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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XXIV
LE SONGE
DE POLIPHILE[77]


L

L​’Hypnerotomachia Poliphili, ou Songe de Poliphile, est un livre célèbre entre tous, fort recherché des amateurs, au moins dans sa première édition, donnée par Alde Manuce en 1499, et qui est plus rare qu’un corbeau blanc, albo corvo rarior, dit Charles Nodier. Les cent soixante-cinq figures sur bois dont un maître inconnu, G. Bellini peut-être, à moins que ce ne soit Mantegna, Carpaccio ou Sperandio, un habile graveur en médailles, l’a illustrée, en font une des merveilles de la Renaissance; mais ces figures lui donnent seules le prix élevé de deux ou trois mille francs qu’elle a quelquefois atteint dans les ventes, car depuis longtemps le texte est réputé tout à fait illisible. Une traduction Française en parut en 1545, chez Jacques Kerver, in-folio; elle est très défectueuse; le traducteur a retranché, sous prétexte de longueurs et de fatras pédantesque, tout ce qu’il n’entendait pas, et il n’entendait presque rien. Son travail, tout informe qu’il est, a cependant eu trois éditions, grâce encore à la beauté des gravures, supérieures à celles de l’édition Aldine, qu’elles reproduisent avec une certaine liberté d’interprétation et une conformité plus grande aux indications du texte. Une seconde traduction Française porte le nom de Béroalde de Verville; c’est la même, avec les mêmes bois, mais frustes et usés, sous ce titre: Tableau des riches inventions, couvert du voile des feintes amoureuses qui sont dans le Songe de Poliphile; Béroalde s’est imaginé que l’auteur avait caché là le secret de la pierre philosophale, ce qu’il explique dans une longue et confuse préface, et il a fait composer tout exprès un frontispice extravagant, formé de tous les emblèmes de l’alchimie, de la magie et de l’astronomie. Nous ne mentionnerons que pour mémoire une troisième traduction, celle de M. J.-G. Legrand, architecte (Le Songe de Poliphile, Paris, Didot aîné, 1804, 2 vol. gr. in-18); elle est encore plus écourtée que les précédentes, quoique l’auteur ait fait de son mieux. «J’ai beaucoup retranché du texte,» dit-il, «et quelquefois même je me suis permis d’ajouter et d’étendre ce qu’une idée originale m’inspirait.» A ce compte, ce n’est plus le Songe de Poliphile, c’est le songe de M. Legrand.

