Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation
CHAPITRE III.
§ Ier.
Voici un livre élaboré depuis deux cents ans par la plus illustre compagnie de France. Il est arrivé à la sixième édition; et, en dehors même de la docte assemblée, que de travaux se sont produits, grammaires, vocabulaires, remarques sur la langue, dont l'Académie n'aura pas manqué de tirer le suc pour embellir et corroborer son propre travail! C'est l'œuvre collective de quarante immortels; on n'en saurait concevoir d'espérances trop hautes. Voyons pourtant si l'ouvrage répond à tout ce qu'on avait droit d'attendre.
L'Académie, au mot soupe, dit: «SOUPE, potage, sorte d'aliment, de mets ordinairement fait de bouillon et de tranches de pain, et qu'on sert au commencement du repas.»
L'Académie confond ici le genre et l'espèce. Le potage n'est pas de la soupe; mais la soupe est un potage au pain.
Potage vient de potare, boire, parce que c'est un aliment liquide. Du Cange le définit: «POTAGIUM, potio quævis. Nostri potage vocant jus seu jusculum.» Le potage se faisait de légumes ou de riz: «Attendu que cette année-là fut la disette de pois, féves, et autres légumes dont on fait potage… (Novæ Galliæ christ. III, instr. ad ann. 1351.)» Dans les statuts du monastère de Saint-Claude, potagium de riz, potagium de grus (de gruau). (DU CANGE, au mot Potagium.)
Potage est le terme primitif, et fut longtemps le seul. Soupe est tard venu dans la langue.
Sopa, en espagnol, est une tranche de pain mince; soupe, au XVe siècle, n'avait pas d'autres sens. Le trouvère Cuvelier dit que Duguesclin ne restait à table que le temps nécessaire pour prendre à la hâte un morceau de pain trempé dans du vin:
Un historien, parlant du cérémonial usité à l'avénement des rois d'Espagne, mentionne la coutume de présenter au nouveau monarque trois soupes dans un gobelet. Suivant l'Académie, ce serait donc trois potages?
Ouvrez Tallemant des Réaux, tome V, p. 103. C'est l'historiette d'un grand original appelé Vandy. Un jour, ce Vandy s'en va dîner en ville:—«On servit devant lui un potage où il n'y avait que deux pauvres soupes qui couraient l'une après l'autre.»—Vandy s'efforce d'en attraper une; il n'y peut réussir, car elles fuient dans le bouillon. Alors il appelle son laquais, et se fait débotter; on lui demande quel est son dessein:—«Je veux, dit-il, me jeter à la nage dans ce plat, pour voir si je pourrai attraper cette soupe.»
L'Académie cite quantité de locutions où entre le mot soupe, qui toutes démontrent la fausseté de sa définition. Ivre, trempé, mouillé comme une soupe, sont des façons de parler très-justes, si la soupe est la tranche de pain plongée dans le bouillon; ivre comme un potage serait absurde.
L'Académie permet de dire «un cheval soupe de lait;—un pigeon soupe de lait, ou de plumage soupe de lait.» Il s'ensuit qu'elle autorise concurremment soupe DE lait et soupe AU lait. On peut faire un potage de lait, mais la soupe est faite nécessairement de pain, qu'on peut ensuite mettre au lait ou dans du lait. Le moyen âge aurait dit, à couvert de toute équivoque, soupe EN lait, comme soupe EN vin. La définition de l'Académie semble autoriser soupe de vermicelle, de légumes, de semoule, qui seraient intolérables, puisque dans ce dernier cas la soupe est remplacée par le vermicelle, la semoule, les légumes. Il faut dire alors potage au vermicelle.
Je suppose que tout cela était exposé bien au long dans un savant ouvrage que l'âge nous a ravi, et qui se voyait encore, du temps de Pantagruel, dans la bibliothèque de l'abbaye Saint-Victor: c'est le beau traité de frère Bricot, De differentiis souparum. On ne saurait trop le regretter133.
