Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue
XXII
MANUEL
D’ÉROTOLOGIE CLASSIQUE
PAR FRÉD.-CH. FORBERG[72]
L’éminent auteur de ce livre n’a pas beaucoup fait parler de lui; son nom est quelquefois cité, dans les Manuels et les Catalogues, à propos de l’Hermaphroditus d’Antonio Beccadelli, surnommé le Panormitain, qu’il a édité: Brunet, Charles Nodier, la Bibliographie des ouvrages relatifs aux femmes, à l’amour et au mariage, le mentionnent à cette occasion; la liste de ses ouvrages se trouve d’autre part dans l’Index locupletissimus librorum ou Bücher-Lexicon de Christian-Gottlob Kayser (Leipzig, 1834). Mais, sauf l’Allgemeine Deutsche Biographie, que la Commission historique de l’Académie de Munich a commencé à publier en 1878 et qui lui a consacré une courte Notice, tous les Dictionnaires ou Recueils de Biographie ancienne et moderne sont muets à son égard; le Conversations-Lexicon et l’immense Encyclopédie de Ersch et Gruber n’ont pas une ligne pour lui: chez nous, Michaud, Didot, Bachelet et Dezobry, Bouillet, Vapereau, ignorent complètement son existence. Il vaut pourtant bien la peine qu’on en dise un mot ou deux.
Friedrich-Karl Forberg, né en 1770 à Meuselwitz (Duché de Saxe-Altenbourg), mort en 1848 à Hildburghausen, était un adepte et un collaborateur de Fichte; il s’occupa aussi d’exégèse religieuse, et fut surtout un philologue, un humaniste érudit et curieux. Il suivit d’abord la carrière universitaire; privat-docent en 1792, professeur-adjoint de Philosophie à la Faculté d’Iéna (1793), il fut nommé, en 1796, co-recteur à Saalfeld. Sa thèse inaugurale: Dissertatio inauguralis de æsthetica transcendentali, porte la date de 1792 (Iéna, in-8o); il la fit suivre d’un Traité des bases et des règles du libre-arbitre, en Allemand (Iéna, 1795, in-8o) et d’un Fragment tiré de mes papiers, en Allemand (1795). De 1796 à 1800, il contribua pour une large part à la défense des doctrines de Fichte dans les Journaux, les Revues, notamment le Magasin philosophique de Schmid, et dans diverses feuilles fondées par Fichte lui-même. Il publia en outre: Animadversiones in loca selecta Novi Testamenti (Saalfeld, 1798, in-4o); Apologie pour son prétendu athéisme, en Allemand (Gotha, 1799, in-8o); Des devoirs des Savants, en Allemand (Gotha, 1801, in-8o), etc.
La seconde partie de sa carrière semble avoir été uniquement consacrée aux lettres. En 1807, il fut nommé conservateur de la Bibliothèque aulique, à Cobourg, et, philosophe désabusé, se voua décidément au culte de l’antiquité Latine et Grecque. Antérieurement déjà ses goûts s’étaient manifestés par de jolies éditions qu’il avait données de petits poètes érotiques Latins; elles forment une collection de six ou huit volumes tous imprimés en format in-16, avec des encadrements rouges, qu’il est fort difficile de se procurer. La découverte qu’il fit, dans la Bibliothèque de Cobourg, d’un manuscrit de l’Hermaphroditus du Panormitain, offrant des leçons et variantes précieuses, lui suggéra l’idée d’en donner une édition définitive, avec de copieux commentaires. Cet Hermaphroditus, ainsi intitulé «parce que», dit La Monnoye, «toutes les ordures touchant l’un et l’autre sexe font la matière du volume,» est un recueil d’épigrammes Latines farcies de centons de Virgile, d’Ovide, de Martial, où la mémoire a beaucoup plus de part que l’imagination et qui ne nous a jamais semblé avoir une grande valeur littéraire; mais les mésaventures du livre, autrefois brûlé, en manuscrit, sur les places publiques de Bologne, de Ferrare et de Milan, les anathèmes dont l’ont poursuivi quelques savants, la faveur que lui ont au contraire accordée certains autres, heureux sans doute du plaisir que peuvent causer de vieilles réminiscences, lui a valu une sorte de réputation. L’abbé Mercier de Saint-Léger l’édita le premier, à Paris, en compagnie de quatre autres poètes du même genre: Ramusius de Rimini, Pacificus Maximus, Jovianus Pontanus et Jean Second[73]. Mais Forberg, tout en appréciant le travail et surtout l’audace de l’érudit Français, y trouvait beaucoup à reprendre: les Épigrammes du Panormitain ne portaient pas de numéros, ce qui rendait les citations difficiles; un grand nombre de leçons étaient fautives, et, grâce à son manuscrit, il pouvait les corriger; enfin, Mercier de Saint-Léger avait négligé de faire de son auteur un commentaire perpétuel, de l’éclairer au moyen de notes et de rapprochements, alors que, de l’avis de Forberg, un tel livre exigeait des notes par dizaines et par centaines, que chaque vers, chaque hémistiche, chaque mot offrait matière à des réflexions philosophiques, à des rapprochements d’un grand intérêt. Il reprit donc l’œuvre et se mit à colliger curieusement tout ce que les Anciens avaient pu écrire sur les matières scabreuses dont traite l’Hermaphroditus; mais, arrivé au bout de sa tâche, il s’aperçut que son Commentaire submergerait le livre, qu’à peine pourrait-il en donner un vers toutes les deux ou trois pages, le reste étant pris par ses Notes, et que ce serait un chaos à ne plus s’y reconnaître. Faisant de son travail deux parts, il laissa la moindre au bas de l’Hermaphroditus, réduit à n’être accompagné que des éclaircissements les plus indispensables, et de la seconde, de sa plus copieuse moisson de recherches érudites, il composa un traité spécial qu’il fit imprimer à la suite, sous le titre d’Apophoreta, ou Second service, ce traité ne devant être, dans son intention, qu’une sorte de dessert après le repas substantiel fourni par le poète Latin du XVe siècle. Le tout forme un volume très recherché des amateurs: Antonii Panormitæ Hermaphroditus; primus in Germania edidit et Apophoreta adjecit Frid. Carol. Forbergius. Coburgi, sumtibus Meuseliorum, 1824, in-8o[74].
