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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XXXII
LES
POÉSIES DE BAFFO[103]


L

Les historiens littéraires de l’Italie, tout entiers à l’exécration qu’ils font semblant d’avoir pour les œuvres de Baffo, se sont contentés d’écrire sur elles quelques pages déclamatoires, et ne nous ont transmis sur l’homme que des détails insignifiants. Peut-être, après tout, Baffo n’eut-il pas de biographie, comme les peuples heureux qui n’ont pas d’histoire.

Il était né à Venise. Les Dictionnaires biographiques ne nous ont fourni aucune date certaine, et ils le font naître vaguement dans les premières années du XVIIIe siècle; mais le portrait gravé qui se trouve en tête de la meilleure édition de ses Œuvres[104] porte cette inscription: Obiit anno 1768, ætatis suæ a. 74, qui nous donne pour sa naissance la date de 1694. Dans un Sonnet intitulé Vieillesse et qui commence ainsi:

Sur les soixante ans, une bonne petite chambrette,
Chaude l’hiver et fraîche l’été...

il se souhaite de mourir d’apoplexie à quatre-vingt-dix ans: les Destins n’ont pas tout à fait exaucé son vœu, mais il atteignit néanmoins un âge assez avancé. Il fut le dernier rejeton d’une vieille famille patricienne, inscrite dès la plus haute antiquité sur le Livre d’or, qui avait fourni un grand nombre de magistrats à la Sérénissime République et possédé, dit-on, dans des temps très reculés, la souveraineté de l’île de Paphos (Baffo, en dialecte Vénitien), d’où elle aurait tiré son nom. C’est peut-être un conte; nous empruntons cette assertion à Philarète Chasles, qui, parlant de la vie facile, ou plutôt dissolue, que tout le monde menait à Venise au temps de notre poète, en fait mention incidemment. «Ceux-ci,» dit-il, «jouent beaucoup; ceux-là vivent d’emprunts; d’autres de quelque chose de pis: il y en a dont les sœurs sont jolies et les femmes avenantes; l’argent est rare, le commerce ordinaire ne produit rien. Certains enseignent l’art d’aimer à la jeunesse des deux sexes, comme fit le seigneur Paphos, transformé en Baffo, lequel tirait de cette île Cyprine son nom et sa généalogie, s’en vantait, honorait Vénus comme sa déesse unique, et imprimait à soixante-cinq ans, sénateur, patricien, et des plus considérables, le glorieux monument de ses quatre monstrueux volumes d’impudicités, devenus le Manuel de leur genre, et qu’il signa.» Nous avons vainement cherché, dans les nombreux hymnes à Vénus du recueil, l’endroit où Baffo aurait tiré gloire de cette généalogie Cyprine; le Canzone qui commence par

Nell’isola di Baffo...

lui offrait cependant une occasion bien favorable de rappeler ce souvenir de famille[105]. En revanche, nous savons par lui-même et par son épitaphe[106] que les Baffo eurent l’honneur de fournir une sultane à l’Empire Ottoman. Un de ses ancêtres, nous raconte-t-il, allait fonder un comptoir à Corfou, accompagné de sa femme et de sa fille; ils furent capturés par des corsaires, et la fille, qui était d’une grande beauté, enfermée dans le harem du Grand Seigneur, ne tarda pas à devenir sultane favorite. Elle eut un fils qui régna après que le père se fut fait crever à force de faire l’amour, dit Baffo, et sur lequel elle exerça aussi un grand ascendant. Il ne nous donne malheureusement pas le nom de ces deux Princes, qui le touchèrent de si près, et se contente de tirer du fait une réflexion très judicieuse: c’est que, si les Sultans ont quelques gouttes de son propre sang dans les veines, rien d’étonnant à ce qu’ils soient si paillards:

...Ah! se del sangue mio
Ghe xe dentro in le vene dei Sultani,
No stupisso se i fotte come cani!