[133] Quelques érudits ont pensé que soupes, au pluriel, signifiait ici des potages, et qu'ainsi ce titre faisait contre notre opinion.
On répond que rien n'est moins démontré. Il est certain que de tout temps on a connu des soupes de différentes espèces de pains, de gâteaux, etc. Il n'est pas probable qu'un moine, un victorin, ait confondu des choses aussi diverses que la soupe et le potage; mais enfin, supposé que ce malheur lui fût arrivé, ce qu'il est impossible d'éclaircir, nous nous rejetterions sur l'autorité de Regnier. Voici ses vers (l'épigramme est un peu malpropre, c'est pourquoi nous l'avons cachée dans une note):
Faire potage, mais non faire la soupe: les éléments n'y étaient pas.
On répondra que beaucoup de gens, induits en erreur par l'habitude, entendent par le mot soupe un potage quelconque. Il est vrai; mais l'Académie est-elle instituée pour consacrer ou pour corriger les effets de l'ignorance? Elle est la greffière de l'usage, soit; mais du bon usage. Sa faute en cette occasion est d'autant plus considérable, qu'en terminant son long article, elle met: «Soupe se dit aussi d'une tranche de pain fort mince.» Ainsi voilà l'acception véritable, l'acception unique du mot présentée comme une extension, une exception rare. Il faut espérer que, dans l'édition prochaine du Dictionnaire, cette ligne aura complétement disparu, et que l'erreur régnera sans partage.
Il est clair que confondre la soupe et le potage, c'est ignorer le français plus qu'il n'est permis même à l'Académie française; l'Académie a là fait un article que ne voudrait signer la cuisinière d'aucun académicien. Mais en voilà assez sur la soupe et le potage.
M. Arago a égayé la chambre des députés en citant les définitions mises par l'Académie aux mots éclipse, marée, tirer de but en blanc. Selon l'Académie, tirer de but en blanc, c'est tirer en ligne droite. Sur quoi M. Arago observe que l'Académie a trouvé le moyen de tirer un boulet sans qu'il retombe jamais à terre. M. le secrétaire perpétuel a répondu que c'étaient là des singularités et des distractions. En ce cas, l'Académie se permet des singularités bien étranges et des distractions bien fortes. Son article vaisselle en offre un curieux échantillon.
L'Académie appelle vaisselle montée, la vaisselle «composée de plusieurs pièces avec de la soudure; et vaisselle plate, celle où il n'y a point de soudure.» Il résulte de cette définition que les assiettes de bois sont de la vaisselle plate, car il n'y a point de soudure, non plus qu'à la faïence ni à la porcelaine. Mais attendez! L'Académie a prévu l'objection: «Cela ne se dit que de la vaisselle d'argent ou d'or.» L'expression vaisselle plate n'a jamais pu s'appliquer à la vaisselle d'or, attendu que dans l'espagnol, d'où cette expression est tirée, plata signifie argent, et qu'ainsi vaisselle plate veut dire à la lettre vaisselle-argent ou d'argent. Comment se fait-il que dans les séances où tous ces articles sont débattus, il ne se soit pas rencontré un seul académicien instruit d'une étymologie si simple! Enfin l'Académie arrive à nous apprendre que vaisselle plate «se dit aujourd'hui plus particulièrement des plats et des assiettes d'argent.» Supprimez le mot aujourd'hui; au lieu de plus particulièrement, lisez exclusivement, et la phrase sera juste.
Du temps de Furetière, si l'Académie n'était pas plus habile, elle semblait du moins plus soucieuse de l'exactitude; elle s'informait, elle cherchait à s'éclairer. «J'ai remarqué, dit Furetière, que toute l'après-dînée du 18 novembre 1684 se passa à examiner ce que c'étoit qu'avoir la puce à l'oreille… Après avoir, pendant trois vacations, fait la définition du mot oreille, on en employa deux autres à la corriger, et on trouva à la fin que l'oreille étoit l'organe de l'ouye. Cette définition coûte deux cents francs au roi.» (Second factum, p. 36 et 37.) Si MM. les académiciens de nos jours étaient aussi scrupuleux, certainement ils eussent rencontré dans Paris quelqu'un capable de leur apprendre au juste ce que c'est que la soupe, le potage et la vaisselle plate.
