Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue
XLII
L’HECATELEGIUM
DE
PACIFICO MASSIMI[136]
Pacificus Maximus n’est pas un inconnu pour ceux qui ont lu le Manuel d’Érotologie classique de Forberg: l’érudit Allemand en a cité quelques morceaux de choix, très propres à donner une haute idée du poète d’Ascoli. Forberg, toutefois, ne semble pas avoir eu entre les mains l’Hecatelegium complet; il a emprunté ses extraits au recueil des Quinque illustrium poetarum de Mercier de Saint-Léger[137] et il s’y réfère continuellement. Le chef-d’œuvre de Pacificus Maximus est, en effet, très rare, si rare que ce serait peine perdue de le demander en librairie; pour le réimprimer et le traduire, nous avons dû en prendre copie sur l’unique exemplaire qu’en possède la Bibliothèque Nationale, et qu’elle a acquis au prix de douze cents francs.
Dans l’Hecatelegium, tout n’est pas de la force de ces quelques pièces qui font l’ornement du Manuel d’Érotologie; on peut en dire ce que Martial disait trop modestement de ses Épigrammes:
Sunt bona, sunt quædam mediocria, sunt mala plura;
avec cette différence toutefois que le médiocre l’emporte sur le bon et le mauvais. Le mérite du recueil consiste un peu dans son insigne rareté, un peu dans sa Latinité, qui est élégante, beaucoup dans l’étrangeté des sujets que l’auteur aime à prendre pour thèmes de ses développements poétiques. Les humanistes donneront volontiers une place dans leur bibliothèque à ce curieux produit de la verve désordonnée de la Renaissance.
La vie de Pacificus Maximus ou, pour lui restituer son nom véritable, Pacifico Massimi, est assez peu connue. Quoique issu d’une opulente famille d’Ascoli, il semble avoir mené une vie errante et misérable, celle d’un bohème de lettres, ayant tâté de tous les métiers sans trouver dans aucun la fortune. Son père, Giovanni de’Massimi, était à Ascoli, vers 1390, le chef de la faction Guelfe. Chassé une première fois de la ville, avec ses principaux adhérents, il y était rentré de vive force et, après avoir fait exiler ou tuer tous les Gibelins, avait reconquis sa situation première. Pacifico nous a conté lui-même comment, dans une autre sédition, Giovanni avait été forcé de s’enfuir une seconde fois, heureux de s’échapper par une fenêtre à l’aide d’une corde, pendant que les Gibelins défonçaient les portes à coups de hache et mettaient le feu à la maison (Hecatelegium, II, VIII). C’est en parlant de sa naissance que le poète nous fait part de ces détails, sa mère, qui était enceinte, ayant accouché de lui en pleins champs durant cette nuit tragique. Quelques pas plus loin, son grand-père, Marino, qui s’était assez inconsidérément enfui sur un âne poussif, avait été dévoré par les loups. Giovanni de’Massimi recouvra pourtant encore une fois toute sa puissance, car il fut, postérieurement à ces événements, créé gouverneur d’Ascoli par le Souverain Pontife, reconnaissant de son attachement à la cause du Saint-Siège.
Ce fut à Campli, petite ville des Abruzzes peu distante d’Ascoli, que Pacifico passa, dans l’exil de ses parents, ses premières années; aussi, au lieu du titre de poeta Asculanus qu’il se donne en tête de chaque livre de l’Hecatelegium, a-t-il pris quelquefois, ou lui a-t-on donné celui de poeta Camplensis, qui figure sur le titre de ses deux livres de Triomphes dédiés à Braccio Baglioni[138], poèmes Latins publiés pour la première fois par Gio-Battista Vermiglioli (Poesie inedite di Pacifico Massimi Ascolano in lode di Braccio II Baglioni, capitano de’ Fiorentini e generale di S. Chiesa; Pérouse, 1818, in-4o). Il aimait du reste Campli, cet asile de sa jeunesse, et il a chanté dans ses vers l’agglomération des trois bourgades dont s’est formée la ville érigée plus tard en évêché par Clément VII:
Dans la biographie Latine (Vita Pacifici Maximi ex Atheneo Asculano deprompta) qui précède une édition expurgée de quelques-unes des œuvres de notre poète[139], on rapporte qu’aussitôt qu’il fut en âge d’apprendre, son père, remis en possession de ses biens et revenu à Ascoli, lui donna d’excellents précepteurs et que, doué de l’intelligence la plus vive, le jeune homme en profita pour parcourir rapidement tout le cycle des études: Grammaire, Rhétorique, Philosophie, Mathématiques et même Astronomie ou Astrologie (scientia sideralis). Plus tard, il acquit une grande réputation dans la science du Droit et fut compté parmi les jurisconsultes les plus habiles de son temps; c’est surtout comme poète qu’il mérite d’être considéré, et, dit le biographe, «on le réputerait le meilleur de tous, dans l’élégie, s’il n’eût souillé ses vers de honteuses amours: non qu’il fût aucunement lascif, mais pour que ses poésies fussent du goût de la plupart des hommes, qui sont loin d’être bons, et pour qu’ils daignassent les lire. Aussi, à la fin de son ouvrage, a-t-il demandé pardon de ces impuretés à la Sainte Vierge, mère de Dieu.» On en croira ce qu’on voudra, Pacifico ayant, en effet, maintes fois déclaré dans l’Hecatelegium que si ses vers sonnaient mal aux chastes oreilles, ses mœurs étaient irréprochables, et aussi souvent affirmé qu’il pratiquait cyniquement les vices les plus infâmes, et qu’il avait depuis longtemps rejeté toute pudeur.
