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Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation

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CHAPITRE PREMIER.

De l'articulation des consonnes chez les modernes.—Conséquences du système actuel: vers faux, rimes fausses, hiatus.

Nous nous croyons infiniment supérieurs à nos pères en fait de langage et d'art. Je ne prétends pas nier le progrès sur bien des points; mais défions-nous des illusions de l'amour-propre et de l'habitude. Dans ces changements considérables effectués depuis le moyen âge, tout n'a pas été bénéfice. A la fin du XVIe siècle, Pasquier faisait déjà cette remarque pleine de sens: «Il n'est pas dit que tout ce que nous avons changé de l'ancienneté soit plus poly, ores que il ait aujourd'huy cours.» (Recherches, liv. VIII, chap. III.) Gagnant sur certains points, nous avons dû perdre sur certains autres; et pouvait-il en être différemment? Cela serait contraire à la nature des choses humaines, où il n'y a pas de bien sans mélange.

Notre versification, par exemple, se vante d'être si perfectionnée! Que dirait-on si, avec ses règles austères et ses dehors rigoureux, je la faisais voir pleine d'hiatus bien réels, de vers faux, semblable à une prude convaincue de galanterie? Si, m'appuyant sur la manière moderne d'articuler les consonnes finales et les consécutives distinctement, je montrais certains vers de Racine plus durs et d'une mesure moins exacte que ceux de Rutebeuf ou de Gautier de Coinsy? On crierait au paradoxe. Soit! c'est un paradoxe; mais tout paradoxe n'est pas une fausseté: autrement, il faudrait établir en principe que l'opinion commune est toujours infaillible. En tout cas, le mérite ne serait pas à Rutebeuf, ni le tort à Racine; tout aurait dépendu de la diversité de l'instrument qu'ils mettaient en jeu.

Arrêtons-nous un moment à cette question, qui en vaut la peine; car si cette étude du vieux langage offre quelque utilité pratique, c'est par les rapprochements et les comparaisons avec la langue moderne.

On met de nos jours une affectation extraordinaire à détacher toutes les consonnes, surtout les finales; on orthographie en parlant. On dira, par exemple: Toujours zinjustes zenvers zelle,—un discours zinstructif,—que vous êtes zaimable!—l'art tantique,—j'ai froid taux mains,—un pied tà terre,—à tort tet à travers, etc., etc.; prononciation affreuse! Ménage avertit qu'on doit prononcer pié à terre: «C'est comme parlent les honnêtes gens,» Il veut qu'on écrive sans t, à tor et à travers, en quoi il n'a pas raison; mais du moins nous fait-il par là connaître le bon usage de son temps. Soyez sûr qu'on doit dire discour instructif, l'ar antique, enver elle. Quel est le but de la consonne finale? faciliter la liaison sur le mot suivant. Une seule consonne y suffit; en sonner deux, c'est blesser l'esprit de la loi par une observation exagérée de la lettre.

Je poserais donc cette règle générale, que, dans les mots au singulier terminés par deux consonnes, c'est par l'avant-dernière que la liaison s'effectue. La dernière est muette.

Au contraire, dans les pluriels, c'est la dernière qui prévaut.

Je tiens que voilà le principe, mais je ne nie pas que l'usage ne nous contraigne à recevoir de fâcheuses exceptions. Il faut bien se résoudre à prononcer:

Boileau, correcque tauteur de quelques bons écrits,

en sonnant le c et le t de correct. Talma disait de même, dans l'École des Vieillards:

Maudit respecque thumain, qui m'oblige à me taire!

C'était une faute, car l'usage veut respè khumain.—Mais pourquoi l'usage ne souffrirait-il pas aussi corrè kauteur?

Quelques inconséquences de ce genre ne doivent pas empêcher la règle d'être admise.

La liaison la plus douce et la plus coulante est assurément celle qui se pratique sur une liquide; aussi, nos pères disaient-ils: Un fil ingrat, comme: Une mor affreuse. Rien de plus logique. Je ne crois pas possible de revenir sur les droits prescrits de l'l pénultième, de remettre en vigueur l'ancienne prononciation, maintenue du temps de Th. de Bèze, il ont, il auraient, au pluriel. Seulement, il faudrait gagner de dire comme les paysans: Is ont, is auraient, au lieu de ile zont, ile zauraient. Sonner séparément l'l et l's, c'est trop de moitié. Si l'on estime cette articulation raisonnable, que ne dit-on également un file zingrat? Nous disons par bonheur encore, fiz ingrat, en ne sonnant qu'une consonne.