L'Académie, avertie par le malin Furetière, a retranché sa définition de l'oreille, mais elle en a composé depuis d'aussi naïves, en sorte que les amateurs du genre n'y perdent rien. Par exemple, il serait intéressant de savoir combien coûte aux contribuables cette définition du pavé, qu'on lit dans l'édition de 1835: «PAVÉ, morceau de grès qui sert à paver.» Véritablement, le pavé de bois n'est venu qu'après l'édition de 1835.
L'Académie donne Anspessade, qui vient de lancia-spezzata, sans avertir que c'est mal dit, et que le mot véritable est lancepessade. Lancepessade ne se trouve même pas dans le Dictionnaire de l'Académie.
Elle permet de prononcer énivrer, énorgueillir, et consacre la ridicule prononciation dorénavant; en sorte que les racines semblent être é-nivrer, é-norgueillir, doré-navant. Il est superflu sans doute de remarquer que dorénavant est pour d'ore (de maintenant) en avant. On disait mieux autrefois, dores-en-avant.
Voici un article encore plus étrange, et dont l'Académie aurait pu s'épargner les frais, car le mot est du vieux langage, dont elle avait déclaré ne vouloir pas s'occuper. Il s'agit du mot houser, qui signifie botter. L'Académie ne donne que le participe, qu'elle appelle un adjectif: «HOUSÉ, ÉE, adj.; crotté, mouillé. Il est arrivé tout housé. Crotté, housé. Il est vieux.»
Au contraire, il est tout neuf dans ce sens. L'Académie a procédé ici par devinaille et conjecture. Elle paraît avoir cru que housé était pour bousé, racine, boue; de là son explication.
Il est incroyable de combien de détails inutiles, souvent même déplacés, on a surchargé le Dictionnaire de l'Académie. Le mot chien remplit trois colonnes; on y énumère toutes les espèces de chiens, avec leurs qualités: chien sage, chien fou, chien traître, qui mord sans aboyer, etc., etc.; on y trouve jusqu'au chien savant, avec l'explication de ce que c'est qu'un chien savant. L'Académie a pris là beaucoup de peine: mais cette peine était-elle bien nécessaire?
Furetière élevait déjà contre la première édition du Dictionnaire les plaintes que l'on est obligé de reproduire contre la sixième. Il reproche aux académiciens d'avoir été chercher des exemples saugrenus. La délicatesse du choix paraîtra, dit-il, dans les exemples suivants (je saute six lignes, et pour cause): «Ils font comme les grands chiens, ils veulent pisser contre les murailles; ou bien: Ils veulent pisser contre les murailles comme les grands chiens (agréable variété), en parlant des petits garçons qui veulent faire comme les grands hommes. Pendant que le chien pisse, le loup s'enfuit. Voilà des marques du peu de part qu'ont les prélats et les gens de qualité au travail du Dictionnaire, parce qu'il n'y a pas d'apparence qu'ils eussent souffert qu'on y eût mis ces ordures.» (Second factum, p. 42.) L'Académie, notre contemporaine, a conservé textuellement ces deux exemples, sauf qu'elle a substitué, dans le premier, grandes personnes à grands hommes, et, dans le second, s'en va à s'enfuit. Si, d'ailleurs, on en juge par d'autres exemples trop grossiers pour être rapportés, l'argument de Furetière subsiste dans toute sa force: de tout temps, les prélats et les gens de qualité académiciens ont été fort indifférents au Dictionnaire de l'Académie, car leur intervention n'est pas plus sensible dans la dernière édition que dans la première.
