Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue
XXXIII
LIBER SADICUS[109]
L’Édition originale de la fameuse Justine ou les malheurs de la Vertu, du marquis de Sade, est en quelque sorte un livre inconnu des lecteurs de la génération actuelle. L’auteur l’a désavouée, prétendant, selon l’usage, qu’un ami infidèle lui avait dérobé son manuscrit et n’en avait publié qu’un extrait tout à fait misérable, indigne de celui dont l’énergique crayon avait dessiné la vraie Justine. Il s’abusait étrangement. Ce prétendu extrait est au contraire l’œuvre capitale du trop célèbre monomane, et les remaniements qu’il lui a fait subir par la suite l’ont complètement gâtée. Il faut une intrépidité à toute épreuve pour affronter la lecture de la Justine en quatre volumes, suivie de la Juliette en six autres, que réimpriment à foison les officines de la Belgique, et, si l’on s’y essaye, l’ennui et l’écœurement ont bien vite raison de la volonté la plus tenace. Le cas, ici, est tout différent. Dans les deux tomes, de médiocre grosseur, dont se compose l’édition originale, nous tenons la première conception de l’écrivain, telle qu’il l’avait formulée avant que, le succès venant à l’enhardir, il n’entreprît de surenchérir encore sur ses excentricités; nous tenons le livre dont le retentissement fut si grand, de 1791 à 1795, celui que les Révolutionnaires ne dédaignèrent pas de feuilleter, et qui, devenu très rare, est absolument oublié aujourd’hui.
L’analyse qui en a été donnée dans la Curiosité littéraire et bibliographique (1re Série, 1880) nous dispense d’en faire ici une appréciation détaillée; nous y renvoyons le Lecteur.
Il nous suffira de dire que cette Justine primitive, au rebours de la longue divagation qui en a été postérieurement tirée, non seulement est lisible, mais se laisse lire avec intérêt. C’est un document. Le système que l’auteur y présente comme une intuition d’homme de génie, une vérité fondamentale restée inaperçue jusqu’alors et qu’il lui a été donné de révéler au monde, à savoir que la vraie volupté, la volupté complète, doit avoir pour condiment les cris de souffrance des victimes livrées à d’épouvantables tortures, est un système monstrueux; sa démonstration d’ailleurs est illogique, car les peintures de Justine sont plus propres à donner le cauchemar qu’à provoquer des ardeurs érotiques: mais il y a dans ce bizarre amalgame, dans ce chaos de ténébreuses imaginations et de criminelles folies, un curieux sujet d’étude pour le lettré, le philosophe. Les dissertations morales, politiques, religieuses, sociales et autres, qui servent d’intermèdes aux scènes de débauche et aux supplices, montrent que le marquis de Sade n’était pas qu’un monomane enragé de luxure: il avait beaucoup lu, et, ce qui surprendra, quelque peu médité. Il n’est pas que l’écho des D’Holbach et des La Mettrie, dont il s’inspire évidemment: il a des idées à lui, et quelquefois des idées neuves. Qui s’attendrait, par exemple, à trouver en germe, dans un livre tel que Justine, les doctrines de Darwin sur l’évolution des espèces et la sélection par la lutte pour la vie? Telle était l’extraordinaire fermentation des esprits, à l’aurore de la Révolution, qu’on en rencontre des témoignages jusque dans les documents où on ne songerait certes pas à les chercher.
Mai 1884.