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Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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XXXVI
LA VIE DE MON PÈRE
par
RESTIF DE LA BRETONNE[115]


D

De tous les ouvrages de Restif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, les Nuits de Paris et les Contemporaines, seront toujours ceux qu’on lira le plus, ceux où l’on ira puiser le plus de renseignements sur la condition des classes moyennes à la fin du XVIIIe siècle. Dans cette suite de tableaux, aussi variés que la vie elle-même, où il fait passer devant nos yeux, avec la rapidité et la netteté des ombres d’une lanterne magique, tant de types divers ayant chacun leur existence propre, leur manière d’être, leur physionomie, Restif manifeste tout entier son génie, composé à doses presque égales d’observation et d’imagination. La Vie de mon père, qui se rattache comme document biographique à Monsieur Nicolas, dont elle est, pour ainsi dire, la préface, appartient à un genre plus austère: c’est toujours un tableau de mœurs, comme tout ce qu’a fait Restif, incapable d’invention proprement dite et qui n’écrivait que ce qu’il voyait ou croyait voir; mais ici son observation, au lieu de s’éparpiller, se concentre sur un seul point, la vie rurale, sur un seul homme, Edme Restif, son père, et deux ou trois autres figures dessinées au second plan. Avec ces simples éléments, celui qu’on a surnommé le Rousseau du ruisseau et le Voltaire des femmes de chambre, celui dont M. de Jouy disait que la platitude ordinaire de son style, la vileté des acteurs qu’il faisait mouvoir et l’extravagance de son amour-propre l’avaient plongé à tout jamais dans le ridicule, a réussi à faire un chef-d’œuvre. Oui, certes, la Vie de mon père est un chef-d’œuvre, ne l’envisagerait-on qu’au point de vue de la composition littéraire, de l’intérêt du récit, de ses parfaites proportions, et de la convenance du style avec le sujet. Ce tableau de la vie rurale au XVIIIe siècle, présenté avec sincérité et naturel, a un grand charme, qui se double encore de l’utilité du livre, de l’enseignement moral qui en découle. Si le prix Montyon pour l’ouvrage le plus utile aux bonnes mœurs avait existé à l’époque où parut la Vie de mon père, elle l’aurait sans aucun doute obtenu des juges les plus difficiles.

Restif semble cependant avoir écrit ces belles pages sans effort, du premier jet, comme tout ce qui est tombé de sa plume: à cela seul on jugera s’il était bien doué comme écrivain. «En me rappelant,» nous dit-il, «ce que mon père avait souvent raconté devant moi, pendant mon enfance, de son séjour à Paris et de Mlle Pombelins, il me vint une idée, vive, lumineuse, digne du Paysan-Paysanne pervertis! Je réfléchis sur tous les traits sortis de la bouche d’Edme Restif, et je composai sa Vie. Je ne revis pas ce petit ouvrage, je le livrai à l’impression en achevant de l’écrire. Aussi tout y est-il sans art, sans apprêt; la mémoire y a tenu lieu d’imagination. A la seconde et à la troisième édition, je n’ai fait que corriger quelques fautes de style ou replacer quelques traits oubliés. Cette production eut un succès rapide, ce qui doit étonner; elle n’était faite ni pour les petits-maîtres, ni contre les femmes, ni pour dénigrer la philosophie: les bonnes gens seuls la pouvaient acheter. Apparemment ils donnèrent le ton pour la première fois[116]

