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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XL
LE COUVENT HOSPITALIER
CONTE
D’ALOYSE CYNTHIO DEGLI FABRITII[129]


A

A diverses reprises nous avons été sollicité de réimprimer et de traduire, comme l’une des plus notables curiosités Italiennes du XVIe siècle, l’Origine delli volgari Proverbii, d’Aloyse Cynthio degli Fabritii. La rareté de ce recueil de Nouvelles en vers (Vinegia, Bern. et Matth. Vitali, 1527, in-folio), est, en effet, bien connue des amateurs; les dix ou douze exemplaires qui en existent actuellement sont si recherchés, qu’on les suit un à un dans les ventes, où ils n’apparaissent qu’à de longs intervalles, et toujours cotés à de très hauts prix: on en trouvera le détail dans le Manuel du Libraire et dans le Catalogue de Libri (1847, nos 1498-99). Nous ne voulons pas nier que cet écrivain fantaisiste ne soit plein de bonnes qualités, qu’il n’ait des inventions d’une originalité plaisante et que, malgré un penchant déplorable à la prolixité, aux digressions historiques et surtout mythologiques, il ne soit souvent fort amusant. Malheureusement, son recueil se compose de quarante-cinq Nouvelles, toutes divisées méthodiquement en trois Chants, et d’une étendue chacune de sept cents à mille ou douze cents vers: au total quarante mille vers environ, à peu de chose près ce que renferme l’Orlando Furioso, sauf que son style n’a pas toujours le charme et n’a jamais la limpidité de celui de l’Arioste. Degli Fabritii se moque sans façon de la syntaxe comme de la grammaire, et le Florentin ne lui suffisant pas pour dire tout ce qu’il veut dire, il y mêle du Vénitien, du Lombard, tous les patois de la Péninsule; il se sert de locutions tombées depuis longtemps en désuétude, ou qui n’ont peut-être jamais été usitées, et ne dédaigne même pas l’argot: un Italien aurait déjà quelque peine à démêler un écheveau si embrouillé. Ajoutez à ces difficultés d’interprétation celles de la simple lecture: le texte unique de 1527 fourmille de fautes typographiques qui, jointes au manque de ponctuation et de capitales où il en faudrait, car il en offre partout où il n’en faudrait pas, le rendent souvent tout à fait inintelligible. Nous attendrons pour le traduire, si tant est que nous le traduisions jamais, que les Italiens en aient donné une édition correcte, enrichie de quelques Notes qui en faciliteraient l’intelligence aux pauvres étrangers.

Pour satisfaire la curiosité des amateurs, nous nous contenterons donc aujourd’hui de leur présenter l’une des Nouvelles de l’Origine delli volgari Proverbi, la seconde: Ogni scusa e buona, pur che la vaglia, à laquelle nous avons donné un autre titre: Le Couvent hospitalier, qui en exprime mieux le sujet. Ce n’est pas la plus mauvaise, ce n’est peut-être pas non plus la meilleure: nous l’avons prise à peu près au hasard. Pour le texte, nous l’avons reproduit tel quel, avec ses bizarreries d’orthographe et de ponctuation, comme un fac-similé: il n’en donnera que mieux au Lecteur l’idée du livre; pour la traduction, nous avons fait de notre mieux, sans nous flatter d’avoir toujours compris.

Cynthio degli Fabritii, comme beaucoup de conteurs, n’a guère d’imagination que dans les détails, et il traite le plus souvent des sujets vingt fois rebattus. Il a surtout beaucoup emprunté à Antonio Cornazano qui, dans ses deux recueils, l’un Italien, l’autre Latin: Proverbii in facetie, et Proverbiorum opus, avait eu bien avant lui l’idée d’assigner à un certain nombre d’adages populaires une origine plaisante. Au reste, voici les titres des quarante-cinq proverbes mis en œuvre par degli Fabritii; nous y joignons pour quelques-uns l’indication sommaire du sujet et des sources.

