Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation
CHAPITRE IV.
§ Ier.
Pour résumer en bref ce vaste et important système des consonnes euphoniques intercalaires, pour le présenter d'une manière plus sensible et plus suivie, je vais mettre ici quelques extraits de la chanson de Roland. Ces passages, en faisant connaître le plus poétique et l'un des plus anciens monuments du moyen âge littéraire, rompront utilement l'aridité de ces recherches. On ne sera pas fâché de faire plus ample et plus sérieuse connaissance avec le vieux Turold, l'Homère de Roncevaux, que l'élévation de la pensée, la grandeur et en même temps la naïveté de l'expression rapprochent si souvent de l'Homère grec31.
[31] Le gouverneur de Guillaume le Conquérant se nommait Turold: «Turoldus tenera ætate pædagogus.» (Guillaume de Jumiéges, p. 268.) Rien n'empêche de le regarder comme le même Turold qui se déclare l'auteur de la chanson de Roland:
«Ici finit le poëme de Turold.»
L'abbé de la Rue place la composition du Roland avant 1130, et rien jusqu'ici ne contredit cette date. Turold aurait donc été l'Aristote d'un autre Alexandre, pour qui il aurait composé son poëme, ne pouvant lui faire lire l'Iliade. Dans un temps où l'antiquité était profondément ignorée, il est remarquable de rencontrer une mention de Virgile et d'Homère; c'est à la stance 195. Baligant, l'amiral du roi Marsile, était, dit Turold, plus vieux que Virgile et Homère:
comme on dirait aujourd'hui: Plus vieux que Mathusalem.
Dans la tapisserie de Bayeux, ouvrage de Mathilde, femme de Guillaume le Conquérant, on voit un personnage qui tient les chevaux durant l'entretien d'Harold et de Guidon; sur sa tête est tracé le nom TUROLDUS. Est-ce notre Turold? Il est difficile de prononcer.
J'écris en italique toutes les consonnes muettes. Les autres, au contraire, doivent être senties.
Roland s'est décidé enfin à sonner de son cor pour avertir Charlemagne, et ramener l'avant-garde au secours de l'arrière-garde, vendue et livrée aux Sarrasins du roi Marsile par le traître Ganelon. Ganelon est avec Charlemagne pour le tromper et l'empêcher de retourner sur ses pas, si par hasard l'idée lui en venait:
[32] L'a s'élide. Le vers n'est que de quatre pieds.
«Le comte Roland, avec peine, fatigue et grand'douleur, sonne son cor d'ivoire. Le sang clair lui en sort parmi la bouche, et la tempe de son cerveau s'en éclate. Le son du cor porte bien loin33! Charles l'entend qui passe à cette heure les portes des défilés; le duc Naimes aussi. Les Français l'écoutent, et le roi dit: J'entends le cor de Roland! Il n'en sonne jamais que pendant le combat. Ganes répond: Il n'est pas question de combat. Vous êtes déjà vieux, blanc et fleuri; vous parlez comme un enfant. Vous connaissez, de reste, l'orgueil démesuré de Roland. C'est merveille que Dieu le souffre si longtemps! Pour un seul lièvre il va corner tout un jour. A cette heure il s'amuse avec ses pairs. Chevauchez toujours. Pourquoi vous arrêtez-vous?»
[33] Il est dit dans une autre stance que l'avant-garde l'entendit de trente lieues.
Malgré les instances du traître Ganelon, Charles retourne sur ses pas de trente lieues. Quand il arrive, tout est fini! La vallée est jonchée de cadavres: Olivier. Roland, l'archevêque Turpin, tous sont morts. Voici comment le poëte décrit la première nuit passée par Charlemagne, non loin de ces tristes débris de sa vaillante armée:
[34] Transposez l'r: froment.
«Claire est la nuit, et la lune luisante. Charles est couché, mais il a deuil de Roland et d'Olivier; il lui pèse fortement et des douze pairs, et des Français qu'il a laissés à Roncevaux sans gens (pour les garder). Il ne peut s'empêcher d'en pleurer et de se désespérer, et prie Dieu de sauver leurs âmes. Le roi est las, car la peine est bien grande. Il s'est endormi, car il ne peut résister davantage. Par tous les prés dorment les Français; n'y a cheval qui se puisse tenir debout. Celui qui veut de l'herbe la prend couché. Qui connaissait déjà la fatigue, en a encore bien appris là-dessus!»
Charlemagne, de retour à Aix-la-Chapelle, fait juger Ganelon. Les pairs le condamnent à mort; mais Pinabel, aussi de la perfide maison de Mayence, se présente pour soutenir en champ clos la cause de son cousin. Thierry d'Ardene, oncle d'Ogier le Danois, se déclare l'adversaire de Pinabel. La scène est à Aix-la-Chapelle; l'empereur fait porter quatre bancs sur la place, pour former le champ clos; les deux champions se préparent de leur côté:
[35] Fremez.