La Vie de mon père est, non le roman, mais la vie d’un honnête homme; l’élément romanesque s’y réduit à peu de chose, très probablement à la fantastique apparition, dans l’église Saint-Roch, d’un bienfaiteur mort, le «vertueux Pombelins», sous les traits d’un vieux prêtre, et à la lugubre célébration du mariage d’Edme Restif devant le cadavre de son père. Un type digne des anciens âges, ce Pierre Restif, père du héros du livre et grand-père de Nicolas, ce paysan Bourguignon, bon vivant et rieur avec les autres, mais dont le sourcil se fronce dès qu’il rentre chez lui, qui a mangé presque tout son bien à ne rien faire et qui gouverne sa famille comme les anciens Romains, en maître absolu. Tout tremble devant lui, femme, filles, valets, et le fils lui-même, grand garçon de vingt ans, sur le simple soupçon qu’il voudrait peut-être s’émanciper, est vigoureusement cinglé de coups de fouet. Envoyé à Paris, il va y contracter un mariage avantageux: son père aussitôt le rappelle, lui déclare qu’il veut être obéi, le marie de force à une épaisse et disgracieuse fille de ferme, et meurt, ce beau coup fait, avec la conscience d’être resté jusqu’au bout en possession de l’autorité paternelle. Edme renonce à ses espérances, aime la laborieuse ménagère qui lui a été imposée comme il aurait aimé la femme de son choix, et, à l’imitation des patriarches de la Bible, travaille sept ans chez son beau-père, un autre type anguleux et dur de paysan. Ce stage accompli, et sa première femme étant morte, il se met à faire valoir ses biens, et enfin vient s’établir sur ce domaine de la Bretonne dont son fils a illustré le nom. Comme c’est un homme d’un sens droit, d’un esprit avisé et réfléchi, il essaye de meilleurs modes de culture, il épierre ses champs et les préserve d’inondations périodiques, il transforme en vignoble un coteau abrupt où de temps immémorial on n’avait rien pu faire pousser; ses voisins l’imitent et de proche en proche on voit régner l’aisance dans un village réputé jusqu’alors le plus misérable de la contrée. Il avait acquis un peu de pratique dans sa jeunesse chez un cousin, avocat à Noyers, et chez un procureur au Parlement, à Paris: il est de bonne heure notaire; puis le seigneur du lieu, un chevalier de Malte, le nomme juge et enfin lieutenant. Dans ces fonctions publiques, sa droiture, son équité, lui valent le surnom d’honnête homme, sous lequel on le désigne non seulement à Sacy, mais dans tous les bourgs voisins. Plus de querelles, plus de procès; une comparution devant l’honnête homme met fin à tous les différends. Et quelle bonne existence patriarcale, les jours de la semaine consacrés aux travaux des champs, l’après-midi du dimanche aux affaires de la commune! Le soir, quatorze enfants, sept d’un premier lit, sept autres d’un second mariage, prennent place par rang d’âge autour de la table où viennent s’asseoir à leur côté d’abord les garçons de charrue, puis les vignerons, enfin le bouvier, le berger et deux servantes. Le repas fait, un bon repas où tout le monde mange le même pain blanc de froment et boit la même piquette qui râpe un peu le gosier, le patriarche lit quelques passages de la Bible, et le lendemain, en poussant la charrue, les garçons n’ont pas de plus grand plaisir qu’à commenter la lecture de la veille.

L’heureux coin de terre, que ce petit canton de Bourgogne! Et le bon Edme Restif n’est pas le seul honnête homme qui essaye d’y ramener l’âge d’or. Lisez les allocutions familières du vénérable Berthier à la jeunesse des deux sexes, et demandez-vous si beaucoup de nos instituteurs de campagne pourraient parler avec tant d’onction, avec une éloquence si pénétrante et si persuasive. Le curé de Sacy, messire Antoine Foudriat, est un homme des temps apostoliques; les gens de justice font remise de leurs honoraires aux plaideurs; les collecteurs des tailles eux-mêmes sont animés des meilleurs sentiments envers le pauvre monde, et un paysan profite du clair de lune pour labourer en cachette les champs de son beau-père! A Nitry, le bon curé Pandevant, un dimanche, dit à ses paroissiens: «Mes amis, on va sonner les vêpres, mais allez plutôt relever vos foins; profitez du beau temps; qui travaille prie.» Il n’est pas jusqu’aux frères aînés du narrateur de cette idylle, le curé de Courgis et l’abbé Thomas, qui ne donnent l’exemple de la bonté, de la serviabilité, du désintéressement. Seul le pauvre Nicolas ferait tache dans un milieu si vertueux: aussi s’en exile-t-il de bonne heure pour aller mener au loin une vie agitée de passions et d’inquiétudes.

Tel est le tableau que nous présente Restif de son pays natal, quelque trente ou quarante ans avant la Révolution. Si nous ne possédions pas d’autre document sur l’ancien régime, nous serions persuadés que c’est bien à tort qu’il est si décrié, et que le paysan est injustifiable quand il fait mine de prendre sa fourche dès qu’on parle de l’y ramener. Mais d’autres documents subsistent, et en grand nombre, qui justifient assez son hostilité contre le vieil ordre de choses, et son attachement à la Révolution, qui l’a renversé. C’est d’abord la terrible page de La Bruyère: «L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine; et, en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans les tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé.» Notons que La Bruyère écrivait cela vers l’époque, à peu près, où naissait l’honnête Edmé Restif, et que, des Caractères aux doléances contenues dans les cahiers des États-Généraux, la situation du paysan semble avoir encore empiré.

La Bruyère croit qu’au moins le paysan peut manger du pain; les rapports des intendants de province constatent que ce pain noir souvent lui manque, et qu’en maintes contrées il est réduit à manger de l’herbe, comme ses bestiaux. Saint-Simon dit qu’en dehors de la cour, où s’engouffre toute la fortune du pays, le roi de France n’est que le roi d’un peuple de gueux, que son royaume est un hôpital de mourants. Massillon, en parcourant son diocèse de Clermont-Ferrand, se sent le cœur saigner; partout il a vu ses ouailles sans lit, sans meubles, manquant du pain d’avoine, leur seule nourriture. «Les nègres sont plus heureux!» s’écrie-t-il; leur maître du moins les nourrit, les habille et les abrite. Le Journal de d’Argenson, les procès-verbaux des Assemblées provinciales et, à l’approche de la Révolution, le Voyage en France de l’Anglais Arthur Young, nous éclairent encore mieux, s’il est possible, sur la misérable situation de l’agriculteur durant les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Young définit l’habitation des paysans, «des taudis de boue amoncelée entre quatre pieux, où un Anglais regarderait à mettre ses pourceaux,» et le beau sexe de la campagne, «des êtres appelés femmes par la courtoisie des habitants, en réalité des tas de fumier ambulants.» Puis viennent les économistes qui, avec leurs statistiques, nous font toucher du doigt le pourquoi de cette horrible misère: sur un revenu de cent francs tiré à grand’peine et grand labeur du sol, le cultivateur se voit enlever par l’impôt plus des quatre cinquièmes, 81 fr. 70 c.; quand il a payé au roi la taille, la capitation, les deux vingtièmes; au curé la dîme; qu’il a racheté ses corvées, acquitté l’impôt obligatoire du sel, la taxe des aides, s’il récolte du vin, et les redevances seigneuriales, il ne doit plus rien à personne, mais il a les mains vides, et c’est à peine s’il lui reste tout juste de quoi ne pas mourir de faim.

