Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation
CHAPITRE VIII.
PÉKIN ou PÉQUIN.
Mot adopté (non pas inventé) par les militaires de l'empire, pour désigner les bourgeois.
M. J. J. Ampère propose l'étymologie Paganus, païen, à laquelle il est difficile de croire.
En voici une autre qui se rattache aux règles de l'ancienne prononciation, par lesquelles em sonnait an, et l'r s'effaçait, suivie d'une seconde consonne.
Péquin est pour Perquem; prononcez péquan. De péquan, la prononciation vulgaire a fait péquin, comme d'Arlecamp, Arlequin.
Mais qu'est-ce que Perquem, et où voit-on que ce Perquem ait jamais été en usage?
Je réponds par une citation tirée des dialogues de Henri Estienne:
«Il y a longtemps aussi qu'on a dit, en latinizant, liperquam: faire du liperquam, ou faire le liperquam, au lieu de dire luy per quem.»
Faire du liperquam, c'est trancher de l'homme d'importance, faire l'homme par qui…! Per quem omnia fiunt, c'est être un fat, un faquin, un impertinent. Ly ou luy, pour celui, est tombé; il n'est resté que les deux mots latins, per quem. Un perquem, ou un péquan. On voit qu'en cette affaire le militaire, qui usait de ce terme à une époque où le sabre était tout, était lui-même au fond le véritable péquin, faisant du luy per quem ou du lypéquan. On aurait pu lui répondre:
L'ignorance de l'étymologie a fait écrire le mot Péquin comme le nom de la ville chinoise, Pékin; d'où naturellement on a substitué un chinois à un pékin.
On devrait, tous les cinquante ans, refaire la jolie comédie de Boursault, les Mots à la mode. Chaque époque a son jargon qui passe, mais non sans laisser dans les meilleurs livres et dans le parler quelque trace de son passage; d'où il résulte que la langue se trouve enfin notablement détériorée.
PROFESSEUR.—LE PAYS.
Il ne serait pas indigne d'un philosophe de rechercher dans les mœurs les causes des expressions nouvelles. Pour notre temps, on trouverait, je m'assure, que la vanité particulière et la politique publique y exercent la principale influence.
J'admire, par exemple, les progrès de la civilité du langage sur ce mot professeur.
Il y avait autrefois des maîtres et des professeurs. Maîtres, désignait tous ceux dont l'enseignement a un objet physique, et se transmet surtout par voie d'imitation: maître de chant, maître à danser, maître d'écriture, maître de dessin. Le nom de professeur était réservé à ceux dont l'enseignement s'exerce sur un objet purement intellectuel, et implique un certain talent de parole: professeur, de profiteri; un professeur d'éloquence, d'histoire, de belles-lettres.
Mais les artistes, depuis qu'on les a élevés au sacerdoce, voire à la sainteté, se sont indignés à bon droit, et se sont mis tout net au niveau des autres, en prenant aussi le titre de professeurs. Ils en sont en effet bien plus glorieux! En sorte que les maîtres sont supprimés, et qu'on ne rencontre plus partout que des professeurs de violon, professeurs de danse, professeurs d'escrime, etc. Certains danseurs de l'Opéra sont professeurs de grâces. Ils seraient devenus sourds et muets, que cela ne les empêcherait pas le moins du monde de professer. Ils ne craignent que la paralysie des jambes et des bras. Figurez-vous, en effet, un professeur de grâces réduit au seul usage de la langue! Mais quand la langue resterait seule à MM. Michelet et Quinet, ils n'en seraient pas moins des professeurs, et des professeurs très-éloquents. Ils ont ce petit avantage sur les professeurs de grâces et autres pareils.
J'ai été édifié, l'autre jour, de lire sur une enseigne: Michel, dit Pisseux, professeur de canne. Vous sentez combien ce mot de professeur est ici le mot propre, et combien l'élocution est indispensable pour enseigner à jouer du bâton!
De son côté, la politique nous gâte tant qu'elle peut notre langue française. Ou a introduit dans l'argot parlementaire cette expression, le pays: Le pays attend, le pays est inquiet, etc. Le pays légal, en opposition sans doute au pays illégal. Qui peut avoir été le promoteur de cette locution barbare? Quelqu'un apparemment à qui le mot patrie faisait peur.
