Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue
XIX
LES HEURES PERDUES
D’UN CAVALIER FRANÇOIS[62]
Brantôme, entreprenant son long et mirifique Discours des Dames qui font l’amour et leurs maris cocus, craint de n’avoir jamais fini, s’il veut épuiser la matière, «car,» dit-il, «tout le papier de la Chambre des Comptes de Paris n’en sçauroit comprendre par escrit la moitié de leurs histoires, tant des hommes que des femmes.» Il déclare donc qu’il en écrira ce qu’il pourra et que, quand il n’en pourra plus, il quittera sa plume au Diable, ou à quelque bon compagnon qui la reprendra. Nous croirions volontiers que la plume du seigneur de Bourdeilles fut ramassée, non par le Diable, mais par le «Cavalier François», auteur anonyme de ces Heures perdues. Ce recueil de vingt-sept Nouvelles, toutes très piquantes et lestement troussées (la XXVIIIe et la XXIXe sont absolument apocryphes), est une suite naturelle des Dames galantes, et l’auteur mérite on ne peut mieux cette qualification de bon compagnon que Brantôme donnait à son continuateur futur. Certainement aussi il dut connaître Brantôme et vivre dans le même milieu. Avait-il eu entre les mains quelque copie manuscrite du Second Livre des Dames qui, à la rigueur, pouvait circuler dès 1605 ou 1610? C’est plus douteux, quoiqu’une de ses Nouvelles (III, l’Heure du Berger) reproduise la seconde anecdote du 1er Discours des Dames galantes.
On ne sait pas qui était ce «Cavalier François»; il n’a livré aux curieux que ses initiales: R. D. M. Quérard et Barbier, qui ont usé leur vie à déjouer les supercheries littéraires, à deviner les anonymes et les pseudonymes, sont muets sur son chapitre; Brunet a cité l’ouvrage et ses diverses éditions, sans plus amples commentaires. Charles Nodier possédait les Heures perdues dans sa célèbre bibliothèque, où il n’admettait guère que des livres précieux à quelque titre; mais la notice qu’il leur a consacrée est assez insignifiante:
«Heures perdues..., etc.; 1662. Joli exemplaire d’un recueil de Nouvelles, dont quelques-unes sont écrites et contées d’une manière fort agréable. Je m’étonne que ce volume, qui n’est pas très rare, ait échappé aux recherches de nos faiseurs de feuilletons, qui ne seraient ni fâchés, je pense, ni embarrassés d’y trouver la matière de quelque bon roman qu’ils parviendraient sans peine, je m’en rapporte à eux, à délayer en une trentaine, peut-être même en une quarantaine de chapitres. Je prends en conséquence la liberté de leur recommander ce joli recueil.»
Au lieu de se demander quel parti les romanciers pourraient bien tirer des Heures perdues, Nodier aurait mieux fait d’appliquer les ressources de son érudition à découvrir quel en est l’auteur. Un autre chercheur, Viollet-le-Duc, n’a pas été plus heureux. «Ce petit livre», dit-il, «est attribué par quelques biographes à Gayot de Pitaval, infatigable compilateur auquel on doit la Bibliothèque des gens de Cour, l’Esprit des conversations agréables et autres ouvrages de même sorte. Ce qui a causé cette erreur, c’est qu’en effet beaucoup des contes des Heures perdues ont été répétés par Gayot de Pitaval, qui en a volé bien d’autres; mais les Heures perdues sont imprimées en 1616 et Gayot de Pitaval n’est né qu’en 1673. La préface des Heures perdues, adressée: A la belle que j’aime mieux, ni que mon cœur ni que mes yeux, est signée R. D. M. Les contes sont nouveaux et assez piquants.» (Bibliographie des chansons, etc., p. 150). Viollet-le-Duc s’est mépris: ce que l’on attribue à Gayot de Pitaval, ce ne sont pas les Heures perdues d’un Cavalier François, ce sont les Heures perdues et divertissantes du Chevalier de R*** (Rior), Amsterdam, 1716, petit in-12, dont il paraît être réellement l’auteur, et s’il en a répété les contes autre part, il n’a fait que reprendre son bien. Ce recueil d’anas est postérieur d’un siècle entier au recueil de Nouvelles qui nous occupe. Charles Nodier et Viollet-le-Duc ne connaissaient de celui-ci que la réimpression de 1662, mais la première édition, dont nous donnons le titre en fac-simile, est de 1616; Brunet en cite même une de 1615, qui est douteuse, du moins n’avons-nous pu nous la procurer. Les Heures perdues d’un Cavalier François ont été réimprimées à Lyon, Cl. Larjot, 1620, in-12; à Rouen, Jean Berthelin, 1629, petit in-12. L’édition de Paris, 1662, in-12, Jean Dehoury ou Estienne Maucroy, offre cette particularité qu’elle a deux Nouvelles de plus que les précédentes, ce qui la fait considérer comme seule complète; c’est une supercherie de libraire. L’auteur, mort et enterré depuis longtemps à cette date, selon toute apparence, ne songeait guère à augmenter son recueil. Nous les avons mises en appendice, comme manquant d’authenticité; elles ne sont, du reste, nullement dans le ton des autres.
