← Retour

Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

16px
100%

XXX
DOUTES AMOUREUX[100]


L

Les manuels de Cas de conscience sont des livres fort curieux, à ce point que l’autorité ecclésiastique en réserve quelques-uns ad usum confessorum, et les interdit aux profanes, de peur que ceux-ci ne deviennent trop doctes en certaines matières. Ces excellents casuistes sont, en effet, instructifs à la façon de ce prédicateur dont parle Pogge[101], qui tonnait en chaire contre un mari assez avisé pour «natibus uxoris pulvinum subjicere», afin d’augmenter l’attrait du déduit: dans le conte, un paroissien quitte le sermon et rentre bien vite chez lui essayer de la recette. Les Sanchez, les Benedicti, les Diana, les Billuart, les Liguori, les Sinistrari et, de nos jours, les Settler, les Gury, les Rousselot, les Craisson, les Bouvier, les Debreyne, nous en apprendraient bien d’autres que ce naïf prédicateur. Voulez-vous savoir ce que c’est que de connaître sa femme more canino? Benedicti vous le dira, et s’il n’ajoute pas:

C’est pour faire un enfant une bonne recette
Qui jadis fut donnée à Marie-Antoinette,

la raison en est qu’il vivait bien avant Marie-Antoinette et Louis XVI; mais il ne vous laissera pas ignorer que l’Église n’y est point contraire, quando mulier est ita pinguis ut non possit aliter coire, pourvu que toutefois vir ejaculetur semen in vas naturale. L’homme qui, pour s’exciter, ou pour éprouver une plus grande jouissance (quo se excitet, vel majoris voluptatis captandi gratia) Sodomitice copulam inchoat, avec l’intention bien arrêtée non consummandi, nisi intra vas naturale, commet-il une usurpation de juridiction? Sanchez, l’auteur du fameux De matrimonii sacramento, a élucidé ce point extrêmement important, et un autre qui ne l’est guère moins, à savoir si, in actu copulæ, immittere digitum in vas præposterum uxoris, est chose licite en droit canon. Il va plus loin encore: Quid, si vir intromittat membrum in os fœminæ, toujours, bien entendu, non animo consummandi, vel tangat membro superficiem illius vasis?» Saint Liguori déclare franchement désapprouver cette pratique, quand même on aurait les meilleures intentions du monde, et il en donne une raison judicieuse: «Ob calorem oris,» dit-il, «adest proximum periculum pollutionis.» Oui, en effet, le péril est imminent!

Les Dubbii amorosi appartiennent à ce genre de casuistique raffinée; ils exposent des difficultés qui avaient échappé aux plus profonds théologiens et leur donnent des solutions pour le moins aussi ingénieuses que celles de Sanchez et de Liguori. Le savantissime docteur in utroque jure qui les a compilés et mis en vers, incline généralement pour l’indulgence, sauf dans quelques cas exceptionnellement graves, et tient surtout compte de la direction d’intention; il se met ainsi de plain pied avec les adeptes déterminés du probabilisme. C’est assez dire que ce docteur ne peut pas être Pietro Aretino, sous le nom duquel ils ont toujours été publiés jusqu’à présent. Du temps de l’auteur des Ragionamenti le probabilisme ne faisait que de naître, et la casuistique, laissée aux docteurs de Sorbonne, n’était pas encore un sujet public de controverse, comme elle le devint au siècle suivant. On n’en connaît d’ailleurs aucune édition du XVIe siècle et ils se composent de deux séries, l’une en huitains, l’autre en quatrains, dont la seconde est encore plus moderne que la première. Ils couraient manuscrits dès le commencement du XVIIe siècle et ne furent, selon toute apparence, imprimés pour la première fois que longtemps plus tard, dans le Recueil du Cosmopolite (1735, in-8o), avec les Sonetti lussuriosi; disons toutefois que Mazzuchelli affirme en avoir vu une édition sans date qui lui a semblé être de 1600 ou environ. La question n’a pas grande importance; la seule chose qui en ait, c’est que les Dubbii ne sont ni ne peuvent être de Pietro Aretino, et là-dessus tous les bibliographes sont d’accord.

Ces facétieux Cas de conscience en matière érotique ont été évidemment inspirés à un homme d’esprit par les lubriques subtilités de Sanchez et du P. Benedicti, dont la Somme des péchés et le remède d’iceux (Lyon, 1584) fut, le premier des ouvrages de ce genre, publié en Français, afin que tout le monde pût y puiser des sujets d’édification. Brantôme nous dit que de son temps les dames en préféraient la lecture à celle des contes les plus licencieux, et le vieux Barbagrigia, qui, en cette même année 1584, réimprimait les Ragionamenti, déclare que le livre de Confession du savant Cordelier est tout uniment une contre-façon du chef-d’œuvre de l’Arétin. «Ce théologien,» dit-il, «n’a pas osé publier les Journées telles qu’elles sont, mais il les a reproduites sous une autre forme.» Sans avoir jamais fait les Dubbii amorosi, notre divin messer Pietro est donc néanmoins pour quelque chose dans cette plaisante parodie des casuistes qui lui avaient dérobé le meilleur de sa substance.

Décembre 1883.

Chargement de la publicité...