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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XXXI
LE ZOPPINO[102]


N

Nous avons déjà rencontré l’occasion, dans l’Avertissement préliminaire à notre traduction des Ragionamenti, de dire un mot du Zoppino, et de combattre l’attribution erronée qui a été faite de ce Dialogue, par tous les bibliographes, à Pietro Aretino. «Le Ragionamento del Zoppino,» y disions-nous, «quoique ayant quelques ressemblances, quelques points d’attache avec les Six Journées, n’est certainement pas de l’Arétin. On n’y retrouve ni son style ni sa manière; les mots forgés, les comparaisons bizarres, les mille facettes dont le maître aime à faire chatoyer sa prose et qui la rendent si reconnaissable, manquent complètement. Nous n’y voyons non plus aucun de ces traits de haut-comique, de ces bons contes, pleins de gaieté, qui font le charme des Ragionamenti. Le Zoppino est triste, presque lugubre, et surtout nauséabond. Au lieu de ces franches vauriennes, mais si jolies, si drôles, dont les roueries, contées par la Nanna ou la Commère, nous font éclater de rire, il nous montre dans toutes les courtisanes de malpropres guenipes qu’on ne toucherait pas avec des pincettes, des souillons couvertes de vermine et portant sur elles de si épaisses couches de crasse qu’on y planterait des laitues! Ce point de vue est entièrement opposé à celui de l’Arétin.» Celui qui a composé ce Dialogue, curieux d’ailleurs, plein d’informations, n’aurait jamais écrit non seulement les Ragionamenti, mais les délicieuses lettres de l’Arétin à la Zaffetta et à la Zuffolina.

Nulle part pourtant, chez les bibliographes, nous n’avons vu douter que le Zoppino ne fût vraiment de messer Pietro. Il parut de son vivant, mais anonyme, sous ce titre: Ragionamento del Zoppino fatto frate, e Lodovico puttaniere, dove contiensi la vita et genealogia di tutte le cortigiane di Roma (Venezia, Francesco Marcolini, 1539, in-8). C’est l’éditeur de 1584, qui, en le réimprimant à la suite des Ragionamenti, a de sa propre autorité modifié ce titre, pour y introduire le nom de l’Arétin: Piacevol Ragionamento de l’Aretino, nel quale Zoppino fatto frate, etc.; il a été suivi par les Elzeviers, et depuis ce temps, personne n’a réclamé. Libri, qui possédait l’édition de Marcolini, avec tant d’autres raretés Italiennes, a consacré au Zoppino une petite notice dans son Catalogue de 1847: «Cette édition originale d’un des ouvrages les plus licencieux de l’Arétin, est restée, à ce que nous croyons, toujours inconnue. Elle n’est pas citée dans le Manuel du libraire, et nous pensons que c’est là un des livres les plus rares de cette classe. Offrir aux amateurs une édition originale et inconnue d’un ouvrage sorti de la plume d’un auteur si célèbre et qui a tant exercé les bibliographes, c’est leur procurer une jouissance inespérée.» Mazzuchelli (Vita di Pietro Aretino, p. 206) ne doute pas non plus que le Zoppino ne soit de l’Arétin, et il considère comme plus complètes les éditions des Ragionamenti qui renferment ce Dialogue (Barbagrigia, 1584; Elzeviers, 1660) que l’édition originale. Ginguené s’est trompé bien plus ridiculement encore; il a fait du Zoppino le principal ouvrage de P. Arétin, celui autour duquel rayonnent tous les autres. Voici comment il simplifie, ou plutôt embrouille la bibliographie Arétine: «Ouvrages en prose: Ses Dialogues licencieux, en Italien: Ragionamenti (sic) del Zoppino fatto frate e Lodovico puttaniere, dove si contiene la vita e la genealogia di tutte le cortigiane di Roma, divisés en trois Parties, dont la première a été imprimée à Venise en 1534, la seconde à Turin en 1536 et la troisième à Novarre en 1538.» Les deux premières dates sont celles de l’impression des deux Parties des Ragionamenti; la troisième est celle d’un ouvrage tout différent de P. Arétin, le Dialogue moral des Cours et du Jeu: Ginguené croit donc que le Zoppino, un opuscule tout à fait à part, d’une quarantaine de pages, est le titre général de cet ensemble hétérogène! C’était pourtant un estimable érudit, qui avait fait de la littérature Italienne sa spécialité. Il ajoute qu’il craint qu’on ne trouve son article trop long; «mais,» dit-il, «on parle souvent de l’Arétin, on le méprise beaucoup et on le connaît peu. J’ai voulu, non qu’on le méprisât moins, mais qu’on le connût davantage.» Avant d’essayer de le faire connaître aux autres, Ginguené aurait bien dû en prendre connaissance lui-même.

