abou-Nouass, et lui récite cette cantilène, qu’il a retenue. Abou-Nouass y lit à livre ouvert que la femme est d’une haute taille, qu’elle est veuve et qu’elle craint de ne pas rencontrer, pour dresser sa tente, un pieu aussi solide que le premier. Reste à Djoaïdi de montrer qu’il a compris l’énigme et de faire ses preuves: il épouse Fadehat el Djemal.

Le chapitre XI aurait fait les délices de Pietro Aretino, qui, s’il l’avait connu, aurait peut-être ajouté quelques épisodes à sa Ruffiannerie. La Femme changée en chien pourrait être un de nos vieux fabliaux. Une entremetteuse est en train d’enjôler une jeune femme; passe un chien enragé, hérissé, la gueule saignante.—«Vous ne la reconnaissez pas? je la connais bien moi; c’est une telle; elle a été changée en chien pour avoir refusé de se donner à un homme qui l’aimait.» La petite ne veut pas du tout être changée en chien; elle consent à suivre l’entremetteuse, qui l’enferme chez elle, et se met en quête de celui pour le compte duquel elle opérait. Malheureusement l’amoureux n’est pas chez lui. «Bast! le premier venu profitera de l’occasion,» se dit-elle, et elle arrête un passant, qu’elle émoustille par la description des beautés d’une jeune femme qu’elle a à sa disposition. Il la suit, et elle les met aux prises; mais c’est justement le mari qui, reconnaissant sa femme, s’en va tout penaud, persuadé, par les hauts cris qu’elle jette, qu’elle a voulu éprouver sa fidélité, et qu’il est tombé dans un piège. «Appréciez d’après cela les ruses des femmes, et ce dont elles sont capables!» dit sentencieusement le Cheikh; c’est le refrain qui revient périodiquement après chaque histoire. Celle de Bahia est plaisante. Bahia (la Beauté éblouissante) a un mari, et un amant qu’elle ne peut voir, tant le mari la tient serrée. Pour passer quelques heures avec lui, elle imagine un stratagème auquel finit par se prêter un ami de son amant: il se couchera dans le lit conjugal à sa place. Rien à craindre, car le mari reste toute la nuit dehors avec son troupeau d’ânesses; seulement il rentre vers minuit et apporte une tasse de lait à sa femme. Le jeune homme n’aura qu’à la prendre et à boire, sans souffler mot; le mari n’y verra rien, vu qu’il n’allume jamais la chandelle. Les choses ainsi convenues, Bahia s’évade avec son amant, et l’ami se couche. Au milieu de la nuit, le mari vient apporter la jatte de lait; le jeune homme la prend et se met à boire, mais comme il n’est pas très rassuré, malgré l’obscurité, la jatte lui échappe des mains et se brise.—«Ah! tu as cassé le pot!» s’écrie le mari; il empoigne un gourdin et se met à rouer de coups, à tâtons, celui qu’il croit sa femme, et qui n’ose souffler, de peur de se faire reconnaître; puis il s’en va. La sœur de Bahia, aussi jolie qu’elle, qui ne sait rien de l’échange opéré, et qui a seulement entendu les coups de bâton, vient consoler la pauvrette ainsi maltraitée; le jeune homme l’attire sur sa poitrine, et elle s’étend près de lui, croyant coucher avec Bahia; détrompée bien vite, elle y reste, «et tous deux passent la nuit dans le bonheur des baisers, des étreintes et des plaisirs réciproques.»

Un autre encore de ces contes est plein d’esprit et d’originalité. Quelqu’un prétendait savoir à fond tous les stratagèmes des femmes et ne s’y laisser jamais prendre. Il commet néanmoins l’imprudence d’entrer chez une rusée commère, à l’œil plein de promesses amoureuses, qui lui fait signe, sur le pas de sa porte: le mari est absent, une savoureuse collation est préparée, qui diable y résisterait? Mais à peine s’est-il assis à table, que le mari revient. Quel fâcheux contretemps! la jolie commère fait cacher le galant dans une armoire. Le mari se met à table à sa place, non sans montrer quelque surprise de cette profusion de mets et de fruits; il en demande la raison.—«C’est que j’avais fait venir mon amant,» répond la femme.—«Ton amant? et où est-il?—A ton arrivée, je l’ai fourré dans l’armoire.» Le mari se lève.—«Il n’y a pas la clef; où est la clef?—La voici;» et il introduit la clef dans la serrure: la femme éclate de rire.—«De quoi ris-tu?—Je ris de la faiblesse de ton jugement et de ton peu de raison. O homme sans discernement! peux-tu croire que si j’avais un amant caché dans cette armoire, je te le dirais? La collation était pour toi.» Le mari, sans ouvrir, vient se rasseoir et mange.—«C’est vrai!» dit-il; vois ce qu’un homme de bon sens peut faire sans réflexion! Moi qui n’ai jamais douté de toi, je me suis levé et je suis allé à l’armoire!» Le repas achevé, il sort, et la bonne commère va délivrer le prisonnier.—«Eh bien, le connaisseur en ruses de femmes, vous doutiez-vous de celle-là?» Le pauvret avait eu une telle frayeur en entendant mettre la clef dans la serrure, qu’il en avait sali ses chausses; il n’en demande pas davantage, et déguerpit lestement. «Appréciez d’après cela les ruses des femmes,» répète le Cheikh; «elles réussiraient à faire monter un éléphant sur le dos d’une fourmi.»

Un Manuel de ce genre ne serait pas complet s’il ne contenait des recettes aphrodisiaques; contentons-nous d’en relever quelques-unes. Pour être toujours en état de satisfaire la femme la plus exigeante, il faut manger des oignons saupoudrés de gingembre, de cardamome et de cannelle; des onguents de fiel de chacal, de graisse de bosse de chameau, de cubèbe mâché avec de la graine de cardamome, de baume de Judée, de pyrèthre, gingembre, lilas et écorce de cannelier, produisent aussi des effets souverains; un composé de miel, de pyrèthre et de graines d’orties remédie à l’impuissance. Le déliement des aiguillettes est une opération très compliquée: il faut prendre du galanga, de la cannelle, de la girofle, du cachou, de la muscade, du cubèbe, une langue de passereau, du poivre Persan, du chardon de l’Inde, du cardamome, du pyrèthre, de la graine de laurier, de la fleur de giroflée, et faire cuire le tout dans du bouillon de pigeon ou de poulet. Mais restons en là de cette pharmacopée amusante; nous en avons dit assez pour donner une idée de ce curieux Livre du Cheikh, et suppléer, par une analyse, à sa rareté.

Octobre 1885.

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