«Après qu'ils sont prêts pour le combat, bien confessés, absous et bénis, ils entendent leur messe et sont communiés, et ils laissent de très-grandes offrandes parmi ces moutiers. Devant Charles tous deux sont retournés; ils ont chaussé leurs éperons, vêtent hauberts blancs, forts et légers; leurs casques brillants sont fermés sur leur tête; ceignent épées emmanchées d'or pur; à leurs cous pendent leurs boucliers avec leurs écussons, à leur poing droit leurs tranchants épieux, puis sont montés sur leurs agiles destriers. Alors pleurèrent cent mille chevaliers qui, tenant pour Roland, ont pitié de Thierry. Dieu sait assez quelle en sera la fin!»
La fin, c'est que, après un succès longtemps douteux, Pinabel reçoit sur la tête un coup qui lui fend le casque et la tête jusqu'au nez, et fait jaillir la cervelle sur l'arène. O madame de Sévigné, où étiez-vous alors?
[36] Vretu.
«Les Français s'écrient: Dieu y a fait vertu! Il est bien droit que Ganes soit pendu, lui et ses parents qui ont plaidé pour lui.»
Ganelon n'est point pendu, mais il est tiré à quatre chevaux. Pinabel et le reste sont accrochés à des potences, al arbre de mal fust ou de bois maudit, comme parle le poëte. Le brave Thierry assiste au supplice de Ganelon entre les bras de Charlemagne, qui lui essuie le visage de ses superbes fourrures de martre:
Ainsi se termine ce poëme, le plus curieux peut-être et le plus intéressant que nous aient légué nos aïeux; par malheur, c'est aussi le plus mutilé.
Donc, pour lire et apprécier des vers composés au moyen âge, la première condition serait de savoir replacer en leur lieu les consonnes euphoniques omises la moitié du temps par les copistes, comme aussi de négliger celles qu'ils marquent trop souvent hors de propos.
J'ajoute tout de suite qu'il faut savoir aussi remédier à l'étourderie ou à l'ignorance des copistes relativement aux voyelles, car ils ne se bornent pas à pécher sur les consonnes. L'e muet est surtout leur écueil. Cette finale était facultative dans certains mots, comme aujourd'hui en italien. Comme, homme, vostre, nostre, étaient, au gré du poëte, com, hom, vos, nos. Quand le copiste estropie la mesure, soit par luxe ou par indigence, c'est au lecteur à la rectifier, et à ne se fier au manuscrit que de la bonne sorte.
On voit, sans que j'aie besoin de le montrer, de quelle conséquence a été la suppression des consonnes euphoniques. Pour ne parler que de la poésie, son vocabulaire a été tout d'un coup restreint des trois quarts. La versification, si facile au XIIIe siècle, qu'on dédaignait d'écrire en prose, même les traductions, est devenue au XVIIe un tour d'adresse, que, à force de le voir répéter, on imitait assez facilement au XVIIIe, et qui de nos jours tombe dans le procédé.
Avant de déterminer la finale d'un mot, nos pères se préoccupaient toujours de l'initiale du mot suivant. Cette habitude a dicté la principale règle de la rime dans la versification moderne. Originairement tout rimait, pourvu que la consonnance fût la même; c'est ce qu'on pourrait nommer le temps de la poésie naturelle, où tout le monde était convié. Mais quand un art plus délicat succéda à un art dans l'enfance, on sentit qu'il fallait mettre des bornes à cette faculté des rimes, et que la difficulté vaincue entrait pour beaucoup dans le mérite de la versification. Examinant alors de plus près les habitudes et le génie du langage, on fut conduit à porter cette loi: Un pluriel ne rime pas avec un singulier, ni un mot terminé par une consonne avec un mot terminé par une voyelle. (Les consonnes euphoniques intercalaires étaient déjà perdues.) Dès ce moment, le participe pillé ne rime plus avec l'infinitif habiller; ni le comparatif mieux avec le substantif pieu; ni plus avec un élu; courir avec chéri, etc., etc., etc. Pourquoi, puisque ces rimes satisfont pleinement l'oreille? C'est qu'elles ne la satisferont plus si le mot suivant commence par une voyelle, et que la rime ne veut pas s'exposer aux hasards d'une élision ou d'un hiatus. Il faut que l'exactitude de la rime soit garantie à tout événement.
Les autres raffinements n'ont pas tardé à suivre celui-là, comme la richesse de la rime, la mobilité de l'hémistiche, la recherche des coupes, de l'enjambement, etc.
A partir de ce jour, la versification quitte les rangs du peuple, et se renferme dans les rangs de la classe supérieure; car, désormais, pour faire des vers, il faudra avant et surtout être lettré, savoir l'orthographe; bientôt même cette condition sera la seule exigée.
§ II.