Une traduction véritable, d’une littéralité absolue et permettant de juger dans son entier l’œuvre du P. Colonna, restait à faire; l’entreprise a tenté M. Claudius Popelin, et il ne s’est pas laissé décourager par le renom d’impénétrabilité dont jouissait le style de ce moine près de tous ceux qui disaient avoir essayé de l’aborder. La bizarrerie du livre, l’énigme que l’auteur semble avoir voulu proposer à ses lecteurs en les emmenant à la poursuite de sa mystérieuse Polia[78], en déroulant sous leurs yeux une série de visions fantasmagoriques où il a renfermé tout ce qu’il avait pu s’assimiler de savoir humain, pour l’appliquer aux arts plastiques, spécialement à l’architecture et à la statuaire, ont en effet exercé la sagacité de beaucoup d’érudits. Mais quoique Vossius, Casaubon, Baillet, Bayle, Félibien, Ginguené, Fontanini, Apostolo Zeno et bien d’autres aient parlé plus ou moins longuement du Poliphile, que La Monnoye lui ait consacré une notice de quinze ou seize pages, qu’enfin Charles Nodier l’ait pris pour thème d’une de ces fantaisies bibliographiques auxquelles il excellait, nous soupçonnons fort M. Claudius Popelin d’être le premier qui ait eu la conscience de le lire d’un bout à l’autre, avec l’intention bien arrêtée de le comprendre. Tous ces savants, les traducteurs eux-mêmes, se sont arrêtés à la surface de l’œuvre sans jamais la pénétrer, chose qu’ils déclaraient d’ailleurs impossible, et ils ont borné leur ambition à en signaler les principales singularités. La première édition est-elle de Trévise, 1467, ou de Venise, 1499? Quel est celui qui a découvert le nom de l’auteur, caché dans l’acrostiche que forment les lettres initiales des trente-huit chapitres: POLIAM FRATER FRANCISCVS COLVMNA PERAMAVIT? Polia était-elle une religieuse, une patricienne, ou bien est-ce une simple allégorie? Francisco Colonna se fit-il moine de désespoir? Telles sont les menues questions de détail qu’ils traitent et résolvent en sens divers, d’accord seulement sur un point: à savoir, qu’on ne peut tenter la lecture du Poliphile à moins d’être un polyglotte émérite. «Il est besoin, pour bien l’entendre, du Grec, du Latin, du Toscan et du langage vulgaire», s’était contenté de dire Leonardo Crasso, protonotaire apostolique à Venise, qui fit les frais de l’édition d’Alde et la dédia au duc d’Urbin. Fontanini ajoute qu’il faudrait de plus connaître le Chaldéen, l’Hébreu, l’Arabe, et tout le monde a répété cette effrayante assertion. D’une phrase de l’épître liminaire adressée par Poliphile à Polia: «Je soumets l’œuvre suivante à ton intelligent et ingénieux jugement, renonçant au style primitif (lasciando il principiato stilo), pour le traduire à ton instance en celui-ci,» on a tiré avec la même unanimité les conclusions les plus singulières et tout aussi fausses. «Cette épître,» dit Bernard de La Monnoye, «sert à nous instruire d’une circonstance assez curieuse, qui est que François Colonne, dont la diction en cet ouvrage est si extraordinaire, l’avoit d’abord commencé dans un langage clair et usité, mais qu’à la prière de sa maîtresse il avoit changé de style, traduisant ses expressions de claires et simples en obscures et affectées, jusqu’à se rendre presque inintelligible. D’où je présume que cette Polia étoit une fausse savante qui donnoit dans le pédantisme, ou qu’ayant honte d’avoir un moine pour galant, elle l’avoit engagé à dérober sous le voile du galimatias l’histoire de leurs amours à la connoissance du vulgaire. Quoi qu’il en soit, il répondit parfaitement bien à ce qu’elle souhaitoit de lui. Son jargon fut monstrueux et son livre un tissu de chimères à perte de vue.» Le lambeau de phrase visé par La Monnoye, et dont il déduit tant de choses plaisantes, doit être interprété tout autrement: La Monnoye fait dire à ce pauvre Colonna ce qu’il n’a jamais eu envie de dire, et l’erreur s’est d’autant mieux accréditée que l’on croyait tenir un aveu de l’auteur lui-même.

La langue dans laquelle Colonna avait commencé à écrire son livre, c’était le Latin, seul usité alors des savants. Pour mettre ses idées et ses conceptions plus à portée, il y renonça en faveur de l’idiome Lombard, parlé dans le nord de l’Italie; mais il se réserva d’emprunter au Latin, qui lui était encore plus familier, un certain nombre de formes, et dériva du Grec les termes composés dont il avait besoin: voilà à quoi se réduit son jargon monstrueux, si on l’examine d’un peu près. L’Arabe, l’Hébreu, le Chaldéen, ne figurent que dans des inscriptions, et toujours doublement expliqués, en Latin et en Grec; ils n’entravent donc pas la lecture du texte, que rendent surtout difficile à déchiffrer les abréviations, une ponctuation défectueuse et d’innombrables fautes typographiques. C’est déjà bien assez. La diction extraordinaire du P. Colonna, clarifiée dans l’exacte traduction de M. Cl. Popelin, est, en somme, une prose élégante et rythmée, fleurie outre mesure, surchargée d’une profusion de richesses et d’ornements; elle devait déplaire, comme tout ce qui est complexe et recherché, aux sobres écrivains du XVIIe siècle; elle ne nous semble pas, à nous, si méprisable. Quant au poème, il n’est ni plus ennuyeux ni plus extravagant que bien d’autres de la même époque: un rêve avec ses incohérences et ses changements à vue était, au contraire, un cadre parfaitement approprié aux étonnantes conceptions du P. Colonna. Essayons d’en donner une idée, ce qui nous permettra de faire passer sous les yeux de nos lecteurs quelques-unes des gravures tirées des deux luxueux volumes, véritables objets d’art, que M. Isidore Liseux achève en ce moment de publier[79]. Ces gravures ont ceci de particulier, qu’elles sont comme le produit d’une double collaboration, à quarante-cinq ans d’intervalle. Le maître Italien de la fin du XVe siècle, l’illustrateur de l’édition Aldine, n’a guère eu que le mérite de l’invention; il n’a fourni que l’ébauche, l’indication de la ligne et du mouvement, et il a même commis une sorte de contresens dans ces formes courtes et ramassées, ces tournures épaisses et hommasses dont il a gratifié tous ses personnages. Le graveur français qui travaillait un demi-siècle après pour Jacques Kerver a non seulement terminé l’esquisse, mais il a modifié l’ensemble de la façon la plus heureuse, en donnant aux figures, par un allongement gracieux, une sveltesse, une légèreté qui sied à ces créatures aériennes, à ces filles du rêve et de l’imagination.