Mais ce sont là des bagatelles de détail; passons à quelque chose de plus important, et qui intéresse davantage le fond de la doctrine.
Les mots qui servent exclusivement à nier sont très-rares; chaque langue ne possède guère qu'une seule négation, ordinairement un monosyllabe, avec lequel on transforme des mots de sens positif en d'autres mots de sens négatif.
Les Grecs avaient οὐ, devant une voyelle, οὔκ.
Les Latins, non, qu'ils nous ont transmis.
Nihil, est une négation artificielle. Hilum, était le point noir empreint sur la féve de marais et sur le pois chiche. On l'avait choisi comme le terme de comparaison le plus réduit possible. Ne hilum, pas même ce point; et par syncope nihil, très-peu de chose, rien.
Les Grecs avaient adopté, pour le même usage, l'expression qui signifie une rognure d'ongle, gry. «Mon maître, dit un valet dans Aristophane, ne répond rien, absolument rien, pas même gry! τὸ παράπαν οὐδὲ γρύ.»
Chez les Français, le terme de comparaison fut longtemps une miette de pain: Il n'y en a mie.
Les Italiens du XVIe siècle disaient de même miga.
Mie est tombé en désuétude. On y a substitué un pas, ou un point. Mais ces trois mots, mie, pas, point, sont tous trois positifs, et n'acquièrent la vertu négative que par l'adjonction de ne, l'unique négation que possède notre langue.
RIEN (rem), chose, quelque chose.
Le roi, voyant sa fille guérie par le médecin malgré lui, lui en témoigne sa reconnaissance:
«Que je vous aime sur toute chose.»
«Quand un soldat, dit Pascal, se plaint de la peine qu'il a, ou un laboureur, etc., qu'on les mette sans rien faire.»
C'est-à-dire, qu'on les mette sans faire quelque chose.
Beaucoup de gens écriraient aujourd'hui, «qu'on les mette à rien faire,» qui exprimerait le contraire; et, ce qu'il y a de pis, c'est que ces gens auraient pour eux l'autorité de l'Académie française, qui, dans sa dernière édition, malgré les réclamations maintes fois élevées à ce sujet, dit encore: «RIEN, néant, nulle chose,» et donne pour exemples à l'appui: Rien ne me plaît davantage; il n'y a rien de si fâcheux; je ne demande rien; ce n'est rien, etc., etc.
On parlerait correctement, suivant l'Académie, en disant: Je fais rien, je demande, je dis rien; car puisque rien contient en soi la négation, pourquoi la répéter, ne… rien?
Il y a beaucoup de cas où rien est effectivement négatif, mais c'est en vertu d'une ellipse: Avez-vous rien vu de plus beau?—Rien. Le premier rien est positif: Avez-vous vu quelque chose?—Le second est négatif: Rien; c'est-à-dire, je n'y ai rien vu. La négation est enfermée dans l'ellipse, c'est ce qui fait illusion, et semble attribuer à rien la force négative.
Ce vers d'Athalie signifie: Comptez-vous pour quelque chose, oui ou non? Le mot rien se prête à l'incertitude; mais essayez une réponse, l'homme pieux dira: Je le compte pour quelque chose; l'athée: Je ne le compte pour rien. Vous voyez que celui qui veut nier est obligé d'introduire la négation.
M. J. J. Ampère, dont l'opinion sur ces matières doit toujours être consultée, dit: «Originairement rien voulait dire quelque chose.» (Hist. de la form. de la lang. franç., p. 275.) Je ne crois pas qu'on puisse le regarder aujourd'hui comme ayant un autre sens134.
[134] M. Ampère ajoute: «Rien est le cas régime de res (chose), qui était le nominatif latin et provençal. Mais ici, comme bien souvent, la forme du régime l'a emporté sur la forme du nominatif, et on a dit rien dans les deux cas, pour rem et pour res.» (Form. de la lang. franç., p. 275.)
