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Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation

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CHAPITRE V.

Des priviléges de l'ancienne versification.

Je réduis les priviléges de l'ancienne versification à deux, concernant, l'un l'hémistiche, l'autre la rime et la mesure.

Le repos de l'hémistiche était bien plus long, conséquemment plus obligatoire, dans l'ancienne poésie que dans la moderne. L'alexandrin était comme partagé en deux petits vers, dont le premier restait sans rime. Mais aussi cet hémistiche jouissait des priviléges d'une véritable fin de vers, c'est-à-dire qu'on y admettait l'hiatus, comme nous l'admettons d'un vers à l'autre, et que l'e muet n'y comptait pas plus qu'il ne compte à la fin d'un vers féminin. C'était une grande facilité accordée aux poëtes. Ils étaient donc intéressés à maintenir rigoureusement le repos de l'hémistiche. Je ne crois pas que dans tout ce que le moyen âge nous a légué de vers (et il y aurait de quoi contre-balancer tout ce qu'on en a fait depuis), on trouvât un seul exemple du repos de l'hémistiche violé. On se donnait d'autres licences, mais jamais celle-là.

Plus tard, comme on veut toujours raffiner sur ses devanciers, on imagina, sous prétexte d'une versification plus sévère, de retrancher ce privilége de l'e muet surabondant. Dès ce moment la règle perdit de son importance; on continuait à la prescrire, mais elle était souvent violée. Le repos avait diminué de durée; on en vint à le regarder comme une règle sans motif, une difficulté arbitraire et puérile; on se mit à le supprimer, ou à le transporter sans façon dans une autre partie du vers. On y gagna les effets de la césure mobile.

Mais il ne faut pas mépriser les inventeurs d'une loi dont on a perdu le sens et l'application.

Voici un passage qui servira d'exemple. Il est tiré d'un conte dévot du XIIIe siècle: Le dit de la Borjoise de Narbonne. Le diable, pour faire pièce à cette bourgeoise, lui débauche son fils, le ruine par le jeu et les femmes, et l'ayant mis sans ressource, l'induit à voler dans une église pour satisfaire ses passions:

On saisit le voleur sacrilége; il est condamné au feu. Sa mère, femme très-vertueuse et particulièrement dévote à la sainte Vierge, se met en prières. La Vierge descend sur le bûcher, délie l'enfant, le rend à sa mère, et remonte au ciel en présence de tout le peuple émerveillé, et au son de toutes les cloches de la ville, sonnant d'elles-mêmes.

Cette facilité de l'hémistiche n'a rien de bien contraire à nos habitudes actuelles: toute la différence est que nous avons restreint cette licence à l'hémistiche final, tandis que, autrefois, elle était commune au premier et au second.

Mais un point bien plus important était la permission d'altérer les mots dans leur terminaison pour le besoin de la rime, et dans le nombre de leurs syllabes pour le besoin de la mesure. Les conséquences en ont été fort graves. Peut-être chercherait-on vainement un second fait d'une égale influence sur la formation du langage.

Cette licence était portée fort loin, et l'on conçoit qu'elle n'ait choqué personne et n'ait pas soulevé d'opposition à une époque où tant de finales étaient régulièrement mobiles et incertaines. On ne s'offensait pas d'entendre un poëte prononcer dix sous, et une minute après, dix saus:

Cela n'était pas plus étonnant que d'entendre dire, selon l'occurrence, un cheval et un chevau;—sénéchal, ou sénéchau;—un chapel, un chapeu;—un fol, un fou, etc.

Mais il faut reconnaître aussi que les versificateurs usaient de ce privilége jusqu'à en abuser. Voici des exemples.

Au lieu de trois, troie:

Saint Pierre n'eut a cele voie
Fors cinc et quatre et un seul troie.
(De S. Pierre et du Jongleur.)

«Saint Pierre n'amena cette fois que cinq et quatre et un trois.»

La toux était la forme ordinaire; mais au besoin le poëte, pour gagner une syllabe, disait la touse, à l'exemple de l'Italien, qui met à son choix amor ou amore; ou bien même il disait la teuse.

La vieille Aubérée de Compiègne s'introduit chez une jeune dame, sous prétexte de solliciter quelque friandise pour sa fille malade:

«Madame, dit-elle, je viens à vous, car ma fille a la goutte au côté. Elle voudrait de votre vin blanc et un seul de vos jolis pains, pourvu que ce soit un des plus petits! Dieu merci, je suis si honteuse!… Mais ainsi m'angoisse la toux, comme il est vrai que je suis réduite à vous le demander. Je ne sus jamais truander.»

