Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation
CHAPITRE III.
L'orthographe de Voltaire n'est point du tout de Voltaire, en ce sens, du moins, qu'il n'en a pas été le premier promoteur; mais comme il en a été le plus zélé, et qu'en définitive son zèle a triomphé, il n'y a pas d'injustice à lui en attribuer le mérite. Racine s'en était servi avant Voltaire, et d'autres avant Racine; seulement, ils ne l'avaient pas érigée en système.
Le grammairien Latouche, voulant indiquer la prononciation de l'oi dans les imparfaits des verbes, dit: «Je chantois, je mangeois, je chanterois; prononcez: Je chantais, je mangeais, je chanterais.» (T. Ier, p. 50, 4e édit.) Ainsi, la substitution était déjà trouvée, et la notation par ai signalée comme la plus exacte. Et ce n'est pas Voltaire qui avait soufflé Latouche, car Latouche composa son Art de bien parler français en 1694, l'année même de la naissance de Voltaire.
La querelle des François et des Français montre clairement que les partisans de l'ancienne notation, à la tête desquels marchait M. Nodier, n'entendaient absolument rien à la question. Ils partent tous de ce principe, que oi représentait autrefois le son que nous figurons ai aujourd'hui, et ils soutiennent que l'un y est aussi bon que l'autre. On vient de voir ce qu'en pensait un grammairien du commencement du XVIIe siècle. Il est faux qu'on prononçât jadis les Français: on disait les Fransoués. Oi sonnait comme oués très-bref. On disait le roué pour le roi, l'histouére, un vouéle, un clouétre, connouétre, etc.; manière de prononcer qui s'est conservée en quelques provinces, particulièrement en Picardie. Dans une satire à l'abbé de Tyron, imprimée à la fin du Regnier, édition de Genève (t. II, p. 161):
Grimm, dans l'affaire de la mystification de l'abbé Petit, curé de Mont-Chauvet, en basse Normandie, rapporte que cet illustre auteur de David et Bethsabée faisait rimer angoisse et tristesse, et que Jean-Jacques Rousseau attaqua cette rime83. Le curé défendit intrépidement sa rime; Grimm ne dit pas par quels arguments, et c'est dommage. Mais enfin, l'abbé Petit aurait pu se mettre à couvert sous l'autorité de Saint-Gelais:
[83] Corresp., t. I, p. 407.
Évidemment, il faut prononcer parouesse.
Ouvrez le traité latin de Baïf, De re restiaria, imprimé en 1535, chez Robert Estienne; l'auteur traduit souvent en français le nom des objets dont il parle. Vous lisez là, ung voéle, ung mirouer, une boëtte, une coëffe, un boësseau, qu'on écrit aujourd'hui boîte, coiffe, boisseau, et qu'on prononçait alors bouéte, couéfe, bouésseau.
Marguerite, sœur de François Ier, reine de Navarre, fait rimer sans difficulté étoiles avec demoiselles:
On prononçait étouéles.
Jacques Pelletier, du Mans, avait inventé un système complet d'orthographe, afin, disait-il, de conformer l'écriture à la prononciation. C'est peut-être le premier de nos grammairiens qui se soit mis en tête cette imagination malheureuse, si souvent reproduite depuis. C'est dommage, car Jacques Pelletier était un homme de mérite, fort bien venu de Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, à laquelle il devait dédier son Traité de l'orthographe et de la prononciation. Mais Marguerite étant morte dans l'automne de 1549, un peu avant la publication du livre, Pelletier le dédia à Jeanne d'Albret, fille de la défunte. On a aussi de Pelletier un Art poétique en prose et des Opuscules en vers, où l'on rencontre de très-jolies choses; mais la lecture en est difficile et désagréable, parce que l'auteur a voulu donner le bon exemple, en employant le premier sa nouvelle et bizarre orthographe, exemple qui resta sans imitateurs. Aujourd'hui les livres de Pelletier ont le mérite de nous révéler bien des secrets de la prononciation du XVIe siècle; par exemple, ils nous donnent la certitude que oi sonnait oué.
DE DAMOÉSELLE LOUISE D'ANCÉZUNE AN AVIGNON.
ODE.
Observez que la prononciation que Pelletier prétend noter n'est pas celle de sa province, mais celle de Paris et de la cour.
Que d'ailleurs cette prononciation fut la prononciation traditionnelle du XIe siècle, l'orthographe constante du livre des Rois ne permet pas d'en douter. Le livre des Rois écrit les imparfaits en ois, oué.
Je croyais, dit Naaman, qu'Élisée viendrait jusqu'ici, putabam quod egrederetur ad me:—«Jo quidoué que il en eisit e jesque a mei venist.» (Rois, p. 362.)
Tant que l'enfant de Bethabée a vécu, j'espérais, dit David, que Dieu le guérirait; c'est pourquoi je jeûnais et pleurais:—«Tant cume li enfes vesquid, jo esperoué que Deu le guaresist, e pur ço jeunowe e pluroué.» (Ibid., p. 161.)
La raison alléguée par l'ancienne Académie pour repousser l'orthographe de Voltaire, c'est que oi était aussi propre que ai pour noter la finale de l'imparfait de l'indicatif. Ils posaient en principe cette erreur, qu'on avait toujours prononcé cet imparfait comme on fait aujourd'hui.
Voltaire ignorait que la prononciation eût changé considérablement; mais, pour noter ce qu'il entendait, il prenait dans l'orthographe contemporaine la notation à son avis correspondante au son, et il ne se trompait pas. On a de tout temps écrit grammaire, palais, le Maine, retrait, mais, jamais, si ce n'est en Normandie, où ce son était figuré par ei: Engleis, Franceis, pleidier, etc.
