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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XXXVIII
DES
DIVINITÉS GÉNÉRATRICES
PAR DULAURE[118]


J

Jacques-Antoine Dulaure fut un de ces modestes et laborieux savants à l’esprit ouvert et chercheur, d’une variété remarquable d’aptitudes, d’une facilité de travail, d’une fécondité qui étonnent, tels qu’il s’en était formé un grand nombre à l’école de la philosophie du XVIIIe siècle, des Encyclopédistes, et qui pour la plupart se sont perdus dans le gouffre de la Révolution. «Que faisiez-vous pendant la Terreur?» demandait-on à Sieyès.—«J’ai vécu,» répondait-il. C’était déjà beaucoup, en effet, que d’arriver seulement à vivre; mais Sieyès y réussit tout en restant jusqu’au bout au milieu des partis qui s’entretuaient, Dulaure n’échappa à la guillotine qu’en s’exilant.

Suppléant à l’Assemblée Nationale, puis député à la Convention, Dulaure était de ces esprits sages, pondérés, qui auraient voulu fonder pacifiquement un nouveau régime de liberté, d’égalité et de justice, et acheminer la Révolution dans une voie régulière. Il fut décrété d’accusation le 15 Octobre 1793, cinq mois après les Girondins, et n’échappa qu’à grand’peine au sort de ses amis, en se dérobant aux recherches de la police. Arrivé en Suisse, par les montagnes du Jura, il se présenta à une manufacture d’indiennes où, embauché d’abord comme ouvrier, il trouva par la suite à utiliser ses talents de dessinateur. «Pourquoi,» disait-il, «suis-je banni du sol de la liberté, moi qui depuis plusieurs années n’ai agi, écrit, pensé que pour elle? Avant et après la Révolution, j’ai constamment combattu la triple tyrannie des prêtres, des nobles et des rois!» Il vécut là entièrement inconnu, ne laissant soupçonner à personne ni son nom, ni qui il était, jusqu’à la chute de Robespierre. Après le 9 Thermidor, il rentra en France et reprit paisiblement possession de son siège à la Convention. Trois départements, le Puy-de-Dôme, la Corrèze et la Dordogne où, envoyé en mission, il avait su gagner tous les suffrages par son honnêteté, sa modération et son patriotisme, l’élurent député aux Cinq-Cents; il y siégea jusqu’au 18 Brumaire, qui mit fin à sa carrière politique.

Rendu à la vie privée, pourvu d’un modeste emploi dans les finances qui lui assurait le vivre et le couvert, il revint à ses études favorites et fit paraître le remarquable ouvrage intitulé: Des cultes qui ont précédé et amené l’idolâtrie ou l’adoration des figures humaines (Paris, Fournier, 1805, in-8o), suivi la même année du volume qui le complète: Des Divinités génératrices, ou du culte du Phallus chez les Anciens et les Modernes, des cultes du dieu de Lampsaque, de Pan, de Vénus, etc.; c’était le Voltairien qui protestait contre la réaction catholique dont la réouverture des églises avait donné le signal, et contre l’engouement qui portait aux nues le Génie du Christianisme. Aux poétiques fictions de Châteaubriand, Dulaure opposait des faits réels, précis et, remontant à l’origine des religions, les montrait toutes issues d’un grossier ou monstrueux fétichisme. Le vieux républicain, le conventionnel se réveilla à la Restauration; il publia une Défense des propriétaires des biens nationaux (1814, in-8o), et un virulent pamphlet qui est en même temps un document historique: Causes secrètes des excès de la Révolution (1815, in-8o), où il faisait des émigrés et des prêtres les instigateurs de la mort de Louis XVI, les rendait responsables du règne même de la Terreur. Ce pamphlet parut dans le Censeur, dont il motiva la saisie, et souleva contre son auteur des haines qui trouvèrent l’occasion de se satisfaire lorsque, dix ans plus tard, Dulaure réimprima, sous le titre général d’Histoire abrégée des différents cultes, les deux volumes de mythologie dont il est question plus haut. Celui qui traite des Divinités génératrices n’avait été l’objet à son apparition, en 1805, que de critiques et de contradictions plus ou moins vives: en 1825, on le jugea attentatoire à la morale publique et religieuse, l’édition fut saisie, condamnée et en partie détruite[119].