Né en 1400, il mourut centenaire à Fano en 1500, et on est assez embarrassé de savoir comment il remplit une si longue existence. Du riche patrimoine de ses aïeux, il ne lui était rien resté; son père, d’après la biographie Latine que nous citions plus haut, avait fini par périr d’une façon tragique, assassiné par Francesco de Carrara, qui s’était emparé d’Ascoli pour les Gibelins: le fait est douteux, au moins pour ce qui regarde Francesco de Carrara, étranglé à Venise par l’ordre du Sénat, en 1404, le père de Pacifico ayant assez vécu, ainsi que cela résulte de cette même biographie et de divers passages de l’Hecatelegium, pour que son fils fût en âge d’avoir des précepteurs. Quoi qu’il en soit, la ruine de la famille des Massimi, vers le milieu du XVe siècle, est indubitable. Le poète ne cesse de se lamenter sur sa misère; lui, dont autrefois les immenses domaines étaient labourés par un millier de bœufs, il avoue n’avoir plus un pouce de terre où la grêle puisse tomber. Une requête adressée par lui au roi de Naples, Ferdinand d’Aragon (Hecat., V, IX), nous montre que, dans les premières années du règne de ce monarque, car il l’appelle nova gloria regum, c’est-à-dire vers 1458, Pacifico était de nouveau exilé d’Ascoli par la faction rivale et dépouillé de ses biens; il demande à Ferdinand de le réintégrer dans les domaines qu’il lui a confisqués pour en faire don à un intrus. A cette époque, Pacifico avait perdu non seulement son père et sa mère, mais sa femme, avec laquelle il faisait assez mauvais ménage, si l’on en juge par les furieuses invectives dont il l’a accablée (Hecat., I, V), et les trois enfants issus de son mariage, un fils, Ippolito, dont il a déploré la perte en termes touchants, et deux filles:
C’est ce dernier point surtout qui lui tient à cœur. Il était orphelin, veuf et sans enfants, mais du moins il était riche, et il se plaît à rappeler que partout l’or reluisait sous ses lambris. La requête n’opéra nul effet, car il n’a cessé de se plaindre et de parler de ses vêtements en loques dont riaient les gamins: Pueri mea pallia rident! dit-il (III, VIII).
A cette époque, c’est-à-dire en 1459, il vivait à Pérouse au Collège Grégorien de la Sapienza Vecchia, probablement en qualité de professeur de Droit ou de Belles-Lettres; Gio-Battista Vermiglioli lui donne le titre d’étudiant, mais il avait barbe grise et approchait de la soixantaine. Ce qui est certain, c’est qu’il prit part à une sédition armée des étudiants de l’Université, ainsi qu’il l’a raconté dans deux épîtres en vers, adressées à Cosme de Médicis, que Vermiglioli a publiées pages 281 et 282 des Memorie di Jacopo Antiquari. Le tumulte fut apaisé par Braccio Baglioni, lieutenant du Saint-Siège à Pérouse, avec lequel Pacifico contracta une étroite amitié. Il a chanté ce vaillant condottiere, qui lui offrit une princière hospitalité, dans ses Triomphes, publiés également par Vermiglioli (Poesie inedite di P. Massimi, 1818), composition poétique en deux livres dont le premier est consacré aux vertus civiles, le second aux vertus guerrières de Braccio Baglioni, et dans la Draconide, en trois chants, où il retrace les origines fabuleuses des armoiries de cette famille.
