Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue
XVIII
LES NOUVELLES
DE FIRENZUOLA[56]
Firenzuola est plus qu’un conteur agréable: c’est un maître écrivain, qui met un style plein de nerf au service d’une imagination naturellement voluptueuse, et dont les peintures sont d’un coloris plein de vivacité. On l’a loué de ne pas s’en être tenu à la langue telle que l’avaient faite Dante, Boccace, Pétrarque, et d’avoir enrichi la sienne d’une foule de locutions pittoresques puisées aux sources vives, c’est-à-dire empruntées au parler populaire: à Florence comme à Paris, on entend plus de tropes un jour de marché qu’en plusieurs centaines de séances Académiques. Son œuvre, peu considérable, se compose d’un recueil d’Apologues orientaux intitulé: Discorsi degli Animali; des Ragionamenti d’Amore; de deux Discours sur les beautés des Femmes; de deux comédies, La Trinuzia et I Lucidi; d’une traduction de l’Ane d’or, d’Apulée; de Poésies, parmi lesquelles figurent des Capitoli d’une touche légère, et de quelques opuscules. L’un d’eux, Expulsion des lettres nouvelles inutilement introduites dans la langue Toscane, est dirigé contre le Trissino, qui voulait augmenter l’alphabet de certaines lettres parasites, entre autres de l’oméga. Deux au moins de ces ouvrages ont été anciennement traduits en notre langue et paraissent avoir joui de quelque notoriété; les Discorsi degli Animali l’ont été une première fois par Gabriel Cottier, sous ce titre: Plaisant et facétieux Discours des Animaux, avec une histoire non moins véritable que plaisante advenue puis n’a guières en la ville de Florence, Lyon, 1556, in-16, et une seconde fois par Pierre de Larivey; ils font partie d’un traité intitulé: Deux livres de Philosophie fabuleuse, Lyon, 1579, in-16. Brantôme[57] connaissait les Discorsi delle bellezze delle Donne, au moins dans la traduction suivante: Discours de la Beauté des Dames, prins de l’Italien du seigneur Ange Firenzuole, par J. Pallet, Saintongeois, Paris, 1578, in-8o. L’Ane d’or offre cette particularité singulière que Firenzuola, se substituant au Lucius d’Apulée, s’est approprié non seulement les inventions de l’auteur, mais les mésaventures du héros, qu’il prend pour son compte personnel, ce qui lui donne l’occasion de nous retracer, au début, un peu de sa biographie et la généalogie en règle de toute sa famille. Paul-Louis Courier, un fin connaisseur en ces matières, estimait fort cette traduction pour sa saveur légèrement archaïque. «Sans reproduire,» dit-il, «les phrases obscures, les termes oubliés de Fra Jacopone ou du Cavalcanti, Firenzuola emprunte du vieux Toscan une foule d’expressions naïves et charmantes, et sa version, où l’on peut dire que sont amassées toutes les fleurs de cet admirable langage, est, au sentiment de bien des gens, ce qu’il y a de plus achevé en prose Italienne.»
Les Ragionamenti d’Amore se recommandent par les mêmes agréments du style et, de plus, les Nouvelles auxquelles ils servent de cadre sont autant de petits chefs-d’œuvre de narration badine et de finesse spirituelle. C’est évidemment sa création la plus vivante, celle qui lui assure le plus de chance d’être connu et goûté hors de l’Italie. Cependant, ils n’ont jamais été traduits en Français, peut-être à cause de leur titre, qui ne promet pas grand intérêt, peut-être à cause des fadeurs alambiquées du préambule, qui laisse assez peu soupçonner combien l’auteur va déployer ensuite de hardiesse et de fantaisie. A l’imitation de Boccace, mais avec bien moins de charme, Firenzuola suppose qu’une société de jeunes dames et de galants cavaliers se trouve réunie dans une agréable villa; ils passent le temps en longues causeries qui rappellent, par leur objet, les abstractions quintessenciées des cours d’Amour, et, sur la fin de la journée, ayant choisi une Reine, comme dans le Décaméron, ils se font à tour de rôle de joyeux récits où, par un piquant contraste, la Vénus céleste, si mystiquement exaltée durant les préliminaires, est sacrifiée sans la moindre hésitation à la Vénus terrestre. Peut-être est-ce une tournure symbolique adoptée par l’auteur pour nous faire comprendre que l’amour pur et idéal, excellent en paroles, dans la conversation, n’a plus aucun cours dans la vie réelle.