  • I. La Invidia non morite mai: c’est un de nos vieux fabliaux, rajeuni tout récemment encore par Lemercier de Neuville et Champfleury, sous le titre de Bonhomme Misère. Batacchi avait aussi traité ce thème dans la Vita e morte del prete Ulivo.
  • II. Ogni scusa e buona, pur che la vaglia: Le Couvent hospitalier.
  • III. Lettere non danno Senno: Apologue où les rôles sont joués par des animaux, le lion, le renard, le singe.
  • IV. Chi non si puo distender si ritragga: Débat entre le sexe masculin et le sexe féminin.
  • V. Alli Cani magri van le Mosche: Même sujet que dans le Faiseur de Papes (XIVe des Cent Nouvelles nouvelles); traité par Masuccio, Malespini et La Fontaine.
  • VI. Futuro caret; imité de Cornazano (Proverbiorum opus, II).
  • VII. Chi di Gatta nasce Sorge piglia: «Qui naît de chatte prend la souris»; la moralité du conte est que les mauvais penchants sont innés.
  • VIII. La va da Tristo a Cattivo; imitée de Cornazano (Proverbiorum opus, IV), où le Proverbe est intitulé: La va da Fiorentino a Bergamasco.
  • IX. Ogni cosa ee por lo Meglio: Bizarres aventures d’un pêcheur dont la barque sombre et qui visite l’empire de Neptune.
  • X. Altri han le Noci, et io ho la voce: imité en partie de Cornazano (Proverbiorum opus, X), et de Boccace (Journée VII, Nouv. IX).
  • XI. Tu guardi l’altrui Busca, et non vedi il tuo Travo: imité de Pogge (Facéties, CLXXV: De paupere qui navicula victum quærebat).
  • XII. Dove chel Diavolo non puo metter lo capo gli mette la coda: vieux fabliau qui est dans le recueil de Méon (tome II): D’un moyne qui contrefist l’ymage du Diable; degli Fabritii l’a connu par Cornazano (Proverbiorum opus, V).
  • XIII. Le fatto il becco all’Occha. On trouve le même conte dans le Pecorone de Ser Giovanni; mais au lieu d’une oie mécanique, dans laquelle se cache l’amoureux, c’est un aigle.
  • XIV. Per fina li Orbi sene accorgerieno: Imité de Cornazano (Proverbiorum opus, VIII).
  • XV. Chi Pecora si fa, lo Lupo la mangia.
  • XVI. Chi non ha Ventura non vada a pescar; ce conte a quelque ressemblance avec la Pêche de l’anneau, dans les Cent Nouvelles nouvelles, III.
  • XVII. Si crede Biasio: imité de Cornazano (Proverbiorum opus, VII).
  • XVIII. Non mi curo de Pompe, pur che sia ben vestita; imité de Cornazano (Proverbii in facetie, VI).
  • XIX. Chi fa le fatti suoi non s’imbrata le Man; encore imité de Cornazano (ibid., VII).
  • XX. Passato el tempo che Berta filava.
  • XXI. Meglio ee tardi che non mai; emprunté en partie à Boccace (Décaméron, II, V); les aventures d’Andreuccio de Pérouse remplissent les deux premiers Chants. On trouve le même Proverbe dans Cornazano (Proverbii in facetie, IX), mais expliqué par une tout autre histoire.
  • XXII. A chi ha Ventura poco Senno basta; imité de Masuccio, Ire Journée, II.
  • XXIII. Non ee piu tempo di dar fen ad Ocche; imité en partie du Décaméron, II, X.
  • XXIV. Alli signali si conoscono le balle.
  • XXV. Tu vai cercando Maria per Ravenna; les deux premiers Chants, empruntés à Boccace (Décaméron, IX, VI), paraphrasent longuement le conte du Berceau; le troisième a quelque ressemblance avec la IIe Nouvelle de Firenzuola.
  • XXVI. Chi vuol Amici assai ne provi pochi.
  • XXVII. La offerto le arme al Tempio; c’est le vieux fabliau des Culottes du Cordelier, sujet aussi traité par Pogge (Facéties, CXXXII) et par l’abbé Casti: Le brache di San Griffone.
  • XXVIII. Chi cosi vuole cosi si habbia; imité de Cornazano (Proverbii in facetie, II), mais degli Fabritii a fait du héros un Moine, à la place d’un gentilhomme.
  • XXIX. Prima si muta il pelo che si cambia il Vezzo; Pogge (Facéties, CXCV, l’Abcès au doigt) a fourni la plus grande partie de ce conte.
  • XXX. Chi troppo vuole da rabbia more; histoire d’une reine très exigeante, d’un évêque, d’un barbier et d’une bague enchantée qui, mise au doigt de l’évêque, le rend bien malade, et, reprise par le barbier, fait crier grâce à la reine.
  • XXXI. La le va dietro qual la Matta al fuso; le même sujet est traité dans un ancien conte Italien: Novella della figliuola del mercatante, che si fuggi la primera sera del marito per non essere impregnata.
  • XXXII. Chi troppo si assotiglia si scavezza; paraphrase d’une anecdote de Pogge (Facéties, CLXX: De Monacho qui misit per foramen tabulæ Priapum).
  • XXXIII. In fra la Carne e l’Ungia alcun non punza; les deux premiers Chants ont quelque ressemblance avec le Proverbe de Cornazano intitulé: A buon entenditore poche parole (Proverbii in facetie, III).
  • XXXIV. Il non ee oro tutto quel che luce.
  • XXXV. Guastando s’impara; imité de Boccace (Décaméron, VII, II), conte dont La Fontaine a fait le Cuvier.
  • XXXVI. Ogni Cuffia scusa di notte; encore imité de Boccace (Décaméron, IX, II) et traité aussi par La Fontaine (Le Psautier).
  • XXXVII. Rebindemini.
  • XXXVIII. Dove chel Dente duol la lingua tragge.
  • XXXIX. Ciascun si aiuta co gli suo Ferrizzuoli.
  • XL. Per via si concia Soma.
  • XLI. L’occhio vuol la sua parte; imité de Pogge (Facéties, V.: De homine insulso qui existimavit duos cunnos in uxore).
  • XLII. Ciascun tira l’Acqua al suo Molino.
  • XLIII. La Necessità non ha legge.
  • XLIV. Fuge Rumores.
  • XLV. Pissa chiaro et encaca al Medico; imité de Cornazano (Proverbii in facetie, XIV).