La bonne pièce continue longuement sa harangue, digne de la Macette de Regnier. Elle se fait montrer la chambre nuptiale, le lit, etc. Elle questionne avec un tendre intérêt la nouvelle mariée, lui donne des conseils, se montre satisfaite de l'opulence du logis:

[71] Toudis, toujours, en picard.

DIS (dies): Mi-di; lun-di:

Mais il ne caut a Persewis:
Sole i remaint XL, dis.
(Partonop., v. 6305).
Et vos porrez veoir tans dis
Et son gent cors et son cler vis.
(Ibid., v. 6855.)

Tans-dis (tantos dies) est un accusatif absolu, comme tous-jours, et ne veut pas plus que toujours être suivi de que. Tandis que est une absurde invention du tyran Vaugelas. Jusqu'à lui, personne ne s'était avisé de joindre que à tandis:—«Tandis sa femme ne fut pas oiseuse à l'hostel.» (Les cent Nouvelles, nouv. 34.)—Tandis rostir la perdrix l'on faisait. (Marot.)—Tandis la nuit s'en va, les lumieres s'esteignent. (Malherbe.)

Tandis l'ignorance arma
L'aveugle fureur des princes.
(Ronsard, ode X, liv. 1er.)

L'étymologie, la raison, l'usage, l'autorité des meilleurs écrivains, Vaugelas a tout méprisé, pour tuer une locution indispensable et sans équivalent, et surcharger la langue d'un double emploi. On avait déjà pendant que.

Fliche pour flèche; un morceau d'une flèche de lard pour accommoder ses pois. C'était un mets très en honneur chez nos pères. Aussi, dans le fameux catalogue de l'abbaye Saint-Victor, voit-on figurer un traité «Des pois au lart, cum commento

On ne craignait pas de retrancher l'e muet de la fin d'un mot, pour satisfaire à l'exigence de la rime. Le sage qui raconte, dans le Dolopathos, l'histoire des sorcières qu'il nomme Estries (du latin strygas), dépeint l'arrivée tumultueuse de ces Estries:

Et firent parmi la forest
Trop grant noise et trop grant tempest.
(Dolopathos, p. 261.)

Les Anglais se sont approprié le mot sous cette forme.

On ne se faisait non plus scrupule d'allonger les mots que de les raccourcir. De spiritus, espir ou esperites. Dans le Dolopathos:

Puis ke li espirs fort en vient
Que l'ome pasmer en convient.

Et vingt vers plus bas:

A la bouche et au nez li mist
Por l'esperite fors atrere.
(Dolopathos, p. 164.)

D'autres fois, à une voyelle on en substituait une autre. On vient de voir teuse pour touse, afin de rimer à honteuse; on trouve de même, au lieu de lire, lere, pour rimer avec compère. Le renard, prié par le loup de lire le mot écrit sous la semelle du cheval, s'en excuse sur ce qu'il a éü la rhume, qui lui a troublé la vue:

Dit renart: J'ai la rume ehue,
Por quoi j'ai troublee la vehue…

Puis il ne sait lire que le latin; puis enfin il fait trop sombre:

Et dist: N'y voi goute, compere;
Ge ne pourroie letre lere.

Dans Rutebeuf, vallot au lieu de vallet:

Qui n'estoit pas moult biaux vallos.
(De Charlot le Juif.)

[72] Nisi.

«Chacun trouva maître, excepté Charlot, qui n'était pas fort beau garçon.»

Il est utile d'observer que toutes ces contractions se retrouvent dans saint Bernard, dans les commentaires sur Job, et dans la version du livre des Rois; et par conséquent ne doivent pas être considérées comme des licences poétiques73. C'étaient des habitudes communes à la prose comme aux vers; seulement les poëtes en ont poussé l'usage jusqu'à l'abus. On ne rencontre que chez eux certains exemples de syncopes et d'apocopes vraiment extraordinaires, commandées par le besoin du mètre ou de la rime; par exemple, mauvaise resserré en maise;—trahi réduit à sa première syllabe tra:

[73] Le livre des Rois à lui seul ne ferait pas une autorité suffisante, bien qu'il ait été publié comme un texte de prose. La question, sur ce point, me semble avoir été tranchée un peu légèrement.