Si ingénieux que soit ce cadre, il n’a pas assez d’originalité pour que nous soyons forcé d’en tenir grand compte; nous avons donc négligé les discussions métaphysiques du commencement des Ragionamenti et traduit seulement les Nouvelles qui en forment la conclusion. Nous donnerons une idée suffisante de l’ensemble en disant que la scène est à Pozzolatico, près de Florence, dans le décor obligé de ces sortes de compositions semi-allégoriques: jardins en terrasse, fontaines jaillissantes, bocages ombreux, ruisseaux murmurants, prairies émaillées de fleurs, et que les interlocuteurs sont au nombre de six, trois gentilshommes: Celso, Folchetto, Selvaggio, et trois dames: Costanza Amaretta, Fioretta, Bianca. Celso, c’est Firenzuola lui-même; il a pris ce pseudonyme en maints autres de ses ouvrages; sous les noms de Fioretta et de Bianca, il paraît avoir désigné sa sœur et sa belle-sœur; sous celui de Folchetto, mari de Bianca, son propre frère, Girolamo Firenzuola. Quant à Costanza Amaretta, qui est prise pour Reine, c’était une Florentine de haute naissance, de grand esprit, que Firenzuola aimait d’amour tendre et qui mourut jeune, dans tout l’éclat de sa beauté. Il conserva pour elle une sorte de culte et, dans son Epistola in lode delle Donne, adressée au savant Siennois Claudio Tolomei, après l’avoir mise pour les talents et la grâce sur le même rang que les plus illustres dont fasse mention l’histoire ancienne ou l’histoire moderne, Sapho, Aspasie, Cornélie, Calpurnia, Sempronia, la marquise de Pescaire, etc., il la compare, pour les vertus, à la Diotime de Platon, à Sainte Monique, mère de Saint Augustin. Mais, malgré l’auréole de chasteté dont il entoure pieusement sa figure, il ne laisse pas de lui faire écouter de la bonne oreille une suite de récits dont les principaux traits ne dépareraient ni le Moyen de parvenir, ni les Dames galantes de notre Brantôme.
On s’est demandé s’il était bien vrai, comme d’anciens titres le portent, que l’auteur de ces contes libres et de Capitoli qui ne le sont guère moins, eût jamais porté l’habit de Bénédictin. Tiraboschi en a douté sérieusement, par la raison convaincante que si Firenzuola eût été Moine, il aurait su imposer à son imagination une plus grande retenue. L’argument est plaisant; c’est comme si l’on disait que Rabelais n’a pas dû être curé de Meudon, puisqu’il a écrit Gargantua et Pantagruel. Firenzuola vécut et mourut Bénédictin. A la vérité, le chanoine Moreni a découvert dans le Bullarium Archiepiscopale de Florence un bref de Clément VII, à la date de 1526, annulant ses vœux monastiques, sous le prétexte que sa vêture et sa profession n’avaient pas été selon les règles; mais un autre acte bien postérieur, passé à Prato en 1539, nous montre «le Rév. Dom Angelus Florentiola, usufruitier et administrateur perpétuel de l’Abbaye San-Salvator de Vaiano, de l’ordre de Vallombreuse,» constituer pour procureur du Couvent Girolamo Firenzuola, son frère. Il était donc toujours resté attaché à l’ordre, en dépit de ce bref d’annulation, qu’on ne sait comment expliquer. D’ailleurs, les Ragionamenti lui sont antérieurs; Firenzuola, qui n’a rien imprimé de son vivant, les dédiait en 1525 à la marquise de Camerino, et, bien mieux, il en avait lu la première Journée, la seule qu’il ait achevée, à Clément VII, qui s’en était montré fort satisfait. On possède à cet égard le propre témoignage de l’auteur: «Je veux,» dit-il dans une seconde Dédicace aux vertueuses dames de Prato, «je veux et je puis me vanter de ce que la judicieuse oreille de Clément septième, dont aucune plume, si bonne fût-elle, ne pourrait assez dire les louanges, en présence des plus grands esprits de l’Italie, resta grande ouverte nombre d’heures à écouter le son de ma propre voix, pendant que je lui faisais lecture du Discacciamento[58] et de la première Journée de ces Ragionamenti, que je venais de dédier à l’illustrissime signora Caterina Cibo, très honorable duchesse de Camerino.»