Un des exemplaires de l’ouvrage, ayant appartenu à quelque ami intime de l’auteur, a une XLVIe Nouvelle manuscrite, intitulée: Chi va al molino primo macina. L’ancien possesseur y a joint cette note marginale: Nota questa Satyra essere di propria mano di l’Autore, et non vi essere altra copia, e pochi giorni drieto morse, in qual modo non lo dico[130]. On a inféré de ces derniers mots que Cynthio de gli Fabritii avait terminé ses jours sur la potence: les termes vagues dont s’est servi l’annotateur prêtent à toutes sortes de conjectures, mais n’indiquent pas forcément une mort infamante. On a du reste très peu de renseignements sur degli Fabritii; on ne sait ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. Dans la Préface de son livre, adressée au Pape Clément VII, auquel il le dédie, il prend le titre de docteur ès lettres et en médecine: delle arti et di medicina dottore, en même temps qu’il se dit citoyen de la puissante et illustre ville de Venise: della poderosa inclyta citta di Vinegia cittadino. Il semble cependant s’être livré au commerce, car dans cette XLVIe Nouvelle restée manuscrite il raconte que, voyageant par eau et la barque, trop chargée, menaçant de sombrer, il fallut l’alléger en sacrifiant partie des bagages; aussitôt des Moines qui se trouvaient là, sachant combien il les détestait, se mirent en besogne de jeter les siens, consistant en balles de coton, de draps et de cire. Sa haine contre les Moines avait encore une autre cause plus personnelle; d’après une des notes marginales de l’exemplaire en question, son beau-frère qui était Récollet, lui aurait nié une quittance ou règlement de compte «gli negoe uno scritto,» et par cette fraude l’aurait frustré d’une partie de sa fortune. Aussi pour lui tous les Moines, et spécialement les Récollets, qu’il appelle Frères gris, Frati bigi, bigozi, Zoccolanti, sont-ils des gredins et des paillards.

Malgré ces invectives contre les Moines et tant de passages des plus libres, l’Origine degli volgari Proverbii vit le jour avec privilège du Pape et de la Seigneurie de Venise: Con la gratia del sommo Pontefice et della Illustrissima Signoria di Vinegia. Dans sa Dédicace, comme dans des Stances et un Sonnet, qui sont également adressés à Clément VII, Cynthio degli Fabritii élève très haut les vertus de son protecteur et se vante de vivre «à l’ombre de ses ailes»; il l’appelle la boussole de son petit bateau:

O tramontana del mio picchiol legno,
Che posto ee in alto mar, lungi dal porto!
O tramontane de mon petit bateau,
Entraîné vers la haute mer, loin du port!

et termine ainsi le sonnet:

... Tal che sopra i tuo voli
Chi studia d’innalzarsi, ee porre il mare
In picchol vaso, o di Dio maggior fare.
... Au-dessus de ton vol
Espérer s’élever, c’est vouloir mettre la mer
En bouteille, ou faire plus grand que Dieu.

Les Récollets n’en obtinrent pas moins le retrait du privilège, et le Conseil des Dix paraît avoir ordonné la destruction du livre ou arrêté sa publication. Mais si les Moines de Venise ont tout fait pour que l’Origine degli volgari Proverbii ne parvînt pas à la postérité, les Moines Français se sont attachés, dans les limites de leurs forces, à nous le conserver; l’un des deux exemplaires de la Bibliothèque Nationale provient d’un couvent d’Augustins à Paris, et porte cette mention: Ex Catalogo ffr. discalciatorum Sti Augustini Conventus Parisiensis.

Août 1885.

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