Barbazan, le premier qui s'occupa du manuscrit des cordeliers et en signala l'importance, n'a pas hésité de dire que cette traduction était en vers; non pas en vers toujours d'égale mesure et rimés partout sévèrement, mais en vers libres, et souvent rimés par assonance. A l'appui de son opinion, il allègue un long passage, le cantique d'Anne, dont il rétablit les lignes dans la forme de vers.

Quantité d'autres passages se prêteraient à la même expérience; mais, pour tout dire, il en est beaucoup aussi qu'il paraît difficile d'y soumettre.

Quoi qu'il en soit, l'éditeur de ce vénérable texte, M. Leroux de Lincy, aurait peut-être dû prendre davantage en considération l'avis de Barbazan. Il se contente de le mentionner et d'y opposer le sien, qu'il ne motive pas; car on ne peut accepter l'argument unique de M. Leroux de Lincy, tiré d'un passage des Florides, d'Apulée. Ce passage de cinq lignes présente le retour évidemment cherché de quelques rimes; et comme il n'est pas en vers, M. Leroux de Lincy en conclut que la fréquence des rimes dans la version des Rois, circonstance à laquelle d'ailleurs se joint si souvent l'exactitude de la mesure, n'implique pas non plus un ouvrage en vers. Ce raisonnement irait à supposer la versification latine fondée sur le même système que la française.

Une traduction du XIe siècle, mélange de vers et de prose, était cependant un fait bien curieux à constater. L'emploi des deux formes indique une littérature déjà fort avancée, et il serait intéressant d'examiner le choix des passages mis en vers.

Por maise compagnie qu'aie hantée jadis.
(De la Borjoise de Narbonne.)

Le neveu du roi Marsile, à Roncevaux, se précipite sur les Français en criant:

Felon François, Mahomet vos maudie!…
Tra vos a Ganes, tuit i perdrez la vie.
(La Desconfite de Roncevaux, dans l'introd. du Roland, p. LIV.)

Observez que, vingt-huit vers plus haut, l'auteur a fait dire à Roland:

Il est impossible d'avouer plus clairement qu'on cède à la contrainte de la nécessité. Mais ce sont là des exceptions.


Des deux priviléges de l'ancienne poésie, le premier, celui de l'hémistiche, est de petite conséquence; mais l'autre, l'altération des mots pour la rime ou la mesure, doit avoir exercé la plus grande influence sur le langage. Il serait curieux de rechercher si telle prononciation dominante dans telle province n'y a pas été accréditée par les poëtes de cette province74.

[74] Il faudrait commencer par connaître ces poëtes, et les distribuer, les classer selon les dates et les pays; ensuite il faudrait en donner des éditions; il faudrait de plus qu'ils fussent expliqués dans des chaires publiques. Mais on n'a pas le temps d'y songer; on est déjà si occupé par les cours indispensables de malais, d'indoustan, de chinois, etc., etc.!

Les poëtes ne se bornaient pas à modifier les finales pour le besoin de la rime: ils resserraient les mots dans le corps du vers, sous prétexte des exigences de la mesure. Ainsi la langue française, encore molle et ductile, a été par eux façonnée, pétrie en diverses façons sous les yeux du peuple, qui choisissait et retenait ce qui lui plaisait le mieux. Le génie public était juge, et ses arrêts s'exécutaient sans avoir été formulés. On n'avait pas encore inventé la profession de grammairien, invention si funeste à la langue, qui substitue aux droits de toute une nation quelques hommes, savants ou ignorants, c'est ce que nul n'examine.

Au XIIe et au XIIIe siècle on écrivit prodigieusement de vers, et rien que des vers. La rime paraissait le seul vêtement convenable des pensées dignes d'être conservées et transmises. Au surplus, toutes les littératures ont débuté de même par la poésie; car outre qu'elle aide la mémoire par ses formes arrêtées, elle offre encore l'avantage de défendre la pureté du texte, et de maintenir la lettre contre les infidélités volontaires ou involontaires. L'euphonie et la rapidité, telles ont été les régulatrices de notre langue, par l'intermédiaire des poëtes. On ne saurait trop se le persuader.