A la vérité, patrie a l'inconvénient de rappeler les Grecs, les Romains, et, qui pis est, la révolution de 89. Il n'est pas bon d'occuper le pays de ces souvenirs-là: ils reportent à des époques de grandeur, de probité, de dévouement, qui feraient avec la nôtre un contraste trop dur. Le pays, au contraire, ne rappelle rien, ou s'il rappelle quelque chose, c'est l'indigence d'une locution anglaise: les Anglais, peuple si remarquable par l'esprit de vagabondage et d'émigration, n'ont pas le mot patrie; ils sont obligés de recourir à country, qui est notre contrée; car autrefois c'était l'Angleterre qui empruntait la langue de Guillaume le Conquérant.
PAYS, dérivé de Pagus, n'a jamais signifié en bon français qu'une province, un territoire relativement borné et circonscrit. Le pays d'Aunis, c'est-à-dire, la Rochelle et les lieux circonvoisins. Je vais dans mon pays; ce temple est mon pays, je n'en connais point d'autre, dit Joas. Le beau pays de France, parce que alors la France est comparée avec le reste de l'Europe ou de l'univers.
Dans l'origine, le mot paysans désignait les gens d'un pays, ceux d'une ville aussi bien que ceux d'un village. Osée, dit le livre des Rois, prit Samarie, Et transtulit Israel, «E remuad tuz les païsans de Israel.»
Quelle est cette manie de rapetisser toutes choses? Pourquoi n'avons-nous plus de patrie, mais seulement un pays? C'est en abaissant les termes qu'on abaisse peu à peu les idées. Ce mot de Danton, qui respire toute la grandeur antique, essayez de le mettre en langage d'aujourd'hui: Est-ce qu'on emporte son pays à la semelle de ses souliers? Vous passez du sublime au ridicule.
Un Anglais change volontiers de contrée; un Français peut changer de pays, mais jamais il ne change de patrie.
PEU S'EN FAUT QUE NE.—QUELQUE QUE.—QUI QUE CE SOIT QUI.
Au lieu de cette longue locution vide, peu s'en faut que ne, nos pères disaient à peu,—à peu n'enrage vif,—à peu d'ire ne fend, c'est-à-dire, peu s'en faut qu'il n'enrage vif, qu'il ne crève de colère. Cette locution est si consacrée, qu'à peine est-il nécessaire d'en citer des exemples.—(Vous observerez, en passant, qu'à peine est une façon de parler calquée sur à peu, et aussi commode aujourd'hui qu'à peu l'était autrefois.)
«Le froid le prend au sommet de la tête, et de là se répand par tout le corps; peu s'en faut que son âme ne s'envole.»
Il n'est pas nécessaire d'avoir essayé de faire des vers, pour reconnaître combien l'ancienne locution a d'avantages sur la locution moderne. Je ne sais qui a embarrassé notre langue de ces façons de parler si pesantes, peu s'en faut que ne… quelque que… qui que ce soit qui… Je ne pense pas qu'il y ait, dans toute la langue française, de pires expressions, et qui attestent mieux la barbarie latente sous les apparences du progrès.
L'ancienne langue disait, au lieu de quelque que, quel… que; quel étant toujours adjectif et que toujours adverbe. Par exemple: Quel puissant êtes-vous? Eh bien! quel puissant que vous soyez, vous ne me faites pas peur. Et non, avec un double emploi: Quelque puissant que vous soyez:
«Je vous recommande à Dieu, en quel lieu que je sois.»
«Car j'espère me priver et refrener mes désirs, quel chagrin que j'en doive éprouver, plutôt que de laisser pénétrer nos amours.»
La fée Mélior raconte que, par son art, elle agrandissait le cabinet de son père, et y faisait paraître des forêts pleines de bêtes sauvages, à sa volonté:
En basse latinité: Et quales bestias quas volebam; mais jamais on n'a poussé la barbarie jusqu'à dire: Et qualescumque quas. C'est exactement ce que nous faisons.
Benoît de Sainte-More dit que les Danois s'étant établis dans Londres, les Anglais revinrent par surprise, et firent un horrible massacre de leurs ennemis. Dans ces espèces de Vêpres siciliennes, quelques jeunes gens nobles parviennent à se saisir d'une nacelle:
«Ils se coulent par la Tamise au milieu du tumulte; ni vent de nord-est, ni bise, ne leur nuisit tant qu'ils n'arrivassent en Danemark, quelque horrible mer qu'ils trouvassent.»