Ce souvenir lui rappelait le moment de sa plus haute faveur à la Cour pontificale. Touchons quelques mots de sa biographie. Il était né à Florence, en 1493, d’une famille originaire de Firenzuola, petit bourg situé au pied des Alpes, entre Florence et Bologne, dont ses ascendants avaient pris le nom. Son bisaïeul et son grand-père occupaient des charges importantes dans la maison des Médicis; son père, Sebastiano Firenzuola, successivement juge et notaire public, remplit les fonctions de chancelier préposé à l’élection des magistrats de la ville. Sa mère était fille d’Alessandro Braccesi, estimable érudit, auteur d’une bonne traduction d’Appien, qui fut de plus premier secrétaire de la République sous les grands-ducs Laurent et Pierre de Médicis, et qui mourut à Rome, ambassadeur de Florence près d’Alexandre VI; Firenzuola lui fit élever un mausolée dans la basilique du couvent de Sainte-Praxède, dont il fut un moment Abbé. Destiné par sa famille aux charges ecclésiastiques, il alla étudier le droit canon à Sienne, puis à Pérouse, où il connut le fameux Pierre Arétin et noua avec lui des relations durables. Ces études lui répugnaient; il se plaint quelque part d’y avoir consumé à grand’peine et sans aucun plaisir la plus grande partie de sa jeunesse. Il parvint néanmoins au grade de docteur et se rendit aussitôt, vers 1516, à Rome, où il fut attaché à la Curie. Sous le pontificat de Clément VII, divers documents retrouvés par ses biographes le montrent chargé de défendre un certain nombre de causes, en qualité de procurateur, et revêtu en même temps des titres d’abbé de Sainte-Praxède et de Sainte-Marie-l’Hermite, de Spolète. Quoiqu’il n’eût rien fait imprimer, ses ouvrages manuscrits étaient assez répandus pour lui procurer une légitime notoriété; c’était en outre un homme d’humeur joviale, estimé pour l’aménité de son caractère. «Vous qui répandez l’allégresse dans les âmes de ceux qui vous pratiquent familièrement,» lui écrivait l’Arétin, «souvenez-vous que je vous ai connu écolier à Pérouse, citoyen à Florence, prélat à Rome»[59]. Dans une autre lettre, il lui rappelle ses bons offices auprès du Pape. «J’ai encore mémoire», dit-il, «du grand plaisir qu’éprouva le Pape Clément, le soir que je le déterminai à lire ce que vous veniez de composer sur les Omégas du Trissino. Ce fut ce qui décida Sa Sainteté, en même temps que monseigneur Bembo, à vouloir vous connaître personnellement»[60]. On a vu plus haut Firenzuola lire au Pape non seulement sa spirituelle diatribe contre le Trissino, mais la première Journée des Ragionamenti; les Papes d’alors écoutaient des contes badins, assistaient aux représentations de la Mandragore, de Machiavel, ou de la Calandra, du Cardinal de Bibiena, et riaient comme de simples mortels.
La mort de Clément VII, en 1534, le dégoût que causaient à Firenzuola ses fonctions juridiques et surtout une fièvre pernicieuse, la fameuse fièvre des Marais Pontins, qui rend parfois le séjour de Rome très dangereux, lui firent abandonner la Curie. Il obtint l’abbaye de Vaiano, près de Crémone, mais séjourna surtout soit à Florence, soit à Prato, et essaya de rétablir, dans un air plus salubre, sa santé ruinée. La fièvre fut longtemps à déguerpir; sept années entières elle le travailla, après l’avoir réduit à l’état de squelette:
Bref, il ne s’en débarrassa que grâce à la décoction de gaïac, le «saint bois» si célèbre au XVIe siècle pour ses vertus curatives; Firenzuola reconnaissant en a célébré les louanges dans un de ses meilleurs Capitoli, In lode del legno santo, auquel appartiennent les stances qui précèdent. Toutefois, sa mort, arrivée en 1544 ou 1545, suivit de près le rétablissement de sa santé; du moins eut-il, comme ce malade dont parlait un médecin facétieux, la consolation de mourir guéri. Il avait commis l’imprudence de retourner à Rome, et il fut enterré près de son père, dans l’église de son ancienne Abbaye de Sainte-Praxède.
Cette longue maladie est cause sans doute que les Ragionamenti d’Amore, son œuvre capitale, restèrent inachevés. Ils furent publiés tels quels, avec quelques autres de ses ouvrages, par les soins de son frère Girolamo, sous le titre suivant: Prose di M. Agnolo Firenzuola, Florentino; in Fiorenza, appresso Lorenzo Torrentino, impressor ducale, 1552, in-8o. A la première Journée, composée des Entretiens préliminaires et de six Nouvelles, Firenzuola comptait en ajouter cinq, ordonnées sur le même plan. On retrouva plus tard dans ses papiers quatre autres Nouvelles, matériaux préparés d’avance pour une des Journées subséquentes; elles portent dans notre traduction les nos V, VI, VII et VIII. Nous les donnons toutes les dix, dans l’ordre adopté par les anciens éditeurs[61], qui modifièrent l’arrangement de Firenzuola pour faire entrer les dix récits dans le cadre d’une seule Journée. Tels qu’ils sont, ces contes plaisent par leur libre allure, leur ton enjoué, la perfection achevée de leur style, beaucoup plus que par les dissertations oiseuses et les conversations qui leur servent de transition ou d’entrée en matière; ils font vivement regretter que l’auteur n’ait pu en écrire davantage.
Janvier 1881.