Après une nuit d’insomnie, hantée de la vision de Polia, «objet non mortel, mais tout divin», Poliphile s’endort au lever du soleil et se voit aussitôt transporté dans une prairie où règne un silence absolu. A la lisière est une forêt ténébreuse; il y pénètre et s’y égare, en proie tantôt à une soif brûlante, qu’il désaltère au courant des ruisseaux, tantôt obsédé de la terreur des bêtes fauves qui ne vont pas manquer de l’assaillir. Puis il lui semble s’endormir, et, nouveau songe intercalé dans un songe, il est transporté bien loin de la forêt dans un pays inconnu. Entre deux collines, une immense construction à demi ruinée, en marbre de Paros, attire ses regards; il s’approche, examine ces débris qui couvriraient l’emplacement d’une grande ville, et décrit les principaux: une colonnade aux fûts gigantesques, encore debout, une porte monumentale bâtie sous une pyramide, un cheval ailé autour duquel grimpent et tombent des enfants; un éléphant surmonté d’un obélisque, un colosse de bronze couché, dans l’intérieur duquel il voit avec stupéfaction, en y pénétrant par la bouche et en suivant un escalier taillé dans la gorge, qu’on a reproduit tout l’organisme interne du corps humain. L’étrangeté de ces ruines, c’est qu’elles ont les dimensions énormes des édifices Égyptiens et les heureuses proportions de l’art Grec. Aussi Poliphile, qui les mesure comme s’il avait le compas en main, en fait-il admirer l’eurythmie, la symétrie parfaite: c’est un rêve de Pharaon exécuté en imagination par des Phidias. Il y a encore une multitude de stèles, de socles, de mosaïques, de bas-reliefs, de sarcophages surmontés de statues qu’il examine curieusement et dont il relève avec soin les inscriptions, les hiéroglyphes. Plus il s’avance, plus il découvre de merveilles. Cette longue description, hérissée de détails techniques et nécessairement arides, est coupée par l’apparition d’un dragon monstrueux, seul habitant de ces ruines, qui le force à s’enfoncer par des escaliers et des corridors obscurs dans ce qu’il croit être les entrailles de la terre.

Sorti des ténèbres et rendu à la clarté du jour, il est accueilli par une troupe de nymphes couronnées de myrtes sur leurs cheveux bouclés, vêtues de tuniques légères qui laissent voir leurs jambes rondes et ivoirines, chaussées de sandales à semelles d’or ou de brodequins aux couleurs voyantes: on pourrait les croire des incarnations de la grâce et de la beauté, mais leurs noms, Aphéa, Osphrasia, Orasia, Achoé, Geusia, indiquent qu’elles personnifient les cinq sens, et elles lui déclarent qu’elles vont le mener devant la reine Éleuthérilide (Libre Arbitre). Elles allaient toutes au bain, aussi portent-elles des urnes d’albâtre remplies d’essences, des bassins d’or garnis de pierreries, des miroirs, etc. Description des thermes, de forme octogonale, et de tous les détails tant extérieurs qu’intérieurs de leur architecture. Les nymphes forcent Poliphile à se baigner avec elles, s’amusent de son pudique embarras et lui jouent en riant toutes sortes de mauvais tours, comme de le faire arroser d’un jet d’eau froide par un Amour de marbre dont un mécanisme caché relève tout à coup le petit appareil, ou de l’inviter à se frotter d’un onguent qui l’enflamme aussitôt d’un priapisme aigu. En vain les poursuit-il, dans l’intention de faire payer cher la plaisanterie à celle qui lui tombera sous la main. Elles lui échappent.