L'usage des consonnes euphoniques paraît un legs des anciens Latins. A cet égard, il ne faut pas demander les révélations au siècle d'Auguste, pas plus qu'au siècle de Louis XIV; mais remontons le cours des âges: peut-être y a-t-il un moyen de savoir comment prononçaient les Romains du temps des guerres puniques. Nous avons de leur main un manuscrit authentique, monument qui date aujourd'hui de deux mille cent cinq ans: c'est la colonne Duilienne. L'emploi du d euphonique y est manifeste: IN ALTOD MARID… IN SICELIAD… PUCNANDOD… NAVALED PRÆDAD. Dans la première inscription du tombeau des Scipions, GNAIVOD PATRE PROGNATUS; dans une inscription de Vérone (Orelli, no 3147), QUAISTORES AIRE MOLTATICOD DEDERONT; dans le sénatus-consulte sur les Bacchanales, SACRA IN OQVULTOD NE QUISQUAM FECISE VELET. D'où provient ce d, et quel en est l'usage, s'il n'est destiné à sauver la voyelle finale du choc d'une voyelle initiale?
On a dit là-dessus que le d était une marque de l'ablatif. Nullement. Vous retrouvez dans cette assertion précipitée la coutume des grammairiens, de convertir d'abord en principe général le fait particulier. Si les exemples qu'on cite sont le plus souvent à l'ablatif, la raison en est simple: c'est que l'ablatif surtout a une voyelle finale désarmée. Mais ne détournez pas vos yeux des adverbes, prépositions, impératifs, accusatifs en a, en o ou en e, auxquels je rencontre attaché le d final. Par exemple, dans le sénatus-consulte des Bacchanales, extrad, suprad facilumed:—NEVE IN POPLICOD, NEVE IN PRIVATOD, NEVE EXTRAD URBEM. Le décret sera affiché en lieux où il soit le plus facilement en vue: UBEI FACILUMED GNOSCIER POTISIT.
L'accusatif, étant naturellement muni d'une consonne finale, n'avait pas besoin du d euphonique. Les accusatifs me, te, se font exception à la règle; aussi les trouve-t-on écrits med, ted, sed:
Festus signale sed mis pour se. On le trouve dans Plaute, et avant Plaute dans le sénatus-consulte des Bacchanales: NEVE QUISQUAM FIDEM INTER SED DEDISE VELET.
L'accusatif pluriel ea y est écrit ead: SEI ESENT QUEI ARVORSUM EAD FECISENT QUAM SUPRAD SCRIPTUM EST.
On trouve même dans une inscription senatud pour senatum.
Probablement par une heureuse inadvertance du sculpteur, comme lorsque les scribes de notre moyen âge nous révèlent, par certaines fautes d'orthographe, les préoccupations de leur esprit, les habitudes de leurs yeux et l'usage de leur temps.
Le d était donc la consonne euphonique intercalaire qui plaisait le plus aux Romains; et cela s'ajuste bien à un passage de Macrobe. «Nigidius, dit-il, déclare qu'Apollon et Janus sont le même personnage, et que Diana est aussi le nom Iana, précédé du d euphonique qui s'attache volontiers à l'i: Reditur, redintegratur, redhibetur, etc.» (Saturn. I, c. 9.)
Peut-être, en y regardant mieux, pourrait-on saisir la trace d'autres consonnes euphoniques. Par exemple, l'infinitif passif en ier ne rentrerait-il pas dans cette catégorie? Le sénat ordonne que cette table d'airain soit attachée… etc. DE SENATUOS SENTENTIAD UTIQUE EAM FIGier IOUBEATIS.
Le c paraît avoir servi au même usage dans la touchante épitaphe de Claudia, qui avait vu mourir un fils, et en laissait un autre.
Le c empêche l'élision d'horum, qui détruirait le vers. Et voyez combien les vestiges d'un usage populaire sont ineffaçables! A l'autre extrémité de la langue latine, nous retrouvons encore tunc pour tum, qui atteste l'usage et les propriétés de l'ancien c euphonique. Tunc s'est sauvé à côté de tum, lorsque horunc était sacrifié à horum par les écrivains d'une époque plus polie.
Nunc n'est autre chose aussi que le nun grec, qui s'est tenu constamment armé de sa finale euphonique.
C'est un fait bien curieux à étudier que ce phénomène se reproduisant à un si long intervalle chez deux peuples différents. Une simple tradition orale de la république romaine se glisse à travers toutes les révolutions de gouvernements et de religions; elle franchit le temps et l'espace, la civilisation de l'empire et les invasions de la barbarie; elle pénètre dans les Gaules, elle se verse d'un idiome dans un autre, et l'y voilà établie, enracinée, sans s'être laissé briser ni endommager. Les d euphoniques de la colonne Duilienne sont arrivés intacts dans la chanson de Roland; ils ont passé du tombeau de Scipion dans la version du livre des Rois. Comment cette tradition a-t-elle fait un pareil chemin? C'est à l'abri de la protection populaire; c'est en marchant au fond de la société. La classe bien élevée la traite de mépris? Que lui importe? Les modes littéraires changent: la langue du peuple ni l'oreille humaine ne changent pas. Vous la croyez morte, cette tradition, tuée par le beau parler de l'Académie? Soyez certain d'une chose: c'est que si la langue française laisse en mourant des filles, l'une d'elles au moins héritera des cuirs que le peuple de Paris a hérités des matelots de Duilius.