L'expression de Benoît de Sainte-More est assurément plus vive et plus rapide que cette traduction. L'inversion du second et du troisième vers, l'idiotisme employé au quatrième, sont aujourd'hui hors de notre portée. Qu'on essaye de rendre les mêmes détails avec la même précision, on sentira la perte que nous avons faite, et que l'avantage n'est pas du côté de la langue moderne.
Quelque… que est barbare. On s'est avisé, par ignorance, de souder inséparablement le que à quel, et l'on s'est trouvé obligé de le répéter après le substantif, par une espèce de bégayement.
Puis sont venus les grammairiens, qui ont gravement posé une distinction entre quelque adverbe, un autre quelque adjectif, et un troisième quel que, dont les moitiés se séparent. Il faut dire sans s: Quelque méchants que soient les hommes…, et quelqueS honneurs que vous lui rendiez…, avec une s à que! Celui-ci appelle quelque, pronom indéfini; celui-là, adjectif-numératif-déterminatif. Quel désordre, quel gâchis! L'ancienne langue eût dit, avec autant de simplicité que de bon sens: Quels méchants que soient les hommes…, quels honneurs que vous lui rendiez…, quel s'accordant toujours, et que ne s'accordant jamais. Si l'on eût conservé la vraie locution, Corneille ne se fût pas vu dans l'impossibilité d'exprimer en vers: Quelque grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes; et cette impossibilité ne l'eût pas contraint de recourir à un hispanisme: Pour grands que soient les rois… Parlant la vieille et bonne langue française, il eût dit:
Le peuple dit très-correctement: J'irai vous voir, quelle chose qu'il arrive; mais M. Boniface et les autres protestent que c'est un gros solécisme. Ils veulent quelque chose que.
QUI QUE CE SOIT QUI est encore plus affreux. Comment voulez-vous dire en vers, qui que ce soit qui? Nos aïeux disaient simplement qui qui ou qui que, avec la permission de contracter le second qui; de sorte que rien n'est plus doux.
Le roi Marsile fuit avec cent mille Sarrasins:
«Qui qui les rappelle.»
Donnez cela à rendre à un poëte moderne; il sera obligé de dire qui que ce soit qui les rappelle… Il n'en viendra jamais à bout! Il sera obligé de subir ces six malheureux monosyllabes vides de sens et d'une extrême dureté, là où nos pères s'en tiraient avec deux syllabes. Alors le poëte usera son temps et son génie à tourner cette niaise difficulté. Croit-on que l'art ait beaucoup gagné à se forger de telles entraves, et la langue à se charger de mots inutiles?
Qui que ce soit qui s'en fâche. Huit syllabes où nos pères en employaient trois: Qui qu'en poist106:
[106] Du verbe poiser, peser. Qui est ici au datif, et s'écrivait mieux cui. L'identité de la prononciation a causé celle de l'orthographe.
«Le duc (Samson) lui traverse le poumon et le cœur, et l'abat mort, qui que ce soit qui s'en fâche ou ne s'en fâche pas. L'archevêque (Turpin) dit: C'est frappé en baron.»
Aubri le Bourguignon
PIEÇA.
PIEÇA, c'est-à-dire, il y a longtemps, piece a.—On disait aussi adverbialement grant piece. Dans les Cent nouvelles, une femme abuse deux amants à la fois; l'un des deux s'en aperçoit, et la quitte: «Il luy dict qu'il n'y retourneroit plus, et aussi ne fit-il de grant piece apres, dont elle fut tres desplaisante et malcontente.»
Dans le fabliau de Gombers et des deux Clercs, la femme de Gombers, surprise des retours extraordinaires de son mari (ou de celui qu'elle croit son mari), lui dit:
Les Italiens disent absolument de même, un pezzo, un pezzo di tempo, gran pezzo. Il y a apparence que c'est d'eux que nous avions emprunté cette locution.
On a remplacé pieça par il y a longtemps; cinq syllabes pour deux, et l'impossibilité d'entrer en vers. Notre langue a réellement beaucoup gagné!
Au XVIIe siècle, pieça était déjà tombé en désuétude. Scarron, Voiture, dans leurs compositions artificielles en vieux langage, le font synonyne de jadis; cela n'est pas exact: pieça marquait un temps bien moins éloigné que jadis.