Le palais où elles l’introduisent, précédé d’un enclos de feuillage qu’orne une fontaine monumentale, est nécessairement une merveille d’architecture, et le narrateur ne nous fait grâce ni de l’ordonnance générale, ni du portique à voûte dorée, ni des frises qui se déroulent autour des salles, ni des lames d’or et des peintures sur émail des parois, ni des pavages en mosaïque, ni des ciselures des portes, que recouvrent de riches tapisseries. La reine, toute raide dans ses habits de brocart, et plus constellée de pierreries qu’une madone Espagnole, reçoit Poliphile au milieu d’une salle dont le plafond est un treillis de poutrelles où s’enroulent des sarments de vigne à feuilles d’émeraude mêlés à des brins de convolvulus d’or. A la suite de l’audience royale, un repas est servi par une véritable armée de nymphes superbement vêtues; les tables, à trépied de jaspe et à disque d’or pour la reine, à trépied d’ébène et à disque d’ivoire pour les convives, sont couvertes de nappes brodées de perles, sur lesquelles une belle enfant répand des fleurs. La vaisselle est d’une richesse proportionnée à celle de la salle à manger: c’est un ruissellement de béryls, de rubis, de topazes, de chrysolithes, de jacinthes, de perles d’Orient, rehaussant les formes gracieuses des coupes, des aiguières, des bassins, des lampadaires, des corbeilles, d’une fontaine mobile qu’une servante roule entre les tables et qui distille des parfums. Au festin succède un ballet: trente-deux nymphes, seize habillées de drap d’or, seize de drap d’argent, figurent en dansant les combinaisons d’une partie d’échecs, les pavés de la salle offrant la disposition d’un damier. La reine congédie Poliphile, ébloui de toutes ces splendeurs, et le remet aux mains de Logistique (Raisonnement) et de Thélémia (Volonté), qui doivent le mener chez Télosia (Accomplissement); là, il trouvera celle qu’il cherche et la fin de ses peines. Pour s’y rendre, il traverse les dépendances du palais, non moins curieuses que le palais lui-même, et remarquables surtout par un goût singulier de l’artificiel qu’elles révèlent chez l’auteur. C’est d’abord un jardin dont toute la végétation, arbres et plantes, feuilles et fruits, est en verre filé et colorié; puis un canal en labyrinthe qui est une image de la vie humaine: le courant porte la barque entre des rives verdoyantes, comme dans la célèbre page de Bossuet, qui, selon toute apparence, n’avait pourtant pas lu le Poliphile; des filles séduisantes vous convient à faire le chemin avec elles, et quoiqu’on en choisisse une, on est bien libre encore d’en aimer d’autres; arrivé au milieu du trajet, le courant vous entraîne vers le centre fatal, l’air s’épaissit, on ne rencontre plus que des femmes mûres, et impossible de retourner la barque! Après le labyrinthe, second bosquet artificiel, celui-ci tout en soie: feuilles et fleurs de soie sont fixées sur des tiges d’or, dans des caisses en point de tapisserie; le sol est en velours de soie, les murs sont tendus d’un réseau de perles. Un troisième bosquet est formé de cent arcades entre chacune desquelles se dresse une statue; au milieu, une pyramide triangulaire.

Après avoir passé par diverses épreuves allégoriques dont ses guides lui donnent l’explication, Poliphile pénètre dans le domaine de Télosia. D’un chœur de jeunes filles se détache une nymphe éblouissante de beauté, qui vient au-devant de lui, une torche allumée à la main, et qui va être désormais sa compagne. C’est Polia, mais si transfigurée en immortelle qu’il hésite à la reconnaître, quoiqu’il l’examine bien en détail, car la description de ses charmes, de ses vêtements et de ses parures n’occupe pas moins de sept ou huit pages. Polia devient dès lors sa conductrice, son initiatrice aux mystères, dont il lui reste encore à parcourir bien des cycles, et elle le fait d’abord assister à un spectacle d’une pompe extraordinaire. Autour de quatre chars de triomphe (le char d’Europe, traîné par des centaures; le char de Léda, traîné par des éléphants; le char de Danaé, traîné par des licornes; le char de Bacchus, auxquels sont attelés des tigres) défile tout ce que la mythologie et l’histoire ancienne comptent de filles et de femmes célèbres par leurs aventures amoureuses et les passions qu’elles ont inspirées.