Rien de tout cela ne nous dit quel pouvait être ce «Cavalier François». Les bibliographes ont trouvé la clef des anagrammes et des pseudonymes les plus rébarbatifs; ainsi nous lisions dernièrement dans un catalogue: L’Anti-Hermaphrodite, etc., par J. P. D. B. C. D. P. G. P. D. M. L. M. D. F. E. X.; eh bien, cet alphabet plus que complet a été déchiffré sans la moindre difficulté. Cette kyrielle de majuscules signifie: par Jonas Petit de Bertigny, ci-devant prévôt général provincial de Messieurs les Maréchaux de France en Xaintonge; et les trois petites initiales R. D. M., qui désignent un Raoul de Montdragon, ou un René de Maltravers quelconque, n’ont pas trouvé leur Œdipe! La plupart des conteurs anonymes se trahissent par quelque endroit; les personnages qu’ils mettent en scène sous de faux noms finissent par être devinés; le retour fréquent de certaines particularités de temps et de lieux, les faits historiques, les circonstances connues auxquelles ils font allusion, permettent souvent de percer le voile. Mais le «Cavalier François» n’a aucune de ces échappées. On dirait que c’est chez lui parti pris, qu’il l’a fait exprès. Jamais il ne conte une aventure qui lui soit personnelle, jamais il ne précise assez la physionomie des personnages pour qu’on les reconnaisse avec certitude. Cependant, on peut rapprocher quelques indices qui mettront sur une bonne voie les Quérards de l’avenir.
L’époque à laquelle il prit la plume et rédigea ses Nouvelles peut être approximativement fixée aux dernières années du XVIe siècle. Dans la Xe, il parle des «travaux de ceste dernière guerre finie par la valeur extrême de ce généreux monarque Henry le Grand»; les débris de la Ligue, sous Mayenne et sous Joyeuse, firent leur soumission en 1596. Dans la XIXe, il fait mention du siège d’Amiens, puis rapporte à Philippe II une vieille anecdote Espagnole, qui se trouve racontée autrement dans le Moyen de parvenir; les termes dont il se sert: «le feu Roy Dom Philippes, dernier mort», font voir que ce monarque était récemment trépassé, et sa mort eut lieu en 1598. Cependant la XVIIIe qui commence ainsi: «Du règne du Roy Henry le Grand», autorise à croire qu’il a pu en écrire quelques-unes postérieurement à 1610, au moment de livrer le recueil à l’impression.
Les connaissances anatomiques dont il fait parade en un sujet très délicat (IV, Le Pucelage recousu), lorsqu’il énumère la série des ravages commis en certaine région, «la dame du milieu retirée, les barres froissées, la barbole abattue, le ponnant débiffé, le guillocquel fendu, le guillemard eslargi, le halleron desmis», feraient de prime abord soupçonner un Médecin, caché sous ce masque de Cavalier, mais tout le reste sent trop son capitaine pour que cette supposition soit plausible[63]. La plupart de ses métaphores sont empruntées à l’art militaire, et chez lui ce langage coule de source. Ici, c’est un cavalier qui fait tant de rondes par nuit; là, un autre qui se dépite de n’avoir pas son pistolet chargé. L’amour est toute une stratégie: engager l’escarmouche, mettre l’épée à la main, reconnaître la forteresse, faire les approches, dresser les machines, pointer les pièces, envoyer des volées de canon, franchir la contrescarpe, combler le fossé, passer le retranchement, allumer la mèche, bouter le feu à la mine, se loger dans la place. Il emprunte aussi d’assez jolies figures à la marine: tendre les voiles, les cordages et le grand mât, entrer dans le havre, mouiller l’ancre. Mais ce qui dénote surtout le gentilhomme, c’est le mépris qu’il a pour les petites gens et les mésalliances. Il fait honte à ces nobles «qui apparient leurs filles en des familles plus basses, voire des plus viles, estant certain qu’il y aye du bien: n’important pas mesme que les races soient tarées, pourveu que la tare soit couverte avec force pistoles»; ailleurs, il considère le sort malheureux de ceux qui se rendent, par mariage, serfs de personnes indignes de les approcher, et les prévient que le meilleur marché qu’ils auront de ces sortes d’unions, c’est de «porter le panache».