Restif, en écrivant la Vie de mon père, s’est-il donc plu à nous conter une agréable fiction? ce n’est pas présumable. Il a pu orner la vérité de quelques enjolivements, et lui-même, relatant dans Monsieur Nicolas ses Mémoires intimes, a ramené quelques-uns des personnages accessoires à des proportions plus réelles. De ses deux frères aînés, par exemple, le curé de Courgis et l’abbé Thomas, qui dans la Vie ont toutes les vertus des saints canonisés, le premier est un Janséniste fanatique qui ne peut venir à la Bretonne et y rencontrer le jeune Nicolas sans lui donner le fouet «pour effacer le péché originel par la douleur»; le second, dont il nous avait vanté la candeur, la modestie, l’humilité, est bien près de ne plus être qu’un simple cafard. Quant au vénérable magister, Maître Berthier, son fils, sous la férule duquel se trouva placé Nicolas, il avait déjà bien dégénéré, car avec ses écoliers et écolières il se servait moins de la persuasion que du martinet, «arme qu’il portait toujours, comme les nobles leur épée, et les Italiens leur poignard». Mais ce ne sont là que des détails insignifiants, l’ensemble reste vrai et sincère. S’il y a un si profond désaccord entre ce que Restif a vu de ses yeux, chez son père, et ce que d’autres ont non moins bien vu ailleurs, cela tient à ce que, dans l’ancienne France, autant de provinces, autant d’États; autant de paroisses, autant de pays fort dissemblables de mœurs, d’aisance ou de misère. Ceux qui nous ont tracé de la condition sociale du paysan de si désolantes peintures n’ont point passé par les bourgs de Nitry et de Sacy à l’époque où Maître Berthier y tenait sa classe, où Edme Restif, l’honnête homme, y rendait la justice. Et puis il y a encore autre chose. Sous un régime où l’impôt était à peu près arbitraire, où le fisc prenait tout ce qu’il trouvait à portée de sa main crochue, le paysan devait se faire encore plus misérable qu’il n’était réellement, et le voyageur, l’intendant, le grand seigneur, l’évêque même, en tournée pastorale, n’ont vu que ce qu’il voulait bien laisser voir. Qu’on se rappelle un des plus frappants épisodes des Confessions. «Un jour,» nous dit Jean-Jacques, «m’étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m’y plus si fort et j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avait pas belle apparence, mais c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse, où les habitants à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et de gros pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délices et je mangeais ce pain, paille et tout; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après avoir dit que j’étais un bon honnête jeune homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe, à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste; on joignit à tout cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton ne connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà ses inquiétudes et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire, et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rats-de-cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées, à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains.» Même dans ce petit domaine de la Bretonne, si bien régi et si prospère, il n’est pas sûr que devant les collecteurs des tailles, survenant inopinément au moment du repas du soir, on aurait servi sur la table aux vingt-deux couverts les bonnes assiettes de soupe fumante et le râpé à pleins pichets.

Dans la vie rurale telle que la dépeint Restif, tout est trop beau pour n’avoir pas été légèrement idéalisé, mais les parties principales, ce qui en fait le fond, restent vraies. Le dernier et le plus complet historien de l’Ancien régime, H. Taine, a négligé ou dédaigné la Vie de mon père; il aurait pu y trouver un heureux correctif à l’impression probablement trop sombre que laisse la lecture des documents. Sous un régime odieux, une administration exécrable, malgré ce qui survivait encore de la féodalité, les privilèges des nobles, les exactions du fisc, un homme d’énergie et de bon vouloir, probe et laborieux, pouvait vivre content de son sort, acquérir de l’aisance, élever une nombreuse famille et faire du bien autour de lui. Aujourd’hui la condition du peuple est moins précaire, mais la leçon est toujours aussi profitable. Restif nous dit qu’après avoir lu la Vie de mon père, un «homme en place» aurait voulu que le Ministère en fît tirer cent mille exemplaires, pour les distribuer gratis à tous les chefs de bourgs et de villages: on pourrait faire le même vœu aujourd’hui et souhaiter que cet ouvrage fût placé dans toutes les bibliothèques scolaires; hommes et enfants y puiseraient autant de notions du bien et du juste que dans le meilleur des manuels civiques.

Octobre 1884.

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