Ces processions païennes, qui se déroulent en longues théories, comme les Panathénées sur les frises du Parthénon, sont une imitation évidente des Triomphes de Pétrarque; mais le P. Colonna s’est plus que le poète préoccupé du côté plastique, et les gravures, comme ses descriptions, nous représentent non seulement les groupes du cortège, mais la structure des chars aux roues de diamant, d’agate, de chrysolithe, d’asbeste, les panneaux dont ils sont décorés et les principaux motifs de leur ornementation. Aux pompes triomphales succèdent les fêtes champêtres de Pomone et de Vertumne, que termine une offrande à l’autel de Priape, reproduite dans une planche que des amateurs par trop pudibonds ont quelquefois lacérée dans les anciens exemplaires. Polia, qui se révèle à son fervent adorateur, le conduit ensuite au temple de la Vénus physique, un temple circulaire de la plus harmonieuse architecture, où ils sont fiancés après l’accomplissement de purifications, d’immolations et de cérémonies propitiatoires dont il a puisé une partie dans ce que l’on peut connaître des rituels Égyptiens, Grecs et Romains, et une autre dans sa féconde imagination. Ce n’est pas fini toutefois: cette même imagination inventive n’est pas en peine de trouver de nouveaux épisodes qui reculent le dénouement et prolongent encore la féerie des descriptions.

A peine fiancé, Poliphile veut entrer en possession. Arrivé dans un endroit solitaire où ils s’étendent l’un près de l’autre, après avoir longuement repu ses yeux de toutes les beautés de Polia, contemplé amoureusement ses cheveux d’or, son torse de statue, ses seins «ronds comme des pommes» et le délicieux petit vallon, «sépulture de son âme», qui les sépare, il se demande s’il ne va pas «violenter sans retenue et avec une audace Herculéenne la nymphe divine et pure». Polia le calme en le prenant par son faible, en l’envoyant visiter dans les ruines d’un polyandrion, ou cimetière, qui se trouve là fort à propos, une foule de tombeaux intéressants. Une revue des monuments funéraires manquait en effet à cette exhumation complète de l’antiquité. Poliphile en voit et en décrit de toutes sortes: simples pierres sépulcrales, tables votives, autels, sarcophages, mausolées, chapelles, colonnes brisées, obélisques, urnes cinéraires, et, parmi les inscriptions qu’il relève, il en est d’assez bien imitées pour avoir trompé quelques savants. Il s’arrache à sa funèbre promenade, retrouve Polia, et Éros en personne survient, qui les emmène. Dans une nacelle de bois de santal chevillée de clous d’or, avec six jolies filles peu vêtues pour rameurs et l’Amour pour pilote, ils voguent vers Cythère, accompagnés d’une foule de néréides, de tritons, de cygnes blancs et de monstres marins. Une procession de nymphes, portant des trophées, des vases, des corbeilles de fleurs, se présente au-devant d’eux: elle précède un char traîné par de chimériques sauriens, dans lequel prend place Cupidon, et le cortège se met en marche. Encore des temples, des palais, des portiques, des colonnades, dont l’auteur varie les dispositions et le style avec une étonnante fécondité, des jardins, des parterres, des allées sablées de nacre, de cinabre et de lapis ou pavées de pierres précieuses, des berceaux de fleurs, des clôtures concentriques de myrtes, de châtaigniers, de citronniers, de buis, de grenadiers, dont les fûts et les arcades répètent dans toutes les nuances du vert les fantaisies de marbre blanc des architectures. Au centre d’un amphithéâtre dans lequel vient évoluer le cortège, entre Bacchus et Cérès (sine Cerere et Libero friget Venus), Cithérée se baigne nue dans la vasque d’une fontaine, en jouant avec des colombes. La déesse accueille et bénit les deux amants, non sans de tendres exhortations qui pourraient durer longtemps si Mars, survenant tout à coup, ne quittait son armure pour prendre son bain avec Vénus, spectacle qui fait baisser les yeux aux chastes nymphes du cortège; et toute l’assistance s’éloigne pour aller en pèlerinage au tombeau d’Adonis, un merveilleux sépulcre enfoui sous les fleurs et couvert de sculptures. Là, les nymphes, avant de laisser à eux-mêmes les nouveaux époux, veulent apprendre de Polia l’histoire de sa vie et de leurs amours.