Ce «Cavalier François» était donc un bon gentilhomme, nourri dans le métier des armes et très fier de sa noblesse. Il devait avoir quelque charge à la Cour; la plupart des Contes qu’il rapporte se passent «en ceste ville de Paris», en une des rues ou bien en un des principaux logis «de ceste ville de Paris», et il parle continuellement de telle ou telle dame de «ceste Cour», de tel ou tel Prince dont il sait les aventures galantes. Peut-être était-il attaché, comme Brantôme, à Marguerite de Navarre, première femme de Henri IV. «Je cognois», dit-il, «une Princesse qui a tousjours esté tenue pour le plus bel esprit de son temps, la plus libérale qui aye régné devant elle; car tout son soing a esté et est encore d’employer tous ses biens à donner à ceux qui simpatisent le plus à son humeur... L’amour, le plus souvent, se plaisoit fort à sa compagnie.» Cela convient très bien à Marguerite. Dans cette hypothèse, le souvenir qu’un peu plus loin un de ses gentilshommes rappelle à la Princesse: «Ce que la fortune et le malheur vous avoit fait perdre par la mort d’une personne que vous aimiez...», se rapporterait à la Môle; enfin, la suite du conte (la Princesse fait coucher avec sa dame d’honneur ce gentilhomme, qui n’y pensoit pas précisément) est tout à fait dans l’humeur de la Reine Margot. Les fureteurs, qui ont exploré tous les coins et recoins des Mémoires du temps, nous diront peut-être aussi le nom de cette dame de la Cour, dont les galanteries étaient célèbres sous Charles IX, qui avait quatre filles, aussi faciles que jolies, et dont la maison était une Académie amoureuse où allaient le Roi, les Princes et les plus grands seigneurs. Cette dame possédait un château en Touraine et en faisait, dans la belle saison, le rendez-vous «des plus galants et des mieux frisés de la Cour»; notre Cavalier en était assurément, et connaissait la maison par le menu, car il a consacré deux de ses Nouvelles (la IVe, Le Pucelage recousu, et la VIe, La Bonne Mère) à cette dame et à ses filles, «trois desquelles», dit-il, «furent mariées en des meilleures maisons du royaume, dans lesquelles elles n’entrèrent pas si neufves, qu’elles ne fussent capables d’enseigner leurs marys en ce qui despendoit de l’art qu’elles avoient appris sous l’aisle de leur mère». C’est peut-être encore la même dont la fille aînée, «en un canton de la Touraine», se fait donner l’Enseignement complet (Nouvelle X).
En dehors de ces personnalités, trop vaguement accusées pour qu’on en tire des déductions précises, et d’une certaine antipathie à l’encontre des gens de robe, auxquels il consacre huit ou dix contes, toujours pour en faire des maris ridicules, nous ne trouvons plus rien à signaler dans ces Heures perdues, sauf un rapprochement que tout le monde fera entre un passage de la XIe Nouvelle (L’Artifice amoureux) et quelques vers des Femmes savantes. «Anciennement», dit notre auteur, «les filles estoient nourries si grossièrement, que la pluspart ne sçavoient ny lire ny escrire, et ne vouloient leurs parens que leur jugement fust capable d’autre chose, que de sçavoir discerner le pourpoint d’avec les chausses de leurs maris.» C’est ce que dit, dans les mêmes termes, le bonhomme Chrysale:
Molière avait-il lu ces Nouvelles? Cela ne nous étonnerait aucunement. Leurs quatre éditions, peut-être cinq, de 1615 à 1662, montrent qu’elles eurent une certaine vogue, dont profitèrent d’Ouville, qui intitula son recueil: Contes aux heures perdues du sr D’Ouville, et plus tard encore les Heures perdues du chevalier de Rior. D’Ouville est plus connu que le «Cavalier François». Cela tient à ce qu’il a beaucoup imité et que les annotateurs, toujours heureux d’étaler leur érudition, le citent cent fois à propos de tous les larcins qu’il a faits à Pogge, à Quevedo, à Solorzano, à ser Giovanni, à Strapparola, à Bandello, à Des Periers, aux conteurs de tous les temps et de tous les pays. Le Cavalier François n’a copié personne; il a tiré ses contes de son propre fonds, car si en deux ou trois endroits il se rencontre avec Brantôme et l’auteur du Moyen de parvenir, son récit même montre qu’il ne les a pas lus, mais qu’il recueille l’anecdote aux mêmes sources qu’eux, pour l’arranger à sa manière. Ses contes ont de l’originalité, de la nouveauté; tant pis pour lui: les annotateurs ne pourront le citer à l’occasion d’Ésope, de l’Hitopadesa, d’Abstemius, et il restera ignoré. Du moins le dernier éditeur de d’Ouville, M. P. Ristelhuber, aurait-il pu le mentionner au bas de la XLIIe Nouvelle de son Élite des Contes, pour laquelle il n’indique aucune source et que d’Ouville a copiée honteusement, mot pour mot, dans les Heures perdues (VII, De la raison pertinente qu’une belle Dame donna de la cause du cocuage); le plagiaire en a tout pris, jusqu’au titre, sans rien déguiser. L’excuse de M. P. Ristelhuber, c’est qu’il ignorait, comme tout le monde, ce Cavalier François, dont nul n’a parlé, et que nous tirons de l’oubli injuste où il dort depuis plus de deux siècles.
Février 1881.