On ne prononçait pas piéça en faisant entendre l'i, mais pessa, la notation ie servant dans l'origine à représenter un son approchant de notre é accentué un peu plus ouvert, comme celui de pezzo.
QUE, après DAVANTAGE.
Davantage est un adverbe de comparaison, comme plus; pourquoi lui veut-on interdire la marque du comparatif, que l'on accorde à plus? C'est une prétention moderne.—«Je n'ai jamais voulu rien avoir davantage que l'un d'entre vous.»
Je ne connais pas une seule règle de grammaire inventée ou formulée par un grand écrivain. En revanche, je sais dans tous nos grands écrivains quantité de fautes de français déclarées telles par sentence des grammairiens les plus incapables d'écrire. Davantage que en est une; il n'est presque pas un bon livre du XVIIe siècle où il ne se trouve:
«Voulez-vous être rare? rendez service à ceux qui dépendent de vous. Vous le serez davantage par cette conduite que par ne pas vous laisser voir.»
«Quel astre brille davantage dans le firmament que le prince de Condé n'a fait en Europe?»
«Il n'y a rien assurément qui chatouille davantage que les applaudissements.»
Le père Bouhours n'est pas un écrivain qui brille par la force ni même par la justesse de la pensée, mais on peut le citer quand il s'agit d'élégance et de correction:
«La langue française, dit-il, n'affecte jamais rien; et si elle était capable d'affecter quelque chose, ce serait un peu de négligence, mais une négligence de la nature de celle qui sied aux personnes propres, et qui les pare quelquefois davantage que ne font les pierreries et tous les autres ajustements.»
«Je ne sache rien qui dégoûte davantage les personnes raisonnables que le jargon de certaines femmes.»
Et ce n'est point de sa part inadvertance; dans ses Remarques, il analyse cette locution, et voici ce qu'il en dit:—«Quand davantage est éloigné du que, il a bonne grâce au milieu du discours; par exemple: Il n'y a rien qu'il faille davantage éviter, en écrivant, que les équivoques.»
Le XVIIIe siècle employait encore davantage que:
«Une tuile qui tombe d'un toit peut nous blesser davantage, mais ne nous navre pas tant que une pierre lancée à dessein par une main malveillante.»
Mais voici l'oracle qui abat toutes ces autorités:
«Davantage ne peut pas être suivi d'un complément comme dans: J'aime davantage la campagne que la ville. Il faut, dans ce cas, employer l'adverbe plus.»
IL FAUT, vous entendez? Ne demandez pas pourquoi: IL FAUT.
Les grammairiens en général n'ont qu'un seul procédé: ils commencent par poser à priori un principe sans autre fondement que leur bon plaisir et souvent leur ignorance, qu'ils ne manquent pas d'appeler la logique. Voilà la loi faite. Armés de cette loi, ils regardent ensuite dans les écrivains. Naturellement tout ce qu'ils y rencontrent de favorable, ils ne manquent pas de le citer en confirmation de leur théorie; quant aux exemples contraires, ils savent encore en tirer parti dans leur intérêt: Rousseau a violé la règle dans tel passage… Bossuet a péché contre la pureté de la langue… J. J. Rousseau a méconnu le principe… Pascal ou Molière ne s'est donc pas exprimé correctement quand il a dit… Il faut bien se garder d'imiter Voltaire quand il écrit… etc., etc. Qui donc imiterons-nous pour être assurés de bien parler français? Qui? MM. Féraud, Girault, Andry de Boisregard, Landais, Boniface, Domergue, Demandre… Voilà les autorités véritables et les guides infaillibles.
SOUVENIR (SE).
La logique s'en va des langues à l'user. Peu à peu les locutions vicieuses et inconséquentes prennent le dessus, comme en un jardin négligé les mauvaises herbes étouffent les bonnes. On sarcle, mais trop tard; le mal est fait. Quelque soin qu'on voulût prendre de sarcler notre langage, il y a de fâcheuses locutions qui s'y sont implantées si avant, qu'on ne peut même essayer de les extirper. On soulèverait jusqu'à des vers de la Fontaine. Par exemple, la Fontaine a dit:
Qu'est-ce que je me souviens? C'est subvenit mihi, sous-entendu in mentem. On disait, originairement, il me souvient. La forme impersonnelle est la seule bonne.