Cette phrase semblerait indiquer qu'on se soit jamais servi de la forme res en français. Assurément ce ne saurait être la pensée de l'auteur. Quant au cas régime rien, je n'accorderai pas plus celui-là que les autres. Je crois avoir montré que les substantifs français s'étaient formés, non pas du nominatif, mais de l'accusatif latin (p. 194); rien est donc venu directement de rem par suite de l'usage établi, et nullement par suite d'aucune déclinaison française.
Ainsi, j'expliquerai le mot asne par asinum, asine, et, en contractant, asne; et non, comme le veut M. J. J. Ampère (p. 239), par la métamorphose de l'u en e muet. M. Ampère, pour dériver arbre d'arbor, est obligé de poser en règle que l'o final se changeait parfois en e muet; pour tirer utile du nominatif utilis, il est réduit à opérer une nouvelle métamorphose de l'i en e muet. Cela fait bien des règles, et qui paraissent improvisées pour le besoin du moment. N'est-il pas plus simple de n'en avoir qu'une? Arborem s'est contracté en arbre, et utile vient d'utilem, par le seul rejet de la consonne finale.
On m'opposera l'autorité de Molière.
Il semble que Molière ait considéré rien comme un terme négatif. Bélise, expliquant à Martine en quoi consiste le vice d'oraison dont la reprend Philaminte:
Molière ici s'accommode aux idées reçues. Le discours de Martine,
Et cela est si vrai, que Molière lui-même, plus attentif à la logique et au sens des mots qu'à l'usage, est tombé souvent dans le pléonasme de Martine:
«Ah! madame, tout est perdu! voilà votre père et votre mère, accompagnés de votre mari.
«Ah, ciel!
«Ne faites pas semblant de rien, et me laissez faire tous deux.»
«Je ne suis point un homme à rien craindre.»
«Ce n'est pas mon dessein de rien prétendre à un cœur qui se serait donné.»
«Il ne faut pas qu'il sache rien de tout ceci.»
«Mon intention n'est pas de vous rien déguiser.»
On en pourrait citer beaucoup d'autres exemples.
Il reste à décider si un pléonasme est un solécisme; pour moi, je n'en crois rien. Un solécisme, proprement dit, blesse non-seulement l'usage, mais encore la raison; or, ce n'est pas ici le cas.
AUCUN était primitivement alque (pour auque), contracté d'aliquem, et signifie quelque. (Voy. ALQUE, p. 328.)
L'habitude de voir aucun employé dans des tournures négatives, a fait croire qu'il portait en soi la négation, et beaucoup de gens le prennent comme synonyme de son contraire nul. Il est fâcheux que l'Académie soit tombée dans ce piége, en disant que aucun signifie pas un. On n'est pas surpris de rencontrer de telles erreurs dans le Dictionnaire de M. Napoléon Landais, où elles pleuvent; mais l'Académie se devrait à elle-même d'être un peu plus circonspecte. Comment, sur ces quarante personnes, ne s'en est-il pas trouvé une seule pour faire observer aux autres que, dans les phrases où aucun n'est pas suivi d'une négation, il affirme, comme aliquis en latin, alcuno en italien, et alguno en espagnol? Aucuns ont dit… aucuns ont écrit… C'est quelques-uns ont dit, ont écrit:
C'est-à-dire, quelques monstres ou plusieurs monstres que j'aurais domptés, ne m'ont donné le droit…
GUÈRE, JAMAIS, PERSONNE, sont dans le même cas: ce sont mots affirmatifs qui ne servent jamais à nier qu'en vertu d'une négation exprimée ou sous-entendue.
Guère, c'est-à-dire, beaucoup:
A-t-on jamais vu?… A-t-on vu quelquefois?
Y a-t-il quelqu'un?—Personne. C'est-à-dire, en ôtant l'ellipse: Il n'y a personne.
Au lieu de personne, on pourrait répondre: Ame qui vive. Prétendez-vous que âme qui vive soit une négation?