Le bon Forberg se trompait, par trop de modestie: le vrai repas substantiel, nourrissant, savoureux, c’est le sien, celui qu’il a tiré de son propre fonds, de son inépuisable mémoire et de la connaissance étonnante qu’il avait, jusque dans leurs infiniment petits détails, des auteurs Grecs et Latins. En réimprimant cet excellent travail, qui méritait assurément d’être traduit, nous lui avons donné un autre titre qui lui convient beaucoup mieux, celui de Manuel d’Érotologie classique. Par le charme, l’abondance, la variété des citations, c’est une précieuse Anthologie érotique; par la classification méthodique des matières, Forberg en a fait un ouvrage didactique, un véritable Manuel. Sa préoccupation première avait été de rassembler, chez les Grecs et les Latins, le plus grand nombre des traits épars qui pouvaient servir de point de comparaison avec les Épigrammes de Beccadelli; en possession de tant de richesses, il a été amené à y introduire de l’ordre, à ranger les uns près des autres les textes similaires, et il s’est arrêté à une division en huit chapitres, répondant à autant de manifestations spéciales de la fantaisie amoureuse ou de ses dépravations. Dans chaque classe, il a encore trouvé à faire des subdivisions, comme le sujet le requérait, à noter des particularités, des individualités, et le contraste entre cet appareil scientifique et les facétieuses matières soumises aux lois rigoureuses de la déduction, de la démonstration, n’est pas ce qu’il y a de moins plaisant. Un grave savant d’outre-Rhin était peut-être seul capable d’avoir l’idée de classer ainsi par catégories, groupes, espèces, variétés, genres et sous-genres toutes les sortes connues de voluptés naturelles et extra-naturelles, d’après les auteurs les plus dignes de foi. Mais Forberg a poursuivi encore un autre but. Au cours de ses recherches, il avait remarqué combien les annotateurs et les interprètes sont en général sobres d’éclaircissements aux endroits qui en demanderaient davantage, les uns par une fausse retenue et de peur de se montrer trop savants, les autres par ignorance; combien aussi se sont trompés et ont commis d’insignes bévues, faute d’entendre la langue érotique et d’en saisir les nuances infinies. Le savant humaniste a précisément fait porter ses plus décisives observations sur ces endroits difficiles et obscurs des anciens poètes, sur ces locutions d’une ambiguité voulue, qui ont mis à la torture les critiques et fait se fourvoyer les plus doctes. Ce qu’il a compulsé d’auteurs, tant Grecs que Latins, Français, Allemands, Anglais, Hollandais, pour établir son exacte et judicieuse classification, monte à un chiffre formidable; on trouve dans le Manuel d’Érotologie quelque chose comme cinq cents passages, empruntés à plus de cent cinquante ouvrages différents, tous contrôlés, expliqués, commentés, et, le plus souvent, de ténébreux qu’ils étaient, rendus la lucidité même par leur simple rapprochement. Avec Forberg pour guide, nul ne risque plus désormais de s’égarer, de croire, comme M. Leconte de Lisle, que cette femme dont Horace dit qu’elle ne change ni de costume ni de lieu, peccatve superne, «n’a pas failli outre mesure»; il s’agit bien de cela! ou de traduire, comme M. Nisard dans Suétone: illudere capiti alicujus, par: «attenter à la vie de quelqu’un».
Philosophe, Forberg a traité ces délicates matières en philosophe, c’est-à-dire d’une façon toute spéculative, en homme bien détaché des choses d’ici-bas et particulièrement des lubricités qu’il s’était donné la tâche de soumettre à un examen si attentif. Il déclare n’en rien savoir par lui-même, n’avoir jamais songé à s’en rendre compte expérimentalement, et n’en connaître que ce qu’en disent les livres. Sa candeur est à l’abri de tout soupçon. Elle ne lui a toutefois pas épargné les censures; mais, comme il a réplique à tout et des autorités pour tout, il y avait répondu d’avance par ce mot de Juste-Lipse, à qui l’on reprochait de se délecter aux turpitudes de Pétrone: «Les vins, quand on les pose sur la table, surexcitent l’ivrogne et laissent fort calme l’homme sobre; de même, ces sortes de lectures échauffent peut-être une imagination déjà dépravée, mais elles ne font aucune impression sur un esprit chaste et tempérant.»
Octobre 1882.