Au tournoi, le châtelain de Coucy ne songeait qu'à la dame de Fayel, et au rendez-vous marqué pour le retour:
Il lui en souvenait.
Le roi Dolopathos cherche pour son fils le meilleur précepteur; il lui souvient de Virgile:
Regem meminit Virgilii.
Dans la première moitié du XVIIe siècle, on conservait encore il me souvient. Malherbe n'y manque jamais:
«Encore me vient-il de souvenir d'une chose que je veux que vous sachiez.»
Et Corneille:
Le verbe se souvenir n'est pas seul: nous en avons plusieurs construits aujourd'hui de même. Que veut dire, je me repens? est-ce qu'on repent soi-même? Les Latins disaient bien mieux, avec la tournure impersonnelle: Me pœnitet culpæ meæ; ce que les Allemands ont retenu: Es reuet mich. Pœnitere actif serait un affreux barbarisme, quoique l'excellent dictionnaire de MM. Quicherat et Daveluy cite pœnitere de Plaute, et pœnitebunt de Pacuvius. Il n'est Plaute ni Pacuvius qui tienne; le bon sens est plus fort que Pacuve et Plaute. La composition du verbe (pœna tenet) s'oppose à ce qu'il soit autre chose qu'impersonnel, comme l'ont fait tous les écrivains du bon temps108.
[108] S. Jérôme ménageait davantage la logique, en disant, pœniteor (pœna teneor).
Je m'ennuie; non, vous ne vous ennuyez pas, mais il vous ennuie:
Tout le monde a pu voir une petite lithographie représentant la Grève un jour d'exécution. Un polisson est grimpé sur le poteau d'un réverbère; un garde municipal veut l'en dénicher. L'enfant feint de pleurer, supplie, afin de garder son poste; il allègue qu'il a peur: s'il se dérange, il va tomber. A quoi l'autre répond: Je m'importe peu que tu tombes! Je m'importe est juste de la même force que je me souviens. Mais quoi! le Dictionnaire de l'Académie admettra je m'importe, et il sera tout de suite bon. Ce ne sera pas les académiciens actuels, mais leurs successeurs.
SOUS, SUR.
C'est une chose singulière mais assurée, qu'autrefois la prononciation confondait à l'oreille les mots sur et sous. On les écrivait sor et soz, l'o valant ou, ou bien sour et sous. Devant une voyelle, la consonne finale ôtait l'équivoque: SouR un arbre; souS un arbre; on ne pouvait s'y tromper. Mais devant une consonne, on n'avait pour se guider que le sens de la phrase. Voici des exemples:
«Le roi Louis fut tout seul dessur une couverture vermeille, un tapis, une coute pointe109.
[109] Coute-pointe, ou coulte-pointe, de cul(ci)ta puncta. On dit mal à propos courte-pointe, et l'Académie donne pour exemple la courte-pointe piquée; si la coute n'était piquée, elle ne serait pas pointe. L'Académie est punie d'avoir trop méprisé les étymologies.
Mais dans ce passage:
Il serait impossible à l'auditeur d'affirmer si la belle Euriaut avait la violette sur ou sous la mamelle droite. Heureusement il sait par d'autres passages qu'il faut comprendre dessus.
L'oreille entend partout sous, et il faut traduire la première fois sur, la seconde fois, sous; «Il veut encore aujourd'hui coucher à Bouni-sur-Loire;—Vous me donnez votre foi de venir en cette île sous Vienne?»
Cette confusion de son s'est démêlée dans le langage moderne, mais non sans y laisser une trace bien marquée. C'est la double locution, sur peine de et sous peine de, exprimant la même chose: Il y a été condamné, sur ou sous peine de mort.
L'Académie, à la vérité, ne donne pas sur peine, et se borne à sous peine. Un étranger, sur la foi de l'Académie, pourrait croire que Saint-Évremond, Pascal et Molière ne parlaient point français:
«Si mon fils a jamais des enfants, je veux qu'ils étudient au collége de Clermont, sur peine d'être déshérités.» (Convers. du père Canaye et du maréchal d'Hocquincourt.)
«Est-ce un article de foi qu'il faille croire, sur peine de damnation?»