Polia raconte donc qu’elle est issue d’une ancienne famille patricienne de Rome, la gens Lelia, dont tous les membres, sauf un, victimes du courroux des dieux, avaient péri à une époque indéterminée dans une catastrophe mythologique, métamorphosés en fleuves, en ruisseaux, en fontaines, en oiseaux. Le survivant, Lelius Maurus, fondateur de Trévise, en transmit la seigneurie à ses descendants, dont elle est la dernière héritière, sous le nom de Lucrezia Lelia. Un jour que sa servante lui peignait ses beaux cheveux d’or sur la terrasse de son palais, Poliphile l’aperçoit et se sent aussitôt pris au filet; mais la peste ayant éclaté à Trévise, la jeune fille promet de se vouer à Diane si elle échappe au fléau. Poliphile ne la revoit que plus d’un an après, le lendemain même de sa consécration, et, la trouvant seule en prière dans le temple, lui fait l’aveu de son amour; la vierge le repousse si durement que le pauvret en tombe inanimé; et, sans plus s’émouvoir, elle tire le cadavre par les pieds, le cache dans un coin. La nuit venue, elle a une vision qui lui donne à réfléchir. Emportée par un tourbillon dans une obscure forêt, elle assiste au supplice terrible de deux jeunes femmes: l’Amour les a attelées nues à son char, il les fustige d’une poignée de verges enflammées, les pousse à travers les ronces, les sentiers fangeux, et les fait dévorer au bout de leur course, après les avoir coupées en morceaux, par des chiens, des loups et des lions. La nourrice de Polia lui explique que c’est le supplice des cruelles, de celles qui se sont montrées insensibles aux prières de leurs amoureux, et la jeune fille retourne éperdue dans le temple où elle a laissé le sien. Poliphile était bien mort, car son âme avait eu le temps de faire un petit voyage dans l’Empirée, de comparaître devant la souveraine Vénus et d’y accuser l’Amour; Polia lui rend la vie en le couvrant de baisers. Mais les prêtresses la surprennent et voient le temple profané; elles chassent les deux sacrilèges, qui s’enfuient et se retrouvent un peu plus tard dans un autre sanctuaire, celui de la secourable Vénus, dont la grande prêtresse les unit. Cela fait au moins trois fois qu’ils reçoivent la bénédiction nuptiale, et Poliphile n’en est pas plus avancé. Le récit de Polia achevé, les nymphes se retirent en souhaitant aux époux le parfait bonheur; l’amoureux, mis enfin en possession de la femme aimée, va l’étreindre dans ses bras: Polia s’évanouit comme une ombre légère, ne laissant après elle qu’une trace de parfums, et Poliphile se réveille. Tout en ce monde est un songe,—omnia humana somnium,—comme dit le titre du livre; l’auteur clôt la série de ses visions par cette mention mélancolique: A Trévise, le jour des calendes de Mai, alors que le malheureux Poliphile était détenu dans les adorables liens de Polia.

Comme roman, mais c’est là son moindre intérêt, le Songe de Poliphile se rattache à cette nombreuse classe d’ouvrages dus aux «fidèles d’Amour», dont la Divine Comédie, la Vie nouvelle et le Banquet, de Dante, les Sonnets et les Triomphes, de Pétrarque, la Fiammetta, de Boccace, sont les chefs-d’œuvre incontestés, et dans lesquels la femme, idéalisée, transfigurée, apparaît comme le guide céleste de l’homme, la régulatrice de sa vie, l’inspiratrice de toutes les vertus et des plus hautes ambitions.

Ce culte seulement n’est pas aussi éthéré chez le P. Colonna, qui, plus artiste, y mêle une dose assez forte de sensualité païenne. Polia, personnification de l’Antiquité, dont il relève et complète en songe les ruines éparses, est moins le type de la perfection morale absolue que le type de la beauté plastique, la créature aux belles formes, aux charmes séduisants, qui éveille chez l’homme les facultés génératrices, qui l’invite à produire et à se perpétuer. L’élément féminin peuple et anime seul les magnifiques décors de ses architectures et la profondeur de ses paysages: point d’hommes; partout des déesses allégoriques ou mythologiques, des groupes chantants et dansants de nymphes, de dryades et de prêtresses, ondoyantes évocations de tout ce que la fable, la poésie et la statuaire antiques ont créé ou rêvé de plus parfait, et, en amoureux fervent, il ne trouve jamais de tons assez chatoyants et nacrés pour rendre le grain et la finesse de leur peau, de tissus assez délicats, de pierreries assez éclatantes, de bijoux assez ciselés pour les parer dignement, de baumes assez suaves pour les envelopper d’une atmosphère de parfums. L’expression de la beauté féminine, sous ses aspects multiples, le préoccupe toujours, et tel bassin d’or incrusté de joyaux et constellé de figures, telle aiguière dont le ciseleur pourrait essayer de reproduire le précieux travail, ne sert pourtant, dans le dessin général du passage, qu’à faire valoir la gracieuse attitude d’une nymphe à demi vêtue, arrondissant son bras potelé pour verser de haut et donner à laver aux convives. Çà et là, quelques pages où se manifeste sans vergogne le prurit charnel: un satyre, comme dans le beau Titien du Louvre, soulève lascivement les draperies qui cachent une femme couchée; de provocantes nudités plongent dans l’eau des fontaines ou se détachent sur la verdure des bois; des nymphes agacent Poliphile, Galathées fuyant sous les saules, et Polia elle-même, l’immortelle et aérienne beauté, n’est pas à l’abri de ses tentatives indiscrètes. Au reste, le but du pèlerinage est Cythère: on fait une station dans le temple de la Vénus physique et, en chemin, nous assistons à des représentations phalliques, à des offrandes au symbole de la virilité.

