Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue
XXVII
LA
TARIFFA DELLE PUTTANE
DI VENEGIA[92]
La présente réimpression de la Tariffa delle Puttane di Venegia[93] a été faite d’après une copie que Tricotel, l’érudit bien connu, mort il y a quelques années, avait obtenu de prendre sur nous ne savons quel exemplaire, et, sans cette copie, il nous aurait été probablement impossible de faire figurer dans notre Collection un ouvrage de si haute curiosité. Nous ne connaissons de la Tariffa delle Puttane que les deux exemplaires signalés par Brunet, l’un comme ayant été acquis 3 liv., 13 shel., 6 den. à la vente Heber, prix exceptionnellement bas, et le second qui parut successivement aux ventes Nodier (395 fr.) et Libri (355 fr.). L’espoir d’en jamais rencontrer un troisième était donc à peu près nul, et force nous eût été d’en faire notre deuil, si le manuscrit de Tricotel n’avait passé entre les mains de l’Éditeur.
M. Deschamps a consacré quelques lignes à la Tariffa delle Puttane dans le Supplément au Manuel du Libraire. «Ce livret rarissime,» dit-il, «est exécuté incontestablement avec les types de Zoppino de Venise; ce sont les mêmes caractères ronds qui ont servi à l’exécution des Satire d’Ariosto publiées la même année (1535) par cet imprimeur. Passano (I Novellieri Italiani in verso, p. 144-148) parle en détail de cet opuscule que l’on a sans raison plausible porté à l’actif d’Aretino, mais qu’on peut attribuer sans hésitation à Lorenzo Veniero, l’auteur de la Zaffetta.» Cependant, la Tariffa delle Puttane n’est probablement pas de 1535, et certainement pas de Lorenzo Veniero. Elle est postérieure à la Zaffetta, à laquelle il est fait allusion en deux ou trois passages, et on peut lire dans l’Avertissement placé en tête de la traduction récemment parue de ce petit poème[94], les raisons qui portent à croire que la Zaffetta n’a été écrite qu’après la Seconde Partie des Ragionamenti, c’est-à-dire après 1536. L’auteur n’est pas non plus Lorenzo Veniero, puisqu’il l’invoque, avec l’Aretino, comme étant le poète qui avant lui a le plus disertement parlé des Courtisanes; il s’écrie:
et un peu plus loin, à propos de la Zaffetta:
Veniero aurait pu, à la vérité, s’invoquer ainsi lui-même pour donner le change et faire supposer un autre auteur; mais l’âpreté avec laquelle il revendique, au début de la Zaffetta, la paternité de la Puttana errante, traitant de grosses bêtes et de maroufles ceux qui croyaient ce poème d’un autre que de lui, montre assez qu’il n’était pas d’humeur à se déguiser si bien et à renier ses œuvres.
Une seule chose pourrait faire croire à l’antériorité de la Tariffa: l’Aretino semble la citer dans la Première Journée de la Seconde Partie des Ragionamenti. La Nanna, catéchisant sa fille, lui dit: «Mets-toi à causer du Turc, qui doit venir, du Pape, qui n’est pas encore crevé, de l’Empereur, qui fait des choses miraculeuses, du Roland furieux et du Tarif des Courtisanes de Venise, que j’aurais dû mettre en tête.» Ce doit être une allusion à une autre composition plus ancienne, en prose ou en vers, portant à peu près le même titre que le poème, et qui ne nous est point parvenue; on a, du reste, beaucoup d’exemples de semblables rajeunissements.
Septembre 1883.