Les droits de l'r pénultième pourraient encore être sauvés: l'usage, qui repousse comme ridicule fil ingrat, n'est pas si contraire à mor affreuse, discour écrit, vos malheur et les miens, etc. On prononce, au Théâtre-Français:

Le dirai-je? vos yeux, de larmes moins trempés,
A pleurer vos malheurs zétaient moins occupés.
(Iphigénie, act. II, sc. 1.)
Me laisse dans les fers zà moi-même inconnue.
(Ibid., act. II, sc. 7.)
J'aurais eu des remords z'en accusant Zopire.
(Mahomet, act. III, sc. 1.)

C'est horrible! Cette liaison par-dessus l'hémistiche, qui de plus introduit un e muet aux dépens de la mesure, déchire les oreilles. Il est clair qu'il faudrait dire:

A pleurer vos malheur étaient moins occupés.
Me laisse dans les fer à moi-même inconnue.
J'aurais eu des remor en accusant Zopire.

Un enfant sentirait combien on gagne à supprimer l's: il en reste toujours assez.

Voilà pour les finales doubles; mais, même pour les simples, la coutume actuelle est bien différente de l'ancienne. Il n'est personne qui ne se croie obligé de prononcer, Les larmes zaux yeux; Les larme aux yeux, passerait pour une négligence excessive, un indice de mauvaise éducation ou d'habitudes vulgaires. Cependant il existe encore quantité de vieillards prêts à vous attester que, dans leur jeunesse, on se fût singularisé en parlant ainsi dans la conversation, et que l'usage alors prescrivait tout bonnement, Les larme aux yeux.

Cette prononciation a été celle de nos pères:

Trois aveugleS un chemin aloient…
Li trois aveugleS à l'oste ont dit…
(Barbazan, III, p. 69 et 78.)

Dans le fabliau où Diderot a pris l'idée des Bijoux indiscrets:

S'il vous parle et s'il vous respont,
Prenez sur moi dix livreS adonc.
(Barb., III, p. 119.)

Ces exemples, qu'on pourrait accumuler en très-grand nombre, prouvent qu'on ne tenait pas toujours compte de l's du pluriel; mais observez que cette licence se rencontre surtout dans les fabliaux, dont la poésie devait être plus rapprochée du langage familier. Dans la chanson de Roland, dans le style épique, la règle est d'habitude plus sévère, quoique le poëte ne s'interdise pas absolument le bénéfice de cette faculté. Voici un passage où l'on verra les deux pratiques réunies. C'est dans la description de l'horrible tempête qui éclate pendant la bataille de Roncevaux:

Orez i ad de tuneire et de vent,
PluieS e gresils demesureement;
Chiedent li fuldres e menut e suvent,
E terremoete ço i ad veirement.
Cuntre midi tenebreS i ad granz:
Ni a clarted se le cels ne s'i fent.
(Roland, st. 109.)

«Orages y a de tonnerre et de vent, pluie et grésils ce démesurément; les foudres tombent menu et souvent; et grands tremblements de terre, grandes ténèbres du côté du midi. Il n'y a de clarté que celle des éclairs qui fendent le ciel.»

L's de pluies ne compte pas au second vers; l's de ténèbres compte au troisième.


Au surplus, tout ne me paraît pas précisément regrettable dans l'ancienne prononciation. Sans prétendre décider si l'annulation facultative ou le maintien constant de l's est un tort ou un droit, je me contente d'observer que la mesure des vers exige impérieusement l'articulation de la consonne finale. La haute éloquence et la poésie ont leurs intérêts communs; ainsi je crois qu'au théâtre et dans le discours solennel, la question n'est pas douteuse. Il n'est pas douteux non plus qu'il existait autrefois deux prononciations: l'une d'apparat et rigoureuse, l'autre familière et plus négligée. Qu'on ne s'y trompe point: ce n'était pas un mal. La délicatesse des nuances dans le langage correspond à celle des esprits; ce sont les gens grossiers ou les pédants qui effacent les nuances.