Dulaure était à cette époque en train de publier son grand ouvrage: Histoire physique, civile et morale de Paris (1821-22, 7 vol. in-8o), que dans les éditions suivantes il porta à dix volumes, et qui fut, avec l’Esquisse historique des principaux événements de la Révolution (1825, 4 vol. in-8o), le travail de toute la dernière partie de sa vie. L’Histoire de Paris est restée justement estimée, et l’on peut dire populaire. Moins prolixe que Sauval pour tout ce qui regarde la topographie Parisienne, les accroissements successifs de la ville, ses édifices civils, ses églises, ses fondations pieuses, moins copieux que D. Félibien et Lobineau en chartes, ordonnances, règlements, etc., Dulaure est très supérieur à ses devanciers par la façon dont il a mis en œuvre ses savants matériaux. Paris ayant été naturellement le théâtre des principaux événements de notre histoire, c’est une histoire de France vue dans son ensemble qu’il nous présente en retraçant celle de la capitale. Dulaure n’a pas la flamme d’un Michelet, mais il est exact et véridique, n’avançant guère un fait, une assertion, qu’il ne l’appuie d’un document. Il est surtout curieux des particularités, des anecdotes; c’est l’homme qui a colligé avec le plus de soin dans les chroniques, les mémoires, les registres du Parlement et de la Chambre des Comptes, les sermons des prédicateurs, tout ce qui pouvait ruiner les superstitions religieuses, décrier les mœurs et les institutions de la Monarchie.

Il nous reste à dire un mot du mythologue. Dulaure a porté dans ce genre de recherches, où il excellait, la netteté de vues, la conscience, l’exactitude, qui lui étaient particulières; il a rassemblé autour des questions qu’il se proposait d’élucider une telle quantité de textes, de citations empruntées aux auteurs anciens et modernes, qu’on s’émerveille de la variété et de l’étendue de ses lectures. Ses travaux sont d’autant plus dignes d’éloge, qu’il marchait dans une voie à peine frayée et ne trouvait que de faibles soutiens soit dans l’Origine des cultes de Dupuis, du système duquel il s’écarte considérablement, soit dans les monographies de l’abbé Mignot, de Court de Gébelin et du président De Brosses, qui n’avaient traité que des points tout à fait spéciaux. Une comparaison du système de Dulaure avec ceux de ses devanciers et des mythologues plus récents, Creuzer, Guigniaut, Alfred Maury, nous entraînerait trop loin; disons seulement qu’il a sur tous l’avantage d’être très simple et d’offrir, par conséquent, les plus grandes chances de vraisemblance, car l’homme des anciens âges n’a pas dû être le métaphysicien subtil que suppose la Symbolique de Creuzer.

Contrairement à Dupuis, qui voit dans le Sabéisme, c’est-à-dire dans l’adoration des astres, l’origine de tous les cultes, Dulaure montre jusqu’à l’évidence qu’il y eut des cultes bien antérieurs aux connaissances astronomiques dont le Sabéisme montre l’homme en pleine possession; que les premiers objets de son adoration superstitieuse furent des objets naturels: les montagnes qui bornaient son horizon, les forêts impénétrables qui servaient de barrières aux tribus, les fleuves, les sources bienfaisantes où il buvait, la mer infranchissable pour lui et qui le frappait d’étonnement, puis les pierres extraites des montagnes sacrées, les bornes posées solennellement comme frontières entre les nations, comme limites entre les patrimoines.

Pour ce qui est du culte du Phallus, par dérogation à son système, Dulaure lui donne une origine planétaire; il est, en effet, associé au signe zodiacal du Taureau dans les plus anciens documents que l’on ait sur lui. Ce point de vue est peut-être contestable; mais on rendra du moins cette justice à Dulaure, qu’il n’a rien négligé pour nous donner de ce culte singulier l’exposé le plus ample et le plus lumineux. Il en a suivi les développements et les ramifications dans tous les temps et dans tous les pays, jusqu’à nos jours où sous des noms divers il s’est clandestinement perpétué. Lui seul est complet; qu’on lise après lui les quelques pages éparses sur ce sujet dans la Symbolique, les quelques lignes que lui consacre Alfred Maury dans son Histoire des religions de la Grèce antique! Il sait de plus intéresser par la variété, l’abondance des renseignements et des citations, la clarté du récit. Dulaure n’occupe point parmi les mythologues le rang qui lui est légitimement dû.

Janvier 1885.

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