Le fameux Casanova de Seingalt, dans sa jeunesse, connut beaucoup Baffo, qui remplit près de lui durant quelques années le rôle officieux de tuteur. Baffo était grand ami de son père et, bien probablement, plus grand ami encore de sa mère, qui jouait la comédie à Venise et s’y faisait fort applaudir. Quelques-uns de ces Sonnets où Baffo parle, sans les nommer expressément, d’actrices alors en vogue, ont peut-être été composés pour elle. Casanova raconte qu’à l’âge de huit ou neuf ans, il fit avec sa mère et lui un petit voyage de Venise à Padoue, par le canal de la Brenta, et donna au poète une preuve de la précocité de son intelligence. Voyant que le bateau semblait immobile, tandis que les arbres s’enfuyaient avec rapidité le long des rives: «Il se peut donc,» se serait écrié Casanova, «que le soleil ne marche pas non plus, et que ce soit nous au contraire qui marchions d’Occident en Orient!» Là-dessus sa mère de le gronder de sa bêtise, et un de leurs compagnons de voyage, un Grimani, de déplorer son imbécillité; «mais M. Baffo,» poursuit le narrateur, «vint me rendre l’âme. Il se jeta sur moi, m’embrassa tendrement, et me dit: «Tu as raison, mon enfant; le soleil ne bouge pas; prends courage, raisonne toujours comme cela et laisse rire.» Ma mère, surprise, lui demanda s’il était fou de me donner des leçons pareilles; mais le philosophe, sans même lui répondre, se mit à m’ébaucher une théorie faite pour ma raison enfantine. Ce fut le premier vrai plaisir que je goûtai dans ma vie.» C’était Baffo qui avait décidé sa mère à le mettre en pension à Padoue, l’air de Venise lui étant tout à fait malsain, et Casanova dit à ce propos qu’il lui fut vraisemblablement redevable de l’existence. Il aurait bien dû, ne fût-ce que par reconnaissance, nous transmettre sur l’homme privé quelque appréciation personnelle, qui, venant de lui, si fin observateur, nous serait bien utile. Il se borne à l’appeler «sublime génie, poète dans le plus lubrique de tous les genres, mais grand et unique... Il est mort vingt ans après,» ajoute-t-il, «le dernier de son ancienne famille patricienne; mais ses poèmes, quoique licencieux, ne laisseront jamais mourir son nom. Les inquisiteurs d’État de Venise auront par esprit de piété contribué à sa célébrité, car en persécutant ses ouvrages manuscrits, il les firent devenir précieux; ils auraient dû savoir que spreta exolescunt

Baffo, comme le dit très bien Casanova, fut un grand poète et surtout un poète unique. Il n’a chanté que le plaisir sensuel, mais avec quelle originalité d’esprit, quelle incroyable fécondité d’imagination! Horace[107] blâme celui qui entreprend d’être merveilleusement varié dans un sujet toujours le même: s’il revenait au monde pour lire Baffo, et la chose en vaudrait la peine, il changerait évidemment d’avis. A ne parcourir que sommairement les titres des six cents petits poèmes, Sonnets, Madrigaux et Canzones, dont se compose l’œuvre du jovial Vénitien, à ne jeter sur ses vers qu’un coup d’œil distrait et en voyant qu’une demi-douzaine de mots, toujours les mêmes, reviennent continuellement, on le croirait volontiers d’une insupportable monotonie: on se tromperait de beaucoup. Le poète ne s’est pas répété une seule fois dans ces étonnantes variations sur un seul thème. Une imagination aussi Priapique ne s’est jamais manifestée avec autant d’ingéniosité, et aussi avec autant de franchise. Baffo chante la Vénus prodigieuse, chère aux Italiens, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde; il raconte ses exploits, ses bonnes fortunes, ses jouissances solitaires ou partagées, et décrit des débauches imaginaires ou réelles avec un cynisme dont rien n’approche. Des rêves lubriques ne cessent de hanter son cerveau: tantôt il se représente, en les amplifiant, les grandes orgies Romaines; tantôt il construit un temple immense où tournoient des rondes d’une lasciveté poussée jusqu’à la frénésie; tantôt il fonde un couvent dont il se fait l’abbé: le nouvel Ordre a ses règles, ses austérités, ses psaumes et ses cérémonies; on devine les ouvrages sacrés qu’il met dans les mains des Nonnes; tantôt il prend à partie un peintre et lui commande une galerie qui exigerait le pinceau d’un Jules Romain.