Un amour malheureux, réfugié dans la cellule d’un monastère, cherchant l’oubli dans l’étude de l’antiquité et y trouvant encore des images troublantes, plus propres à réveiller ses convoitises inassouvies qu’à les engourdir, explique assez naturellement, au point de vue des idées modernes, l’ensemble de l’œuvre du P. Colonna, pour qu’on ait cru qu’il avait allégoriquement raconté ses peines de cœur et le chapitre douloureux de sa vie dans les derniers épisodes du Songe de Poliphile. Ces épisodes, tout à fait conformes à la poétique des fidèles d’Amour, peuvent n’être qu’une fiction, comme tout le reste. Toutefois, on a découvert que l’évêque de Trévise, vers le milieu du XVe siècle, s’appelait Teodoro Lelio; il a pu avoir une nièce qui, en prenant le voile de religieuse, laissa d’éternels regrets à Francesco Colonna. Lucrezia Lelia aurait alors un peu plus de réalité que Béatrice Portinari, cette enfant de neuf ans dont un seul regard enchaîne à tout jamais la vie de Dante, qu’il prend pour sa règle souveraine et son impératrice, et qui, par une série d’idéalisations, devient successivement la Beauté parfaite et la Vertu, puis la Théologie, la Philosophie, et, en dernière analyse, la suprématie impériale, le triomphe des Gibelins sur les Guelfes. Mais il n’est pas vrai que Francesco Colonna soit mort en 1467, comme on le lit dans l’ingénieuse Nouvelle de Charles Nodier, le jour anniversaire des vœux qu’il aurait prononcés lui-même, de désespoir, après avoir tracé la dernière ligne du livre où il s’était forcé d’exprimer en symboles plus ou moins transparents sa double adoration d’amoureux et d’artiste. L’obituaire des Dominicains de Venise, ordre auquel il appartenait, relate qu’il mourut en 1527, âgé de quatre-vingt-quatorze ans révolus; en 1467, il avait donc seulement trente-quatre ans, et il n’était même pas à la moitié de sa longue carrière. Il professait alors la grammaire et les belles-lettres à Trévise, dans une maison de l’ordre, sous l’habit de Dominicain. La mention inscrite à la fin du Songe de Poliphile n’indique pas, comme on le croit généralement en pensant que l’auteur s’est conformé à l’usage habituel, la date de l’achèvement du manuscrit, mais seulement celle du jour où il fit ce rêve prodigieux et compliqué, qu’il mit peut-être ensuite vingt-cinq ou trente ans à écrire. Le Songe de Poliphile ne peut pas, en effet, être une œuvre de jeunesse. La masse de connaissances qui y est accumulée est telle qu’un homme laborieux aurait peine à la rassembler dans toute une longue vie d’étude, et elle justifie pleinement cette qualification de docte en quantité de sciences—multiscius Franciscus Columna—que donnait à l’auteur un de ses contemporains, commentateur des Arrêts d’Amour, de Martial d’Auvergne. Ce moine savait à peu près tout ce que l’on pouvait apprendre de son temps.

