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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XIII
LES RAGIONAMENTI
OU DIALOGUES DE P. ARETINO[47]


L

Le Pornodidascalus du grave professeur Allemand Gaspard Barth, est comme on le sait, ou comme on ne le sait pas, la traduction Latine de l’un des célèbres Ragionamenti de Pietro Aretino: le troisième Dialogue de la première Partie. C’est un livre bien intéressant, quoique le Latin, composé, non sur le texte original, mais sur une version ou imitation Espagnole, ne puisse naturellement laisser apercevoir que par à peu près, à travers un double voile, les mérites de l’ouvrage primitif. Ce Dialogue, qui traite de la Vie des Courtisanes, a toujours passé pour le plus curieux, sans que l’on sache au juste pourquoi, car les qualités qu’on lui trouve, les cinq autres Journées des Ragionamenti les ont absolument au même degré: c’est dans toutes la même verve endiablée, la même malignité d’observation et cette abondance de piquants détails, d’expressions pittoresques, de comparaisons singulières, cette extraordinaire variété de types pris sur le vif, de scènes caractéristiques, cette profusion de mots spirituels et de saillies d’une gaieté irrésistible, qui mettraient l’Arétin au rang des premiers écrivains et des meilleurs auteurs comiques, n’était sa mauvaise renommée.

Un jour que nous achevions la lecture du Pornodidascalus, l’envie nous prit de marcher sur les traces de Barth, de compléter son œuvre dans la même langue que lui, et de faire pour la Vie des Religieuses, la Vie des femmes mariées, l’Éducation de la Pippa, les Roueries des hommes et la Ruffianerie ce que le savant philologue avait fait pour la seule Vie des Courtisanes. Mais à mesure que nous avancions dans ce travail de Bénédictin, nous acquérions la certitude que le Diable n’est pas aussi noir qu’on veut bien le peindre; que ce qui nuit à l’Arétin, c’est moins ce qu’il est réellement, que ce qu’on le suppose être, d’après une multitude d’ordures éditées sous son nom; et nous remîmes l’ouvrage sur le métier, bien décidé à donner purement et simplement une traduction Française des six Journées. Cependant, pour ne pas tout perdre de cette version Latine qui nous avait donné beaucoup de mal, nous en avons laissé subsister çà et là quelques bribes, un mot, un lambeau de phrase, parfois une phrase entière, selon l’occurrence, selon que la langue de Pétrone nous semblait plus apte que celle de Bossuet à rendre avec précision la pensée de l’auteur, à mieux exprimer certaines délicatesses, certaines particularités.

De quelque façon que l’on s’y prenne, et tout en usant avec lui des ressources de deux idiomes, l’Arétin n’est pas des plus aisés à traduire: il a, comme Rabelais, son émule, trop d’originalité pour n’être pas souvent obscur; mais l’Elzevier de Leyde ou d’Amsterdam qui le réimprima en 1660 donne aux Lecteurs deux excellents conseils, dont nous avons fait notre profit comme traducteur. Le premier, c’est d’user de patience, à l’égard des endroits difficiles, et de bien réfléchir dessus, jusqu’à ce qu’on les ait compris; le second, c’est de posséder un bon Dictionnaire et de s’en servir. L’Arétin, pas plus que nul autre auteur, ne résiste à l’emploi de ces deux judicieuses recettes. Nous ne nous flattons point cependant de n’avoir pas laissé échapper quelque finesse trop déliée, quelque allusion trop lointaine. «Ces dialogues sont d’une telle difficulté,» dit leur éditeur, «que bien peu de gens, même parmi les Italiens de nation, en saisissent le sens, ce qui m’a décidé de placer en marge quelques notes, afin d’élucider les passages les plus obscurs et de donner la vraie signification des vocables les moins usités.» Ces notes marginales sont malheureusement de peu de valeur et n’éclaircissent pas grand’chose; elles manquent, comme la plupart de celles des commentateurs, aux endroits où on les désirerait le plus. Ce que nous retiendrons encore de la préface de cette édition, c’est l’appréciation suivante: «L’Arétin avait un tel talent pour traiter avec la plus exquise élégance n’importe quel sujet, qu’il en reçut le surnom de Divin; et, entre tous ses écrits, les plus dignes d’admiration et d’estime sont ses Capricieux et plaisants Ragionamenti. Capricieux[48], ils le sont, en vérité, et de façon que l’on s’étonne qu’un esprit de cette trempe se soit amusé à traiter de semblables sujets; mais ils sont encore plus plaisants, et si comiques, qu’il n’est pas possible de les lire sans se retenir d’éclater de rire et d’admirer.»

Ces éloges paraîtront sans doute bien hyperboliques à ceux qui ne connaissent l’Arétin que par ces opuscules sans goût, sans esprit et sans style, publiés sous son nom depuis deux ou trois cents ans. Mais quoi! si l’Arétin était le cynique et mauvais écrivain que l’on suppose d’après ces œuvres apocryphes, sans prendre la peine de le juger sur les siennes propres, Gaspard Barth, en le traduisant «pour l’édification de la jeunesse Allemande,» ne l’appellerait pas «l’éminemment ingénieux et presque incomparable démonstrateur des vertus et des vices: ingeniosissimus et fere incomparabilis virtutum et vitiorum demonstrator;» tous ses contemporains ne l’eussent pas choyé, adulé à l’envi; des Rois, des Doges, des Cardinaux, des Princes, des grands seigneurs ne se seraient pas évertués à le combler de cadeaux; l’austère Michel-Ange n’aurait pas été son correspondant assidu; le Titien ne se serait pas laissé appeler par lui «mon compère», ni traiter si longtemps en hôte et commensal dans son splendide palais de Venise; il n’aurait pas fait dix fois son portrait ni chanté de si bon cœur Magnificat à sa table, en mangeant ses perdrix; un Pape ne se serait pas occupé de marier l’une de ses sœurs, un Médicis d’élever ses neveux; un autre Médicis, le chevaleresque Jean des Bandes noires, n’aurait pas tenu à l’avoir à son lit de mort, pour expirer entre ses bras; enfin l’Arioste, arrivé au bout de son long poème et feignant de voir, du haut du navire qui le ramène au port, tous ses amis rassemblés, pour lui faire fête, sur le rivage, n’aurait pas placé l’Arétin au milieu d’eux parmi les plus hautes illustrations de l’époque, et il ne s’écrierait pas avec joie en l’apercevant:

«..... Ecco il Flagello
De Principi, il divin Pietro Aretino!»
(Roland furieux, ch. XLVI, st. 14.)

Octobre 1879.

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