Le Zoppino n’est pas de P. Arétin; édité de son vivant, il ne porte pas son nom, et c’est là une preuve très forte de sa non authenticité, quand même on ne tiendrait aucun compte du style, qui n’est pas le sien, ni des idées, qui sont tout à l’opposé des siennes. On ne peut, en effet, citer un seul ouvrage de l’Arétin, un seul, qui soit bien de lui, dont on n’ait un témoignage certain dans ses Lettres, ses Comédies, ses Préfaces, et qui, imprimé de son vivant, ne porte pas son nom.

Quoiqu’on dépouille le Ragionamento del Zoppino, en lui enlevant cette fausse attribution, d’une bonne partie de ce qui lui a donné sa notoriété, il n’en garde pas moins une certaine valeur. C’est un document; il fait pendant à la Tariffa delle puttane di Venegia, et nous renseigne sur les courtisanes de Rome comme ce petit poème sur celles de Venise. L’auteur se complaît sans doute un peu trop à remuer le linge sale des filles, à étaler leurs dessous malpropres, qu’il exagère; il nous affecte fortement l’odorat de toutes sortes de senteurs qui n’ont rien d’agréable, et entre dans des détails dégoûtants: mais il est bien informé, il sait une foule de particularités curieuses sur les vendeuses d’amour qu’entretenait la Cour pontificale au temps de sa plus grande splendeur, et ce qu’il nous dit de la généalogie et des aventures de quelques-unes, la Matrema, par exemple, la Lorenzina, Angela Greca, d’autres encore, est particulièrement intéressant en ce qu’elles sont aussi nommées dans les Ragionamenti, qu’elles y jouent parfois un rôle épisodique. Il habitait Venise, ce qui se voit à bon nombre de locutions et d’idiotismes empruntés au dialecte Vénitien, mais il avait dû vivre longtemps à Rome, dans le même milieu que l’Arétin, dont pourtant il ne prononce pas une seule fois le nom. L’un de ses interlocuteurs dit avoir connu la belle Imperia, dont les beaux jours dataient du temps d’Alexandre VI; les souvenirs de l’auteur anonyme remontaient donc bien haut, lorsqu’il les recueillait sous le pontificat de Paul III: cette date de la composition du Dialogue ressort de ce qu’il dit avoir vu débarquer à Rome, sous Alexandre VI, une famille Napolitaine, la mère et ses trois filles, qui, faisant souche de courtisanes, en a fourni la Cour sous sept Papes, et l’en fournira peut-être encore, ajoute-t-il, sous sept autres. En comptant du fameux Borgia, on a: Alexandre VI, Pie III, Jules II, Léon X, Adrien VI, Clément VII, et Paul III est le septième.

Un autre passage laisse voir qu’il avait quelque peu l’intention de lutter avec Ovide. Après avoir attribué aux femmes dont il parle les laideurs physiques les plus repoussantes: tetons pendants, ventres à gros plis tombant en cascades, genoux crasseux, haleines fétides, visages emplâtrés d’onguents et de vermillon, «je te prie donc,» ajoute Zoppino, «de vouloir bien t’informer de tout cela, car c’est là le vrai remède d’amour.» Serait-ce un souvenir du De Remedio amoris, dans lequel se rencontrent de semblables descriptions, mais d’un naturalisme moins violent, adouci par l’élégance des vers? Au poète appartient l’idée de surprendre la femme à sa toilette, de la voir, au milieu de ses fioles de toutes couleurs, s’enduire le visage de poisons et de graisses onctueuses; il recommande aussi de faire marcher nues par la chambre, pour s’en dégoûter, celles dont les énormes appas envahissent toute la poitrine:

... Omne papillæ
Pectus habent tumidæ? fascia nulla tegat.

Entre autres indiscrétions, Ovide en mentionne une bien singulière:

Quid? qui clam latuit, reddente obscœna puella,
Et vidit quæ mos ipse videre vetat?

Mais en fait de détails écœurants et malpropres, c’est encore à notre Italien que revient la palme.

Décembre 1883.

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