Mais, par compensation de cette excellente forme omise, le même dictionnaire autorise au mot sous cette locution détestable: Sous un rapport, sous le rapport de…, dont vous ne trouverez pas un seul exemple dans les écrivains du bon temps. Jusqu'au XIXe siècle, on n'avait jamais ouï parler de quoi que ce fût sous un rapport quelconque. Port-Royal avait bien dit que toutes nos actions «doivent être faites par rapport à Dieu;» mais de nos jours seulement on a pu nous assurer «qu'un des meilleurs moyens pour que le public croie voir les aspects qu'on lui décrit, c'est de les comparer entre eux sous le rapport de la couleur et de la forme.» (Rem. sur la composition littéraire, II, p. 435.) Et que, «depuis le siècle de François Ier, nous sommes fort appauvris sous ce rapport.» (Sous le rapport des vocables.) (Ibid., p. 255.) Que, «sous le rapport de la période travaillée, personne ne s'avisera de préférer les vaudevillistes du jour à Molière ou à Regnard.» (Ibid., p. 466.) «Que les romans de madame Radcliffe, de Mathurin, de Lewis, sont plus attachants, sous un certain rapport, que le Lutrin.» (Ibid., p. 593.) L'auteur montre cependant partout une rigueur extrême contre les vocables néologiques; mais on lui souhaiterait un peu plus d'indulgence pour Voltaire, et moins d'empressement à le condamner sous le rapport du style.
TRÈS, en composition.
Je ne sais d'où peut venir très; mais il date de l'origine de la langue, et dès lors il se joignait à toute sorte de mots, adjectifs, substantifs ou verbes, pour leur communiquer une valeur superlative. Trestous exprime plus absolument que tous:
«Tenez, beau sire, dit Roland à son oncle, je vous présente les couronnes de trestous les rois.»
Le sire de Coucy, la première fois qu'il est introduit dans la salle où se tient la dame de Fayel, salue l'assemblée en ces termes:
Ce dernier exemple présente les deux formes tout et tuit, qui sans doute, malgré la diversité d'orthographe, sonnaient de même.
On rencontre souvent ces deux formes dans le même auteur:
Trestous est encore dans Rabelais; il est dans Montaigne: «Les sens font trestous la ligne extresme de nostre faculté.» (Essais, II, 12.)
Il est regrettable qu'au moins, à ce titre, il n'ait pas été accueilli par l'Académie française. Elle a considéré trestous comme un mot patois abandonné aux paysans.
TRES-PAS, est le dernier pas, passus extremus, le pas qu'on franchit pour passer de ce monde en l'autre.
TRES-FOND, est le fond le plus profond.
TRESSUER, TRESSAILLIR, TRESSAUTER, expriment plus fortement l'idée du verbe simple:
«Bernard l'entend. Peu s'en faut qu'il n'enrage vif: il franchit la table d'un saut, se jette du côté de Garin.»
Il est superflu, sans doute, de faire remarquer combien la vieille langue est plus concise et plus énergique que la langue moderne.
Elle disait aussi TRESTOURNER et TRESPRENDRE.
Le comte Gérin et son camarade Geres, ayant tué le page Timozel, détournent son cadavre dans un guéret:
Cet exemple est remarquable, en ce que très y figure deux fois, l'une en composition, l'autre à l'état libre. Les Latins disaient de même, depellere de, emergere ex, etc.
TRESPRENDRE, signifiait s'emparer puissamment, irrésistiblement de…
Roland, blessé à Roncevaux, sent, malgré tout son courage et ses efforts, que sa dernière heure est venue:
Ces deux vers sont d'une grande beauté. La langue moderne aurait peine, je crois, à égaler la force expressive du second.
On disait de même trespenser, trespercer, trestrembler, trestrancher, tresaller:
et tresfiler, qui est demeuré comme terme technique: tréfiler du fil de fer, une tréfilerie.
Mais en supprimant l's dans tous ces mots, outre qu'on en a déguisé l'origine, on en a modifié la prononciation. Trépas, tréfond, tréfiler, comme les écrit l'Académie, ont certainement leur première syllabe plus fermée que ne l'avaient trespas, tresfond, tresfiler, et que ne l'a encore tressaillir. L'ancienne orthographe avait, pour marquer ces nuances délicates, bien plus de ressources que la moderne, réduite à trois misérables accents, dans lesquels il faut que tout rentre.