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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XLIII
LA CHANSON DE LA FIGUE
PAR
ANNIBAL CARO[142]


L

Le Commento delle Fiche, d’Annibal Caro, parut pour la première fois en 1539, à Rome, imprimé sans l’aveu de l’auteur par Barbagrigia, pseudonyme sous lequel la plupart des bibliographes croient que se cachait le fameux Blado d’Asola, directeur de l’imprimerie du Vatican. Si Barbagrigia portait déjà barbe grise en 1538, il devait être bien vieux en 1584 lorsqu’il rééditait les Ragionamenti de Pietro Aretino, dans la préface desquels il promettait aux amis du gai savoir de leur donner, entre autres belles choses, la plaisante dissertation d’Annibal Caro. Elle se trouve à la fin des quatre éditions des Ragionamenti publiées sous la date de 1584, mais précédée d’un Avertissement signé de l’Herede di Barbagrigia, et depuis elle a été reproduite dans l’édition si connue des Elzévirs (Cosmopoli, 1660). On vient tout récemment de la réimprimer à part en Italie.

Malgré la gaillardise du sujet et les équivoques badines dont elle est remplie, c’est un morceau académique, de même que la Ficheide de Molza, dont elle est le commentaire ingénieux. Molza, qui appartenait à l’Académie Romaine des Vignerons (i Vignaruoli), où il s’appelait le Figuier (il Fico), y avait lu un Capitolo burlesque dans le genre du Berni sur la Figue. Annibal Caro, qui était de l’Académie des Vertueux (i Virtuosi), où il avait pris le nom de Ser Agresto (Verjus), y lut son Commentaire sur le Capitolo de Molza, qu’il appelle savamment il Padre Siceo (du Grec σὺκον, figue). On sait, ou l’on devine aisément ce que les Italiens entendent par la figue, comme ils appellent autre chose le melon ou la pêche, par analogie de configuration. Horace désigne l’objet par son nom propre, ajoutant que bien avant Hélène il avait été la cause la plus active des guerres:

... cunnus teterrima belli
Causa...

Tout l’esprit du Capitolo de Molza, comme celui des pièces du même genre: le Four, l’Anguille, la Flûte, la Pêche, la Bague, le Mortier, etc., consiste à entendre le mot donné tantôt selon la lettre, tantôt selon le «mystère», et à faire là-dessus une équivoque perpétuelle. Annibal Caro, dans son Commentaire, a renchéri encore sur les imaginations excentriques du poète, qui semblait cependant avoir épuisé le sujet. Sous prétexte d’éclaircir les endroits difficiles, il a fait une excellente parodie de ces annotateurs dont les gloses étouffent le texte et qui devinent sous le moindre mot des profondeurs infinies. Seulement, au rebours de ces ennuyeux pédants, il amuse toujours et sa prose est encore plus spirituelle que les vers du Molza. Qui croirait qu’on peut déployer tant d’érudition à propos d’une figue? Arrivé au bout de sa tâche, l’auteur prend soin pourtant d’énumérer en une page ou deux ce qu’il n’a pas dit, et on s’aperçoit qu’il aurait pu, en marchant du même train, poursuivre bien longtemps sa route. C’est que, suivant la vieille plaisanterie en honneur chez les Italiens, la figue est une matière ample et large, un Nouveau-Monde où chaque navigateur qui s’aventure ne manque pas de faire des découvertes, une mer sans rivages, dont jamais ancre n’a touché le fond. Aussi annonce-t-il qu’il médite deux autres Figuades, pour faire suite à la première, et il était bien capable de les écrire; mais il s’en est tenu là, et peut-être a-t-il bien fait.

A la suite du Commento delle Fiche nous avons traduit la Diceria de’ Nasi, autre opuscule d’Annibal Caro qui s’y trouve joint dans toutes les réimpressions. C’est encore une harangue académique, pleine d’originalité, faite en l’honneur d’un président ou roi des Virtuosi, un nommé Leoni, doué d’un nez véritablement prodigieux, que les Académiciens s’étaient engagés à célébrer à tour de rôle aux séances solennelles. L’auteur y a mis moins d’équivoques badines que dans la première Dissertation, mais tout autant de finesse et d’esprit.

Octobre 1886.

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