Outre les lettres Grecques et Latines qu’il enseignait et qui lui ont servi à se fabriquer une langue pour son propre usage, outre Dante, Pétrarque et Boccace, qu’il avait étudiés à fond et qu’il imite fort souvent, outre la théologie et la métaphysique de l’école, qu’un esprit aussi curieux que le sien n’a pu négliger, mais qu’il dédaigna sans doute, car on en trouve à peine quelques traces dans son ouvrage, tout païen d’inspiration, il avait des connaissances très étendues en histoire naturelle, en minéralogie, en mécanique, en géométrie, savait de l’alchimie et de l’astrologie, pour les rêveries desquelles il semble avoir de la prédilection, tout ce qu’en professaient les adeptes, et possédait sinon la pratique, du moins la théorie de l’architecture, de la peinture et de la gravure; l’histoire ancienne et la mythologie, auxquelles il emprunte ses plus gracieuses conceptions, lui étaient familières dans leurs plus petits détails, et c’est presque à ceux-là seuls qu’il fait allusion, ce qui le rend parfois si difficile à entendre. Enfermer tant de connaissances dans un cadre romanesque n’était pas chose facile, et cette haute ambition peut lui faire pardonner ses bizarreries, ses mots mal forgés, les artifices souvent puérils de sa composition. Si effrayé, si haletant qu’il soit, au milieu de toutes sortes de péripéties, Poliphile a toujours l’esprit assez présent pour inventorier d’un coup d’œil rapide les merveilles que le songe déroule devant ses regards et pour lesquelles il met à contribution les ruines, les palais, les fresques et jusqu’aux fleurons et aux arabesques des manuscrits, ses propres études et ses lectures. Traverse-t-il une forêt, il en compte toutes les essences; une prairie, il en énumère toutes les herbes. Il entend sans doute nous montrer qu’il en sait très long, mais il a aussi le but fort louable de ne rien laisser en dehors de l’enseignement artistique, qu’il veut complet et qu’il pousse jusqu’à ses plus extrêmes recherches. Pour tout le monde, une plante n’est qu’une plante; pour l’artiste, c’est une merveille de structure et de couleur, et elle peut fournir un joli motif d’ornementation. De même, en ce qui touche la mécanique, il décrit ou invente des lampes vaporisant des parfums, des jets d’eau ingénieusement combinés d’après les lois de la réfraction pour produire de nouveaux effets de lumière, des appareils où se réunissent la science hydraulique, la statuaire et la ciselure. Mécanique, astrologie, alchimie, histoire, mythologie, il ramène tout à l’art, il en fait des sources d’inspiration et de production. Quelques peintres, sculpteurs et architectes se sont inspirés directement du Poliphile: Mantegna et Annibal Carrache dans leurs allégories; Jules Romain dans les fresques du palais du T, à Mantoue; Poussin dans ses Bacchanales; Temanza dans la construction d’une des églises de Venise; le Bernin pour l’obélisque de la place de la Minerve, à Rome; Lesueur a peint Poliphile se prosternant devant la reine, dans la salle à vigne d’émeraude, et peut-être encore quelques autres épisodes; Bouchardon a dessiné Poliphile au milieu des Nymphes (Dessins du Louvre); les orfèvres et les joailliers sont ceux qui y ont trouvé et qui y trouveraient encore le plus de gracieux modèles. Mais nous ne nous attachons qu’à l’analyse purement littéraire; l’esthétique du P. Colonna, la valeur de ses idées et de ses conceptions, l’influence qu’il a exercée sur les développements de la Renaissance et le retour aux principes de l’art Grec, sont autant de points que M. Claudius Popelin a traités dans son Introduction d’une façon magistrale et avec une compétence à laquelle nous ne saurions prétendre.

L’amoureux de Polia, ce maître en toutes sciences, cet érudit plein de curiosité, cet écrivain recherché et fleuri, ne pouvait guère être compris que par un autre Poliphile, un lettré, un savant et un artiste; il a eu la bonne fortune de rencontrer M. Claudius Popelin. Par ses travaux antérieurs, ses études sur la Renaissance Italienne, ses recherches sur l’émail des peintres, le traducteur d’Alberti, l’auteur des Vieux Arts du feu, était tout préparé à cette tâche laborieuse; familiarisé avec la technologie et les procédés du XVIe siècle, il avait la clef de bien des difficultés qui eussent entravé tout autre. Le goût des choses d’art, des ciselures du style, des fantaisies d’imagination, l’a fait sympathiser profondément avec son modèle et l’a aussi préservé d’une tentation à laquelle ne manquent pas de succomber les gens prétendus raisonnables, celle d’émonder ce qui leur semble trop luxuriant et touffu. Il a voulu non seulement tout traduire, mais tout expliquer.

L’obscurité du livre tient surtout à ce que l’auteur fait sans cesse allusion à des faits de l’histoire ancienne dont la trace est effacée, à des monuments entièrement oubliés, à des accidents mythologiques de si mince importance qu’on n’en a plus aucun souvenir, si toutefois on les a jamais sus: M. Claudius Popelin a cependant pris à tâche de ne rien laisser sans éclaircissement, et l’abondance des notes dont il a illustré le texte montre assez les recherches patientes qu’il a été obligé de faire pour lever tous les voiles sous lesquels le Poliphile était resté impénétrable.

Février 1883.

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