Il fut aussi l’hôte de Sixte IV, qui l’hébergea dans la Villa Farnèse, dont il a décrit les splendeurs (Hecat., IV, III), et il n’a pas ménagé les louanges au pontife, dans la cinquième élégie du même livre, pour les embellissements dont il avait doté Rome: le Ponte-Sisto, la Via-Lata, les rues boueuses changées en larges avenues, etc. C’est toutefois bien à tort qu’il le félicite d’avoir dignement restauré les monuments antiques, car on accuse avec raison Sixte IV de s’être servi d’eux comme de simples carrières de marbre pour en tirer ses constructions nouvelles. M. Müntz (Les Arts à la cour des Papes pendant le XVe et le XVIe siècles) a reproduit un poème d’Aurelio Prandolini, De laudibus Sixti Quarti, pour montrer quel avait été l’enthousiasme des contemporains en voyant s’édifier cette Rome nouvelle sur les ruines de l’ancienne; il aurait pu citer aussi les pièces V et VI du quatrième livre de l’Hecatelegium.
Au milieu de ces splendeurs et malgré une hospitalité dont il finissait par se dégoûter sans doute, Pacifico n’en restait pas moins misérable. Il écrit à son ami Bictinicus (IV, IV), qu’à moins d’être un empoisonneur[140], un maquereau ou un filou, il est impossible de vivre à son aise à Rome. Et cependant Dieu sait s’il était homme de ressources! Il lui énumère tous les métiers dont il était capable:
il se vante encore d’être bon cuisinier, de savoir tricher au jeu comme pas un, d’avoir, en un mot, autant de tours de gibecière que Panurge, et il ne parvient pas à gagner sa pauvre vie! Qu’il fût quelque peu médecin, nous en avons la preuve dans diverses pièces de l’Hecatelegium, notamment III, VIII, où il demande à Alphonse d’Aragon, roi de Naples, à suivre ses camps pour guérir les blessés, et V, X, où il prétend avoir en sa possession une eau merveilleuse pour rappeler à la vie les soldats les plus mortellement atteints: c’était peut-être l’eau d’arquebuse, dont la recette est arrivée jusqu’à nous. Mais son métier le plus lucratif fut encore celui de précepteur, sans doute dans quelques-unes de ces familles princières, les Baglioni et les Salviati, où il était si bienvenu. On ne saurait trop admirer, étant donné l’homme, les excellents préceptes de morale et de vertu qu’il inculquait à ses élèves. Nous en avons au moins deux exemples, la huitième élégie du livre VII, Ad Antonium, et la troisième du livre X, Ad Franciscam, où il rappelle à cette jeune femme le temps où il l’éduquait, sous l’égide de sa sainte mère,
Nous qui connaissons l’Hecatelegium, publié par lui vers la fin de sa longue existence, en 1489, nous le voyons mal dans ce rôle de magister. D’autant plus qu’avant même qu’il ne les imprimât, ses vers licencieux n’étaient pas ignorés; aussi répondait-il à l’un de ses protecteurs, Braccio Baglioni, qui les lui reprochait, par cette distinction subtile de l’homme et de l’œuvre, dont il est question plus haut. A celui-là, qui peut-être lui donnait son fils ou sa fille à instruire, il ne disait pas qu’il avait depuis longtemps rejeté toute pudeur; il réclamait pour le poète le privilège de rester complètement étranger, comme homme, aux thèmes qu’il a choisis comme écrivain; ainsi Virgile a écrit les Géorgiques sans jamais avoir fait paître de troupeaux ni tenu en main un manche de charrue, et chanté les guerres de l’Énéide sans jamais avoir renversé de murailles:
Ceux qui se contentaient de ces raisons oratoires étaient des gens faciles à satisfaire.
Sixte IV et Braccio Baglioni ne furent pas ses seuls protecteurs: il jouit aussi de la faveur de Nicolas V et de Pie II, de Laurent de Médicis, du roi de Hongrie Mathias Corvin, d’Alphonse et de Ferdinand d’Aragon, rois de Naples. Ces derniers le comblèrent, sinon de biens, du moins d’honneurs, lui décernèrent en grande pompe la couronne poétique, et Alphonse le créa chevalier, ce qui ne s’accordait, dit le biographe, qu’aux gens de haute naissance et d’un mérite insigne. On ignore quelles circonstances ou quel emploi l’avaient fait venir à Fano, où il mourut. Quelques années auparavant, sa détresse était telle, qu’il songeait, comme l’Arétin, à aller demander asile au Grand-Turc, à Constantinople: cette pensée commune à deux hommes dont l’existence et les œuvres offrent plus d’un point de ressemblance n’est-elle pas singulière?