Ainsi, d'Olivet, d'Alembert, l'Académie, M. Nodier, et tous les adversaires de Voltaire sur cette question, commettaient une erreur double:
1o Ils attribuaient à la notation oi une valeur qu'elle n'a jamais eue;
2o Ils refusaient à la notation ai la valeur qui lui a toujours été propre depuis que notre langue possède des diphthongues; sans compter l'erreur d'attribuer à Voltaire ce qui ne lui appartenait pas. Puisque, selon eux, oi équivalait si pleinement à ai, que n'écrivaient-ils la province du Moine, un palois, la grammoire, le verbe foire, etc.? Pourquoi deux notations diverses du même son?
L'orthographe dite de Voltaire avait été proposée, en 1675, par un avocat du Parlement de Rouen, nommé Bérain. Après des combats opiniâtres, elle a fini par triompher en 1835: l'Académie française, dans sa nouvelle édition de son dictionnaire, adopte enfin l'orthographe de Voltaire. Dieu soit loué! Il a fallu cent soixante ans pour en arriver là! Encore ni lui, ni elle, peut-être, n'ont-ils jamais bien su combien cette mesure était au fond raisonnable et juste.
Voltaire écrivait et voulait qu'on écrivît fesant, bienfesant, et il avait raison: la forme la plus ancienne n'est pas faire, mais fere. Cela est attesté non-seulement par les manuscrits, mais encore par ces formes, je ferais, je ferai, et par le prétérit je féis, contracté maintenant en je fis. Il est impossible de tirer je fis de la forme faire.
Le livre des Rois écrit toujours, en contractant, je frai, tu fras, qui ne peuvent venir que de fere.
Pourquoi écrivons-nous, en effet, je prendrai avec contraction, et je ferai sans contracter?
Théodore de Bèze est contre fesant, parce qu'il pose en principe que l'infinitif est faire, et ne veut pas qu'on change le spondée en ïambe. Ménage est pour; et sa raison est encore meilleure que celle de Bèze: c'est que le peuple parisien prononce fesant: «Il faut donc dire fesant.»
Le hasard a voulu que Ménage tirât ici d'une règle fausse une conséquence juste. La prononciation populaire est une induction qu'il faut vérifier, mais non pas une autorité absolue. Il est également indigne d'un esprit critique d'admettre ou de rejeter par cette seule considération: Le peuple dit ainsi. C'est pourtant la manière habituelle de procéder de Ménage: il se détermine en faveur de nentilles et castonade, contre lentilles et cassonade, parce que la première prononciation est celle du peuple de Paris.
Enfin le troisième point de la réforme proposée par Voltaire porte sur les pluriels en ants ou ents, d'où Voltaire retranche le t.
J'ai fait voir (p. 77-81) combien cette suppression était logique et conforme à l'usage primitif. Je ne reproduirai pas ici mon argument, mais je citerai celui d'un élève de M. Nodier, par conséquent violent antagoniste de Voltaire. L'école de M. Nodier reproche à Voltaire d'avoir corrompu l'ancienne orthographe; c'est là le grand crime, l'accusation terrible! On ne manque pas de la mettre en avant au sujet des pluriels dépouillés de leur t.
«De sorte que si une dame leur écrit qu'elle a des enfans charmans, ces étrangers, moins sots que les grammairiens de l'école de Voltaire, répondront à cette dame qu'elle est aussi charmane que ses enfans sont charmans.»
Ce raisonnement a droit de surprendre dans la bouche d'un élève de l'École des chartres, car il s'en suivrait rigoureusement que tous ceux qui ont écrit depuis l'origine de la langue jusqu'à la fin du XVe siècle, sont des sots de l'école de Voltaire. En effet, pas un ne met le t au pluriel, mais tous le changent en s: une caractéristique remplace l'autre.
Prenons une phrase des Cent Nouvelles:—«Advint, certaine espace après, que, par le conseil de plusieurs de ses parens, amis et bienvueillans, monseigneur se maria.»
[84] Je la choisis comme la meilleure, et la plus fidèle aux manuscrits.
Cette orthographe de Louis XI ou de son secrétaire autoriserait donc à conclure que parent fait au féminin paranne, et bienveillant, bienveillane? Non; mais on en conclurait plus juste qu'il faut étudier les règles quand on est étranger, et même quand on ne l'est pas; et, par supplément, que si Voltaire est un sot, il l'est du moins en nombreuse et respectable compagnie.
En résumé, je vois que sur la question des imparfaits, sur celle du verbe faire ou fere, sur celle des pluriels, Voltaire, conseillé uniquement par le bon sens et par l'instinct, s'est rencontré avec les créateurs de notre langue; tandis que l'école imposante de M. Nodier, toute poudreuse et orgueilleuse de son moyen âge, s'est complétement fourvoyée sur les trois points. Mais Voltaire, aux yeux de certaines gens, peut-il avoir raison sur rien? Peut-il, ayant mal parlé de la Bible, avoir bien parlé de l'orthographe? Ils se sont donc obstinés, ils s'obstinent et s'obstineront, semblables à ces martyrs des croisades,
Voltaire a déjà gagné son procès sur la première question, je veux dire sur l'orthographe des imparfaits. Il ne faut qu'avoir patience: il le gagnera de même sur fesant et je fesais, et sur les enfans et les ignorans.