← Retour

Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

16px
100%

XXXVII
LA RAFFAELLA
D’ALESSANDRO PICCOLOMINI[117]


A

Alessandro Piccolomini, lorsqu’il composait ce Dialogue de la Bella creanza delle donne, sorte de manuel théorique et pratique des élégances féminines, n’était pas encore professeur de morale à l’Université de Padoue, et pas davantage archevêque. Il faisait partie, avec quelques autres jeunes gens, d’un petit cénacle littéraire fondé vers 1525, l’Académie Siennoise des Intronati, la première par rang d’ancienneté de toutes les Académies Italiennes, et qui eut ses jours d’éclat. Quoique ses membres se fussent intitulés en bloc les Hébétés, et eussent pris chacun un surnom à l’avenant du titre général, ils avaient l’intelligence fort éveillée. Alessandro Piccolomini s’y appelait le Stordito, l’Étourdi, peut-être parce qu’il s’estimait le plus sérieux de tous. Dans ce cénacle, on ne s’occupait point, comme à la Crusca, de vanner la langue et d’en séparer le son du pur froment; on y dissertait sur des sujets agréables ou facétieux, on écrivait des comédies, des farces de carnaval, des Dialogues plaisants, et même plus que plaisants, témoin cette inénarrable Cazzaria, due à l’un des fondateurs, Antonio Vignale, surnommé l’Arsiccio, et dont la forte saveur Rabelaisienne faisait se pâmer d’aise le bon La Monnoye.

Si l’on en croyait les bibliographes, la Bella creanza delle donne appartiendrait exactement au même genre que la Cazzaria; ils la rangent tous, sans exception, dans la classe des ouvrages licencieux, et les Conservateurs de notre Bibliothèque Nationale ont suivi les mêmes errements: au mépris des décisions des Conciles, des Bulles pontificales qui défendent aux laïques de censurer les oints du Seigneur, ils n’ont pas hésité un seul instant à mettre un archevêque dans l’Enfer; notre prélat pourrait en appeler comme d’abus. Son œuvre n’est licencieuse tout au plus que par omission, en ce qu’elle aurait pu l’être, étant donné le sujet; l’auteur n’avait pour cela qu’à emprunter la plume de son bon ami et confrère Antonio Vignale. Mais on ne peut, en bonne justice, le condamner pour ce qu’il aurait pu faire, puisqu’il a eu la réserve de se l’interdire.

Tout en n’étant pas licencieux, ce Dialogue entre une jeune femme et une vieille rouée d’entremetteuse qui la décide à prendre un amant, n’est assurément pas moral; l’adultère, un vilain mot et une plus vilaine chose, y est prêché ouvertement, enguirlandé de roses et montré aux femmes comme la sanction suprême de leur beauté, le but et le couronnement d’une éducation vraiment élégante. C’est une thèse assez peu canonique, pour un évêque, et le haut dignitaire de l’Église aurait bien dû être obligé d’en demander publiquement pardon à Dieu et aux hommes, aux hommes mariés surtout, tête nue et à genoux, dans sa cathédrale. Mais condamnation une fois passée là-dessus, on reconnaîtra qu’il n’a manqué ni d’esprit, ni d’ingéniosité, ni de finesse, pour soutenir cette thèse abominable. Sa Raffaella fait bonne figure entre tant de types d’entremetteuses si amoureusement étudiés par les auteurs comiques et satiriques de son temps; il n’en est pas de plus rusée, de plus adroite, de plus experte dans le grand Pietro Aretino lui-même, un fin connaisseur pourtant en ces matières, et celui qui semblait avoir dit sur elles le dernier mot. Notre vieux Mathurin Regnier, profitant des travaux de ses devanciers et y ajoutant ce qu’il devait à son observation personnelle, grâce aux lieux où il fréquentait, comme dit Boileau, n’a pas fait mieux en créant cette Macette

Dont l’œil tout pénitent ne pleure qu’eau bénite,

et qui n’est pas sans quelques points de ressemblance avec la principale interlocutrice du Dialogue.

Le Piccolomini, ou plutôt le Stordito Intronato, semble avoir eu surtout en vue de nous apprendre comment les femmes s’habillaient, se coiffaient et se fardaient au temps où il leur faisait sans doute une cour assidue et s’initiait à tous leurs petits mystères; il entre à ce sujet dans des détails abondants, précis, pleins d’intérêt et dont on pourrait relever curieusement les singularités. Ovide avait bien daigné composer un poème des Medicamina faciei qui nous serait d’une grande utilité, s’il nous était parvenu en entier, pour comparer les deux époques, et faire voir dans quelle profonde décadence était tombée la parfumerie au XVIe siècle. Il en était alors de la toilette comme de l’édilité: dans la ville, des monuments tels qu’on n’en construit plus, merveilles d’architecture et de sculpture, mais bâtis le long de rues et de ruelles qui sont des cloaques infects; de même, les femmes portent de riches étoffes, de la soie, des brocarts d’or et d’argent, des bijoux, des colliers de perles, mais elles se lavent tout au plus la figure: pour le reste, dit la Raffaella, faites-vous le signe de la croix. Et de quels cosmétiques elles usent! du vert-de-gris délayé dans des blancs d’œufs! de la limaille d’argent et de la poudre de perles amalgamées avec du mercure, de l’huile et de l’alun! elles se mettent sur la figure des emplâtres de céruse et de craie, des couches de sublimé qu’elles colorent de vermillon, pour se faire ressembler à des masques, et s’adoucissent les mains avec un composé de miel, d’amandes amères et de farine de moutarde qui devait tenir plus du cataplasme que toute autre chose. Notons qu’en outre elles ont la déplorable habitude de mâcher du mastic, comme encore à présent les Orientales et les Algériennes, pour se blanchir les dents, se purifier l’haleine, et qu’elles confectionnent elles-mêmes leurs fards en les humectant de crachat! En fait d’odeurs, elles ne connaissent que les plus pénétrantes: le musc, le benjoin, le camphre, la térébenthine; passe encore pour le camphre, mais la térébenthine! il ne leur aurait plus manqué que de se mettre quelques gouttes d’alcali volatil sur le mouchoir. On les aimait tout de même pourtant, en dépit de ce que le nez pouvait y trouver à redire, et on faisait pour elles les mêmes folies qu’à présent.

La Bella creanza delle donne parut en 1539 (Venise, Curzio Navo e fratelli, in-8o); elle ne portait pas de nom d’auteur, mais l’Épître dédicatoire aux Dames, datée de Lucignano, le 22 Octobre 1538, était signée du sobriquet Académique d’Alessandro Piccolomini: Lo Stordito Intronato. Des savants en us, Placcius, De Anonymis, Rhodius, De Suppositis, n’en ont pas moins attribué l’ouvrage au pape Paul V, et Scavenius, apud eumdem Placcium, au pape Pie V; le bibliographe Italien Zeno a vu dans ces fausses attributions émanant d’hérétiques l’intention méchante, qu’ils n’avaient peut-être pas, de discréditer le Saint-siège Apostolique. Plût aux Dieux immortels que ces deux intolérants et cruels pontifes n’eussent pas commis d’autre méfait que ce Dialogue! Ses mérites littéraires l’ont fait réimprimer deux ou trois fois au XVIe siècle, une fois au XVIIIe, et il en a été donné une réédition à Florence en 1862. On en connaît sous le titre d’Instructions pour les jeunes Dames, par M. D. R. (Lyon, 1573, in-12), une ancienne traduction ou imitation Française souvent réimprimée avec quelques changements.

Décembre 1884.

Chargement de la publicité...