Au cours de cette longue vie si accidentée et de ces alternatives d’opulence et de misère, Pacifico Massimi a trouvé moyen d’écrire un grand nombre d’ouvrages, qui d’ailleurs sont à peu près oubliés aujourd’hui. Il s’est exercé dans les genres les plus divers, avec un faible prononcé, en dehors de la poésie, pour les récréations mathématiques. On a de lui un calendrier perpétuel qu’il avait dressé pour Jacopo Salviati, et il résolvait à l’aide de cercles concentriques pourvus de numéros, ou de chiffres marqués sur les phalanges des doigts, toutes les difficultés de construction du pentamètre et de l’hexamètre. Ces figures, reproduites dans l’édition expurgée de ses Carmina (Parme, 1691) ornaient un opuscule qu’il avait fait imprimer à Florence en 1485, contenant un Poème Latin en l’honneur de Giovanni Fatale Salvaglio, un Discours en prose prononcé par le poète dans le Sénat de Lucques à l’occasion d’une distribution de bannières, un Traité intitulé De componendo hexametro et pentametro, adressé à Jacopo Salviati, ainsi que l’explication donnée au même du calendrier de son invention. La première édition de l’Hecatelegium est de 1489; l’auteur de la biographie Latine dont nous avons parlé (Vita Pacifici Maximi ex Atheneo Asculano deprompta) dit en avoir vu une seconde, dont il ne précise pas la date, imprimée à Bologne et en tête de laquelle se trouvait le portrait de Pacifico, très vieux, la tête ceinte du laurier poétique. Il en fut fait une troisième à Fano (1506, per Hieronymum Soncinum); elle contient à la suite, outre les diverses pièces mentionnées plus haut, deux grands poèmes où Pacifico, délaissant ses anciens errements, se fait le champion de la chasteté, de la pudicité: In laudem Lucretiæ libri duo; In laudem Virginiæ libri duo. L’édition de Parme, 1691, contient également tous ces divers ouvrages, mais l’Hecatelegium y est, comme nous l’avons dit, expurgé des pièces licencieuses. On doit encore au fécond écrivain: De bello Spartasio libri sex; De bello Cyri regis libri septem; De bello Syllæ et Marii libri duo; Grammatica de regimine verborum Græcorum, soluta et vincta oratione conscripta, ad Hippolytum filium, qui furent imprimés à Fano, per Hieronymum Soncinum, partie en 1500 et partie en 1506. Quelques-unes de ses œuvres ont dû rester manuscrites et ignorées. Gio-Battista Vermiglioli a remis de lui en lumière les deux livres des Triomphes et la Draconide, parce que ces poèmes intéressaient la mémoire de Braccio Baglioni, à qui cet érudit a consacré une savante étude, plus quarante-deux épigrammes, adressées également à Braccio, et qui faisaient partie d’un recueil manuscrit plus copieux, mais dont il n’a pas voulu reproduire les pièces libres. On porte encore à son avoir divers traités philosophiques: De Sapientia libri septem; De Castitate libri octo; De Moderatione animi; De Bono; De Fato; De Anima libri novem; De Divina Providentia libri decem, parce que, dans l’hendécasyllabe qui précède le VIIe livre de l’Hecatelegium, il dit en être l’auteur; mais c’est prendre trop au sérieux une plaisanterie du poète.
De tous ces ouvrages, c’est, en somme, l’Hecatelegium qui survivra; Pacifico Massimi se place, grâce à ce recueil, à la tête des poètes érotiques les plus audacieux. Le cynisme de certaines pièces n’a été dépassé par personne, pas même par Baffo; d’autres, parmi les élégies amoureuses, sont gracieuses ou spirituelles. Nul, à notre connaissance, n’a encore fait la remarque qu’une centaine d’années avant Francesco Berni, qui a donné son nom au genre Bernesque, Pacifico avait inventé ce genre, et même l’avait du premier coup porté à sa perfection: De Palmera (III, III), Expiscatio (III, IX), Venatio (X, VIII) sont de petits chefs-d’œuvre, comparables à ce que Berni, Molza et Giovanni della Casa ont fait de mieux, le Pesche, la Ficheide, le Forno, etc.; l’équivoque badine y est si finement déduite, à l’aide de sous-entendus si adroits, que les reviseurs de l’édition expurgée n’y ont rien aperçu, à moins qu’ils aient fait semblant de ne rien voir, ce qui est encore possible. Une autre pièce, In hypocritam (V, I), est encore bien remarquable par la quantité de mots à double sens dont elle est pleine: l’édition expurgée ne l’a pas rejetée davantage. Les poètes du XVIe siècle ont excellé dans ce genre plaisant: à Pacifico revient le mérite de leur avoir montré l’exemple, et dans une langue qui se prête moins facilement que l’Italien à l’équivoque.
Décembre 1885.