Mais les affreux malheurs du XIVe siècle, l'occupation de la France par les Anglais, les guerres civiles, toutes ces longues et terribles tempêtes bouleversant notre patrie, corrompirent, détruisirent un bien qui n'était pas encore assez affermi. La littérature fut perdue, la muse s'envola épouvantée. Les temps étaient trop réellement épiques en actions pour qu'on songeât à construire des épopées en paroles et à agencer des mots. Homère n'eût pas chanté dans le camp d'Agamemnon: il faut que le poëte regarde de loin, soit dans le passé, soit dans l'avenir; pour lui, le présent n'existe pas.

Aussi, que fit le XVe siècle quand il s'avisa de vouloir lire? Il mit en prose les vers des siècles précédents. Toutes ces vastes compositions, ces poëmes moraux, satiriques, fabuleux, historiques, sacrés ou profanes, d'amour ou de chevalerie, tout cela ne se pouvait plus comprendra dans la forme que leur avaient donnée les auteurs. Il fallut les abaisser au ton qui était devenu le ton général. La prose naquit véritablement alors: Villehardouin et Joinville ne doivent être considérés que comme exceptions. C'est du XVe siècle que la prose date son existence officielle, et qu'elle s'établit dans notre littérature la rivale de la poésie; rivale ambitieuse, qui dès le premier pas aspire à la suprématie, et depuis a si bien élargi sa place, que demain ou après elle régnera sans partage.

Si le XVe siècle ne comprenait déjà plus le XIIIe, encore moins celui-ci fut-il compris du XVIe. En cet endroit, il y eut rupture complète des traditions. La chaîne était à jamais brisée, dont je m'efforce ici de retrouver et de rajuster ensemble quelques anneaux chargés de rouille. Il y parut bien quand Marot, sans comparaison le plus habile de son temps comme le plus versé dans la littérature ancienne, voulut se mêler de rajuster le Roman de la Rose. Les changements qu'il y fit prouvent une ignorance à peine excusable dans un savant de nos jours. La lignée des poëtes s'était renouvelée, et aussi les procédés de leur art; et ni les nouveaux poëtes ni l'art nouveau n'étaient en progrès sur les anciens. Les derniers venus s'étaient séparés du peuple; ils avaient leur langue à eux tout seuls, qu'ils établissaient naturellement fort au-dessus de l'autre. Leurs devanciers avaient écouté parler dans la rue; ceux-ci, enfermés dans leur cabinet, regardèrent la langue sur le papier. De ce moment il y eut divorce entre le peuple et les littérateurs. Qu'y gagnèrent les lettres? Le plus clair de leur bénéfice fut l'introduction de l'hiatus dans la versification. En voyant les hiatus innombrables dans l'écriture, les poëtes les adoptèrent sans hésiter, persuadés qu'ils ne faisaient en cela que continuer l'ancienne école. Un jour enfin le sentiment naturel se réveilla et reprit le dessus: l'hiatus fut de nouveau proscrit; et cette fois par une sentence solennelle, car il s'était installé des tribunaux publics pour le langage. Sans s'en douter, on revenait sous Louis XIII à la loi qui avait servi de point de départ sous Philippe-Auguste. C'était fort bien; mais dans l'intervalle tout le système des consonnes euphoniques avait disparu de la belle langue, et le vocabulaire poétique se trouva tout à coup réduit des trois quarts. La poésie, obligée de faire figure et plus que jamais avec cette mince fraction de son ancien revenu, se vit contrainte, pour dissimuler son indigence, à des ruses incroyables, à des efforts, des subtilités au-dessus de l'imagination. Un temps elle parvint à se suffire à l'aide de ces tours d'adresse, et secondée d'ailleurs par des génies extraordinaires. Mais ce temps ne pouvait toujours durer: on se fatigue; les hommes de génie meurent; les tours d'adresse s'épuisent; à force d'être répétés, ils finissent par être imités et tomber dans le mépris. C'est où nous en sommes.

Si nous sortirons de là et comment, c'est une question dont nos arrière-neveux pourront voir la solution. En attendant, le peuple a gardé son langage; et comme c'est encore le meilleur et le plus commode pour rendre sa pensée, sinon pour parler à la cour, il se console facilement du dédain des classes éclairées. Un poëte s'est mis avec le peuple; il a écrit pour ceux qui ne savent pas lire. Aussi voyez quel succès! Il a fait comme Marie, sœur de Marthe: il a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée. Quant aux autres, qu'ils se fassent lire par les académiciens, s'ils peuvent.

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