De tout temps on a vu des hommes empressés à se distinguer par leur langage. Le XVIIe siècle connaissait comme le nôtre ces personnages roides, empesés, qui étalent sur leurs doctes lèvres leur belle orthographe, et affectent sans cesse d'humilier le prochain par leurs nobles façons de dire et leur prononciation transcendante. C'est à l'émulation d'imiter ces beaux parleurs que nous devons la mode de faire ressentir cette multitude d'affreuses consonnes qui semblent se siffler elles-mêmes. Le mal a toujours été de pis en pis. Il existait déjà sous Louis XIV et auparavant, mais encore avait-il certaines limites: il n'en a plus aujourd'hui, et son triomphe est complet. Écoutons là-dessus le témoignage de Molière, dans l'Impromptu de Versailles.

MOLIÈRE (à du Croisy).

«Vous faites le poëte, vous, et vous devez vous remplir de ce personnage; marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux, et cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe

(Scène 1.)

Cette exactitude de prononciation était donc encore en 1663 le caractère d'un ridicule, et Molière, loin de la pratiquer, la jouait en plein théâtre, devant la cour la plus polie de l'Europe, devant les grands seigneurs, dont pas un ne prononçait autrement que des piqueux et des porteux. Aujourd'hui la pédanterie du poëte de l'Impromptu a infecté toute la nation; et le théâtre même, qui fut si longtemps une école de bon langage, le théâtre a perdu la tradition de Molière, et s'est laissé gagner à la contagion des précieux ridicules. La chose est venue au point que nous n'avons presque plus de monosyllabes en français. Les gens, les vers, les fils, les mœurs, sont devenus des genses, des mœurses, des verses, des fisses. Feu madame Paradol, dans Rodogune, n'y manquait pas:

Mais, soit justice ou crime, il est certain, mes fisses,
Que mon amour pour vous fit tout ce que je fis.

Désaugiers était assurément plus exact, lorsqu'il faisait chanter à Vénus ce couplet, dans la parodie de Psyché:

Nous en sommes à appeler rime riche une rime qui ne rime pas; l'accouplement d'une rime masculine avec une féminine:

Et cinq cent mille francs avec elle obtenus
La firent à ses yeux plus belle que Vénusse.
Et les dieux jusque-là, protecteurs de Pârisse,
Ne nous promettent Troie et les vents qu'à ce prix.

Il faut tout l'empire de l'habitude pour nous faire accepter cette barbarie. Personne cependant n'y prend garde. Un étranger ne comprendra jamais pourquoi la finale du berger Pâris se prononce autrement que celle de la ville de Paris.

Vous me direz que ces abus existaient pour la plupart du temps de Racine. Hélas! oui: la décadence est née au sein même de la perfection; on abusait déjà de l'instrument que Racine et Fénelon n'avaient pas encore achevé de polir. Il faut bien avouer que, dès le siècle de Louis XIV, on faussait les rimes, on introduisait dans les vers des syllabes parasites:

Faites réciter ces vers par un contemporain de saint Louis ou de François Ier. Le résultat pourra vous en paraître bizarre, ridicule; nous sommes portés à rire de tout ce qui sort de nos habitudes, et l'oreille est encore bien plus superbe et plus intolérante que les yeux. Mais vous serez forcé de convenir que l'harmonie de ces vers est plus douce, plus égale, que lorsqu'on leur applique les règles ou plutôt le déréglement de la prononciation moderne:

Queuquefois, pou flatter ses secrètes douleux,
Elle prend des enfants, les baigne de ses pleux…
. . . . . . . . . . Daignez la secouri.
O ciel! Œnone est môte, et Phèdre veut mouri!
Qu'on appelle mon fi, qu'i vienne se défendre.
Non, je ne l'aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grais un double sacrifice.

Supposons qu'à votre tour vous récitez à cet homme ressuscité du moyen âge des vers du Roland ou du Garin, en les accommodant à la prononciation moderne. Il se récriera, il vous traitera de barbare, d'homme sans oreille ni goût. Et si vous lui soutenez que ces épithètes ne sont dues qu'à lui et à ses contemporains, il entrera dans une juste colère: Osez-vous bien vous faire juges de l'harmonie, vous qui ne soupçonnez ni la prononciation du français, ni les rapports de notre écriture à notre prononciation? Je vous trouve bien insolents de nous condamner ainsi, et d'imaginer que le ciel a mis en vous les premiers la sensibilité de l'ouïe, comme si jusqu'à vous le Créateur n'eût pas encore perfectionné la machine humaine! Apprenez que l'homme est sorti parfait des mains de Dieu, et que s'il est parvenu à modifier son organisation en quelque chose, c'est à son détriment, non à son profit. Vous vous croyez améliorés! dites donc empirés. Du temps de Rutebeuf, d'Adenes, de Raimbert, de Paris, aurions-nous jamais supporté ces vers faux, ces fausses rimes, toutes ces cacophonies abominables qui pleuvent à verse dans vos poëtes les plus vantés, et font s'extasier vos académies? Non, jamais. Vous parlez d'hiatus. Quelle hardiesse à vous, quelle impudence de prononcer ce mot! Où rencontrer un amas d'hiatus plus choquants que dans votre Molière, votre Boileau, votre Corneille, votre la Fontaine et votre Racine? J'en rougis pour vous et pour la langue française:

. . . . . . . . . . . . . Ce héros expiré
N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré…
Où courez-vous ainsi, tout pâle et hors d'haleine?…
(Racine.)
Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse…
La sibylle, à ces mots, déjà hors d'elle-même…
L'innocente équité honteusement bannie.
(Boileau.)
Puisque si hors de temps son voyage l'arrête…
(Molière.)

Boileau, formulant la règle qui proscrit l'hiatus, en commet deux à l'abri de l'inconséquence de l'usage. Cette malice a été fort admirée:

Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit en son chemin par une autre heurtée.

Et l'hiatus qui se fait d'un vers à l'autre?

Et l'hiatus dissimulé à l'œil par certaines consonnes qu'il est d'usage de ne point prononcer dans certains mots?

Je reprends sur-le-champ le papier et la plume.
Le quartier alarmé n'a plus d'yeux qui sommeillent.
(Boileau.)
Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise.
(Molière.)
Maint chevalier errant qui rend grâces aux dieux.
J'ai fait parler le loup et répondre l'agneau.
(La Fontaine.)
Le manteau sur le nez ou la main dans la poche…
Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux.
(Racine.)

Est-ce là des hiatus, oui ou non? Vous ne verrez chez nous rien de pareil. Vous me reprochez va il, a on, que nous prononcions vat il, at on; c'est justement comme lorsque vous niez l'hiatus de huissier ayez, en vous armant de l'r finale de huissier, laquelle ne se prononce pas. Vous êtes dans les deux cas dupes de votre vue au préjudice de votre ouïe. Vos vers modernes semblent fabriqués pour des sourds qui auraient de bons yeux; les nôtres charmeront encore les aveugles qui conservent de bonnes oreilles. Si Homère pouvait juger notre débat, à qui pensez-vous qu'il donnât gain de cause?

Ce que j'en dis n'est pas pour nous défendre de tout hiatus. A Dieu ne plaise, ni à Apollon son serviteur! Il y a des hiatus très-doux et très-musicaux. Nation, Danaé, Simoïs, violence, sont délicieux à l'oreille; nous n'avons pas été si sots que de les proscrire. Vous me direz sans doute que ces hiatus ont lieu dans le corps d'un seul mot, et non pas d'un mot à un autre. Belle distinction, et profonde! Est-ce que l'intervalle qui sépare les mots sur le papier subsiste pour l'oreille? Écoutez parler une langue à vous inconnue, ou peu connue; est-ce que vous surprenez où finit un mot et où un autre commence? Toute une phrase ne glisse-t-elle pas à l'oreille comme un seul et unique mot? Qu'est-ce donc que cette distinction artificielle? Faites-moi la grâce de m'expliquer la différence entre l'impersonnel il y a et le nom de la vestale Ilia; comment l'un forme un insupportable hiatus, et l'autre une charmante harmonie. Cela paraît très-raffiné! Grâce à ce raffinement et à l'absolutisme d'une règle absurde, votre poëte est dispensé de montrer du tact dans le choix de ses hiatus, admettant celui-ci et repoussant celui-là. Non; tout hiatus, quel qu'il soit, est banni. Votre loi brutale ne souffre point d'exceptions: aussi êtes-vous arrivés à ce beau résultat, que vos vers fourmillent d'hiatus, et légitimes, qui pis est!

Jugez la valeur relative de nos principes par la différence des effets: nous, avec des voyelles en contact, nous savions éviter l'hiatus à l'aide des consonnes intercalaires; et vous, vous trouvez moyen d'avoir des hiatus entre deux voyelles séparées par une consonne écrite. Il faut avouer que le progrès est admirable! Nous sommes en effet les barbares, et vous êtes les gens civilisés, les grands artistes!

A ce discours du ressuscité, je ne vois pas trop ce qu'il y aurait à répondre.

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