On ne passe qu'à M. Landais de nous dire, dans sa grammaire, que l'adjectif personne signifie absence de personne, à peu près comme si l'on disait que blanc signifie noir.
Ouvrez maintenant l'Académie, vous y lirez, comme dans la Grammaire des grammaires: RIEN, néant, nulle chose;—AUCUN, pas un;—JAMAIS, en aucun temps;—GUÈRE, pas beaucoup, peu;—PERSONNE, nul, qui que ce soit135.
[135] Qui que ce soit donné comme équivalent de nul! Ainsi, lorsqu'on dit: Qui que ce soit qui vienne me voir, je n'y suis pas, cela veut dire, selon l'Académie: Nul qui vienne me voir, etc. Évidemment, l'Académie avait en tête une phrase de cette forme: Il n'y a qui que ce soit; et elle a encore transporté au mot affirmatif la valeur de la négation. Quelle légèreté pour une Académie!
Ces fautes visibles avaient été signalées dans le Dictionnaire de M. Napoléon Landais; il est triste que l'Académie française s'obstine à les reproduire136.
[136] Ménage dérive guères d'avarus; M. Ampère, de l'allemand gar, beaucoup.
Ce sont là des fautes de commission, et je n'ai pris que la fleur du sujet. La liste des péchés d'omission serait bien plus considérable encore.
Je reçus, il y a quelques jours, la visite d'un jeune Allemand. «J'entends, me dit-il, répéter chaque jour, et par les littérateurs de toutes les écoles, que Molière est le plus parfait écrivain de votre langue, celui qui en a le mieux connu l'étendue et le génie. Sur les autres, on dispute; sur Molière, tout le monde est d'accord. J'ai donc résolu d'étudier Molière, et j'ai acheté exprès pour cela le Dictionnaire de l'Académie. Mais je suis bien embarrassé: je n'ai essayé de lire que les deux premières pièces, et j'y rencontre à chaque pas des difficultés de mots que l'Académie n'a pas levées.»
Parlant ainsi, il tira la liste de ces difficultés; en voici un extrait. Dans l'Étourdi:
«On ne trouve ni désattrister ni laidir dans le Dictionnaire; et au mot prou, il est dit que ce mot ne s'emploie que dans les locutions peu ou prou, ni peu ni prou.
«Qu'est-ce qu'un momon, et jouer un momon? L'Académie, au mot jouer, n'en parle pas, et j'ai vainement cherché momon. Il est pourtant assez fréquent dans Molière, car, en ouvrant le Bourgeois gentilhomme, je suis tombé sur ces mots: «Ah! mon Dieu, miséricorde! Quelle figure! est-ce un momon que vous allez porter?»
«Qu'est-ce que fourbissime?
«A la malheure ne se trouve pas dans le Dictionnaire de l'Académie; on n'y trouve que malheur, substantif masculin.
«Ce dictionnaire m'assure que parmi ne se met qu'avec un pluriel indéfini; que dedans, dessus, davantage, sont des adverbes; or, je lis dans Molière que les ouvriers d'une maison,
L'Académie, lui dis-je, a raison, en ce sens que ces mots, jadis employés comme prépositions et comme adverbes, sont aujourd'hui adverbes exclusivement; mais elle a tort de n'avoir pas averti du changement survenu dans la langue à cet égard.—Sans doute, dit mon jeune Prussien; l'Académie a l'air de déclarer que Molière ne savait pas le français.
«Mais voici deux passages terribles que je vous prie de m'expliquer:
«Je ne comprends absolument rien à l'un de ces exemples, et il me semble que dans l'autre il y a une faute d'impression, et qu'on doit lire, Sans que mon bon génie au-devant m'eût poussé.—C'est ainsi que le veulent toutes les grammaires et le Dictionnaire de l'Académie au mot Sans.