Toutes ces folies se pardonnent à la faveur de l’esprit, de la bonne humeur, de la drôlerie vraiment comique, et parfois même de la grâce que l’auteur répand à pleines mains. Baffo manie le joli dialecte Vénitien avec une aisance merveilleuse et il a une variété de mètres, une richesse d’images que pourraient envier bien des poètes plus sérieux. Malgré tant de documents que nous possédons sur la vie à Venise au XVIIIe siècle, les Mémoires de Casanova, d’Alfieri, de Lorenzo da Ponte, de Gozzi, les comédies de Goldoni, il nous manquerait quelque chose si nous n’avions pas Baffo et le récit de ses promenades nocturnes sur la Piazza, de ses rencontres avec les courtisanes et les filles de théâtre, de ses parties fines à l’Osteria et au Ridotto, ses tableaux si animés des fameuses fêtes de l’Ascension et tant d’autres pages exquises. Comme écrivain, par la brutalité voulue de ses expressions, il réagit contre la langue guindée et solennelle des Académies, contre les fadeurs des Dorats Italiens dont il parodie burlesquement les hyperboles, les périphrases et les subtilités. Pendant que les poètes de son temps mettaient à la Muse du rouge et des mouches, Baffo la troussait, comme il le dit, et la faisait parler en sgualdrina, en gourgandine Vénitienne. Disons d’ailleurs que les obscénités énormes dont il se vante, les goûts d’empereur Romain qu’il affiche, tout cela n’était que jeu d’esprit. Il avoue spirituellement qu’il se les donnait par pur caprice, rien que pour montrer la bonne veine en poésie et pour ne pas faire de tort à sa nation:

Mi buzaro un tantin per bizzaria,
Sol per mostrar la vena in poesia,
E pò per no far torto alla nazion.

Ailleurs encore et en maints endroits, il va jusqu’à laisser percer une répugnance profonde pour des pratiques auxquelles on le croirait adonné avec ferveur, sans prendre souci de la singulière contradiction qu’offrent ces passages avec tout le reste de ses œuvres. Baffo travaille dans l’impudicité sans être personnellement impudique, de même que Corneille, par exemple, travaillait dans l’héroïsme, sans être lui-même un Auguste, un Polyeucte ou un Nicomède. Mais son idée à lui est beaucoup plus bizarre et il ne risque pas de rencontrer un grand nombre d’imitateurs.

Ses sonnets politiques et philosophiques, où il trouve néanmoins moyen d’introduire les objets de ses méditations habituelles, tout en étant aussi plaisants que les autres, montrent dans Baffo un esprit indépendant, un libre penseur déterminé, en même temps qu’un patriote digne des jours héroïques de Venise. Ce Diogène était un moraliste à sa façon. Ceux qu’il lance contre les moines, le clergé et Clément XIII lui auraient attiré, par leur virulence, bien des désagréments avec l’Inquisition, s’il n’avait eu la précaution de ne rien laisser imprimer de son vivant. Cette impiété a semblé plus coupable encore que tout le reste à un critique de la Revue des Deux Mondes[108], M. Ferrari. «Baffo,» dit-il, «provoque le fou rire sur tout ce qu’il y a de plus grave et de plus respecté. Ici c’est le Couvent avec ses règles, ses austérités, ses dévotions, qui devient un temple de Priape; là c’est l’ombre de Bonfadio, l’historien cynique de Gênes, qui revient de l’autre monde pour dire à Baffo qu’il a cherché Dieu partout, mais qu’il ne l’a trouvé nulle part; ailleurs c’est Baffo lui-même qui fait des sonnets d’outre-tombe pour débiter toutes sortes d’obscénités. Puis on rencontre une foule d’observations, de réflexions, de railleries sur Dieu, sur l’Enfer, sur l’honneur, sur la vertu, ou bien l’apologie du vice, la religion du Soleil et une foule d’autres choses destinées à achever l’éducation des dilettanti. Cinquante ans auparavant le poète aurait été étranglé; mais les temps étaient changés, et il put se moquer des nonnes, des papes, des religieux, sans que l’attention du Conseil des Dix fût éveillée par ces débauches poétiques.» Nous savons au contraire, par Casanova, que les Inquisiteurs d’État firent rechercher ses manuscrits en les pourchassant de leur mieux, et Baffo nous dit quelque part que, pour ne pas être inquiété, il dut promettre au farouche tribunal de se montrer plus circonspect à l’avenir.

