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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XIV
ROLAND FURIEUX
POÈME DE L’ARIOSTE[49]


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Traduire l’Arioste, suivre dans ses méandres cette infatigable et prestigieuse imagination, c’est un travail de plus d’attrait que de fatigue. Après le plaisir de créer et de douer de vie ses propres conceptions, plaisir qui doit être intense, mais qui n’est pas pour tout le monde à portée de la main, il n’en est peut-être pas de plus grand que de s’attacher à l’œuvre d’un tel maître, de la revivre, pour ainsi dire, avec lui, et d’essayer d’en donner une copie fidèle.

Cette tâche a séduit bien des gens de talent et de mérite, depuis le vieux Jehan des Gouttes qui, dès 1543, a montré à tous le chemin, jusqu’à MM. Du Pays, C. Hippeau et Marc Monnier, qui nous précèdent immédiatement. Dans l’intervalle, Mirabaud, Creuzé de Lesser, Duvau de Chavagne, le comte de Tressan, Delatour, Philippon de la Madelaine, Panckoucke et Framery, M. Desserteaux s’y sont exercés tour à tour, soit en vers, soit en prose, et y ont usé quelque chose de leur existence: car ce n’est pas une mince affaire que reprendre vers par vers un poème qui en compte cinquante mille, et il faut que le traducteur, en se mettant à une telle besogne, se sente soutenu d’un peu de cette foi qui, dit-on, transporte les montagnes. Chacun d’eux a cru faire mieux que ses devanciers: ce sera notre excuse d’être venu à leur suite, et si nous n’avons mieux fait, au moins aurons-nous fait autrement.

Des essais de traductions poétiques, le dernier, celui de M. Marc Monnier (le Roland de l’Arioste raconté en vers, 1878), est le plus agréable. En choisissant dans l’œuvre entière les épisodes qui lui convenaient, ceux où Roland est en scène, non pour les faire passer littéralement dans notre langue, mais pour en extraire le suc, en prendre la fleur, l’auteur, un homme d’esprit, qui parfois en prête même à l’Arioste, a mieux que tout autre réussi à rendre le génie du poète, sa libre allure, sa légèreté de touche et ce mélange d’enjouement et de sérieux qui est sa caractéristique. Le vers de dix pieds, substitué au monotone Alexandrin, la forme de la strophe, qui rappelle l’octave Italienne, font presque illusion. Mais c’est là un aimable et savant badinage inspiré par l’Arioste, plutôt que l’Arioste en personne; il y est trop vu en raccourci. Dans le Roland furieux, Roland n’est, malgré le titre, qu’au second plan, et comme épopée, ce qui distingue celle-ci entre toutes, c’est qu’elle n’a ni action principale, ni héros qui prime ses voisins (si elle en avait un, ce serait Roger), ni but autre que d’enchanter et de divertir. Son intérêt est dans cette succession d’épisodes à peine reliés entre eux, dans ce chassé-croisé d’aventures et de personnages qui se cherchent, se rencontrent, se perdent, se retrouvent, au grand amusement du poète, qui n’a jamais assez de fils pour ourdir sa vaste toile, et du lecteur, qui ne se lasse pas de le suivre dans le libre champ de sa fantaisie.

Les traductions en prose, quoique généralement bien pâles et bien effacées, donneraient donc encore l’idée la plus vraie du poème, si elles n’avaient le grave défaut d’accréditer cet ancien préjugé, que traduction et ennui sont une seule et même chose sous deux noms différents. On a oublié celles de Mirabaud et du comte de Tressan; elles appartiennent à ce genre faux qui sacrifie au prétendu bon goût les comparaisons luxuriantes, les métaphores hardies, tout ce qui constitue le nerf, l’originalité du style, et les remplacent par de pauvres fleurs fanées de collège. Les plus récentes, d’un exact et consciencieux travail, restent encore bien loin de l’original, dont la poésie s’est comme évaporée dans le passage d’une langue à l’autre; aussi a-t-on été amené à les aider du secours de l’illustration, à faire disparaître le texte sous les images.

Nous n’avons pas voulu nous priver entièrement de ce précieux auxiliaire, mais sans lui donner une part prépondérante. En tête de chaque chant, de vieux bois d’une ancienne édition de Venise[50], finement et savamment gravés à nouveau par M. A. Prunaire, ornent le texte sans l’absorber, sans faire passer la curiosité des yeux avant celle de l’esprit.

Au vers, qui impose toujours une gêne, qui force à des compromis et ne se pénètre plus intimement de la poésie du modèle qu’aux dépens de la littéralité; à la simple prose, muse pédestre, bien traînante et bien terre à terre pour suivre dans son vol le plus capricieux des poètes, nous avons préféré le système de traduction linéaire dont M. Léon de Wailly a donné dans son Robert Burns un excellent modèle, et qui se plie, comme le vers, aux inversions, aux tournures poétiques, aux hardiesses de langue, sans l’embarras du rythme, de la rime et de la césure. Une traduction n’est toujours qu’un reflet; Rollin disait: l’envers d’une tapisserie. Comparons celles qui sont obtenues par cette méthode à une image projetée dans l’eau et dont certains détails peuvent être affaiblis, mais qui conserve ses lignes et ses contours: le texte placé en regard aidera à la similitude. Arriver à ce que l’œuvre primitive se dessine aussi exactement dans la traduction qu’un objet placé devant un miroir, ce serait la perfection, et elle n’est pas de ce monde. Mais le lecteur a l’un à côté de l’autre le texte et sa reproduction; d’un seul coup d’œil il pourra rectifier celle-ci et lui rendre ce qui lui manque, si le miroir est un peu terne, si l’image y a perdu quelqu’une de ses vives couleurs.

Septembre 1879.

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