Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue
XXXIV
LA MESSE DE GNIDE
par
GRIFFET DE LA BAUME[110]
L’Opuscule que nous réimprimons pour les gens de goût, les délicats, ne porte pas un titre de fantaisie, c’est bien un livre de messe: on peut l’emporter à l’église, et suivre d’un bout à l’autre, de l’Introibo à l’Ite, missa est, toutes les phases et péripéties de l’office.
La Messe de Gnide a eu deux éditions: la première à Paris, l’an deuxième de la République une et indivisible (1793), la seconde à Genève, en 1797. Dans les deux, elle est donnée comme l’ouvrage posthume d’un certain Nobody[111], jeune poète du plus grand avenir, à qui l’abus de l’opium aurait rendu la vie intolérable et qui se serait tué d’un coup de pistolet en 1787. Le véritable auteur a vainement essayé de donner le change au moyen de cette fable ingénieuse, on a fini par le soupçonner: «Griffet de la Baume, né à Moulins en 1750, mort en 1805,» lisons-nous dans le Catalogue de Viollet Le Duc, «est accusé d’avoir composé ce petit poème impie, où le saint sacrifice est parodié d’une manière érotique, avec grâce et élégance. C’est une curiosité littéraire de la plus grande rareté.»
Mais Griffet de la Baume a-t-il entendu faire une parodie, dans le sens qu’on donne ordinairement à ce mot? On reconnaîtra le contraire. Il règne dans ce petit poème un souffle lyrique, un accent religieux, fort éloignés de la moquerie et de la dérision. Les vers, dont les différents mètres sont habilement combinés, ont de l’ampleur, de l’harmonie et un peu de la grâce antique d’André Chénier. C’est l’œuvre d’un croyant, d’un homme pieux, dont la piété s’adresse à d’autres autels, et qui remplace le Dieu des Chrétiens, le supplicié du Calvaire, par l’Alma Venus, inspiratrice de Lucrèce. Les Chrétiens ont emprunté presque toute la liturgie de la messe aux mystères du paganisme; elle fait retour à ceux-ci, dans ce poème d’un païen du XVIIIe siècle: c’est donc moins une parodie qu’une restitution. D’ailleurs, le culte de la femme est le seul qui soit réellement catholique, c’est-à-dire universel.
Septembre 1884.