Ami de son repos et de ses aises, Baffo ne voulut briguer ni les honneurs ni les charges publiques. Il fut cependant élu membre de la Quarantia, Cour suprême de Justice à Venise, après une lutte où il eut pour compétiteur un certain Pagnecca, et dont il a retracé avec bouffonnerie les péripéties diverses dans quelques-uns de ses sonnets: rien ne dit qu’il ne fut pas un magistrat sérieux, quoiqu’il nous ait donné çà et là de plaisantes parodies d’arrêts. Possesseur d’un magnifique palais construit par le Sansovino, il semble n’y avoir eu pour vivre que des débris fort modestes de l’ancienne opulence de sa famille; il y vivait dans un coin de la cuisine, faute d’argent:

Ce Baffo qui demeure place San-Maurizio,
Entre l’église et le fameux Cordelina,
Dans un Palais qui confine au ciel,
Magnifique édifice du Sansovino,
Il s’est retiré loin du vice
Et séquestré là, dans un coin de la cuisine;
Il ne veut plus d’osteria, plus de gourgandine:
L’argent lui manque, et aussi le Cazzo.
Ruffians et femmes de bonne composition
Viennent larmoyer sous son balcon,
Le croyant rentré dans la grâce de Dieu;
Ils le prient et le conjurent à genoux,
Par les plaisirs qu’en la Mona il a goûtés,
De redevenir, comme auparavant, un bon bougre.

Cette gêne, si elle fut réelle, ne lui vint sans doute que dans sa vieillesse, après que le jeu et les femmes eurent fait de larges brèches à sa fortune; elle ne l’empêcha pas, malgré quelques boutades misanthropiques, de rester fidèle jusqu’à la fin de ses jours à son aimable philosophie Épicurienne. Il ne se maria pas, afin de ne pas aliéner sa liberté et «de peur de produire des enfants qui peut-être se feraient pendre»; vécut entouré d’amis qui le recherchaient pour sa gaîté, son urbanité, la finesse de son esprit, et parvint à un âge avancé sans que sa bonne humeur l’abandonnât jamais: nullo tædio afficiebatur, dit son épitaphe. La siora Mona lui causa seule quelques regrets, lorsque le sior Cazzo prit définitivement congé de son propriétaire: dix Sonnets, consacrés aux funérailles burlesques de ce cher ami, attestent l’intensité de sa douleur.

C’est à l’admiration enthousiaste d’un riche Anglais, lord Pembroke, que Baffo doit sa célébrité Européenne. Les amis du poète, trois ans après sa mort, s’étaient bornés à faire dans ses œuvres un choix de deux cents pièces environ: Le poesie di Giorgio Baffo, Patrizio Veneto, 1771, in-8o, petit volume d’une rareté insigne, dont on ne connaît à l’heure qu’il est qu’un ou deux exemplaires. Il en figure un, sous le no 2971, dans le Catalogue Libri (1847) avec cette mention: «Recueil trop célèbre, en patois Vénitien; cette édition contient des pièces qui n’ont pas été reproduites dans les éditions successives.» Nous avions la bonne fortune d’en posséder un autre, celui-là même qui appartint à lord Pembroke, dont il porte sur le titre la signature; il nous a donc été facile de vérifier l’exactitude de cette assertion et de donner en Appendice, parmi les pièces non reproduites, celles qui avaient de l’intérêt et n’étaient pas de simples variantes. Nous avions également en notre possession un recueil manuscrit, beaucoup plus copieux que l’imprimé de 1771, qui nous en a fourni quelques-unes. Mais lord Pembroke n’avait rien négligé d’important dans la belle édition qu’il a fait faire à ses frais (Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, Veneto; Cosmopoli, 1789, 4 vol. in-8o), sur les manuscrits du poète. C’est elle que nous avons suivie ponctuellement, sans tenir plus de compte des rajeunissements d’orthographe et de style des réimpressions récentes que des variantes de l’édition de 1771. Celle-ci, quoique donnée par les amis de l’auteur, renferme maintes pièces qui ne sont évidemment que des ébauches dont lord Pembroke a trouvé la rédaction définitive dans les papiers de Baffo: les corrections sont la plupart du temps trop heureuses pour avoir été faites par d’autres que par le poète lui-même.

Février 1884.

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