«—Vous vous trompez. Sans que, construit avec l'indicatif, a un sens tout particulier, et les vers de Molière signifient: Si mon bonheur ne m'eût poussé au-devant. La Fontaine a dit de même:
C'est-à-dire: Sans cette circonstance que je crains de commettre Géronte; ou: Si je ne craignais de commettre Géronte. Premier que lui veut dire avant lui. Ce sont deux idiotismes aujourd'hui perdus, dont le premier surtout était précieux pour la poésie, car il substituait une tournure brève et rapide à la forme traînante qui emploie le conditionnel. Rien n'est plus commun que ces façons de dire chez les auteurs du commencement du XVIIe siècle. Il a plu à l'Académie de les rayer de son dictionnaire; elles ont péri bientôt dans l'usage.
«—Voilà un beau privilége qu'a votre Académie, de prévaloir sur des gens comme la Fontaine et Molière! Il est vrai que Molière ne fut pas académicien. L'Académie peut donc faire que des écrivains qui étaient à la tête de leur siècle, et sont restés la gloire de la France, se trouvent, par un effet rétroactif, n'avoir pas écrit en français? Je ne m'étonne plus de l'obstination de certains auteurs vivants à écrire en baragouin; ils ont la chance de devenir quelque jour, par l'autorité de cette même Académie, des modèles de style; au lieu qu'en écrivant la langue du temps de Louis XIV, ils se verraient en naissant mis au rebut.»
Croit-on que les expressions de Molière ne valussent pas la peine d'être recueillies autant, pour le moins, que carroter, carroteur et percer les nuits, c'est-à-dire, les passer au jeu ou à l'étude?
N'eût-il pas mieux valu recueillir des expressions consacrées par les chefs-d'œuvre du siècle de Louis XIV, que les néologismes barbares inventés par la tribune politique et les journaux? Par exemple, sous le rapport de, pour exprimer par rapport à. L'Académie a-t-elle jamais rien vu sur ou sous un rapport? Un rapport est une abstraction; comment peut-on être placé dessus ou dessous? Vous me dites que monsieur un tel est un homme très-distingué sous le rapport de la science, sous tous les rapports. Qu'est-ce que le rapport de la science? qu'est-ce que tous les rapports? rapports à quoi? Comment se figurer quelqu'un distingué sous tous les rapports? Dites-moi qu'il est distingué à tous égards, je vous comprendrai: égard est ici pour regard, qu'on employait autrefois dans cette locution: au regard de… Un homme distingué à tous les regards, sous tous les aspects où on le peut envisager, m'offre une image claire et sensible. Un homme distingué par rapport à la science me satisfait également: je rapproche l'idée de cet homme de l'idée de science, et de ce rapport jaillit une troisième idée, celle de la distinction. Fort bien! Mais un homme distingué sous tous les rapports ne sera jamais, en dépit de l'Académie, qu'une phrase du plus abominable jargon.
Quel but s'est proposé l'Académie on rédigeant son dictionnaire? D'aider à l'intelligence des bons auteurs? Eh bien! je défie un étranger d'entendre Corneille, Molière, la Fontaine ni Pascal, avec le secours du Dictionnaire de l'Académie.
A-t-elle voulu fixer la langue et en consacrer le bon usage? C'est à merveille; mais où prend-elle ses autorités? Ce n'est pas au moins dans nos grands écrivains, car elle les traite avec un visible mépris, omettant la moitié, ou plus, de leurs termes, et frappant de réprobation un bon quart de leurs façons de dire. Il se trouve aujourd'hui que ceux qui ont fait le français n'ont pas su le français, ne parlaient pas français! Et cela n'empêche pas l'Académie de les recommander en toute occasion comme de parfaits modèles; elle les déclare inimitables: c'est apparemment parce qu'elle les trouve inimitables qu'elle défend de les imiter?
Tel est ce livre auquel un corps de quarante membres, l'élite de la littérature, travaille depuis deux cents ans, et qui coûte des millions à la France.
Il n'a pas manqué de gens qui, avec des ressources infiniment moindres, ont essayé de compléter le travail de l'Académie. Malheureusement, en fuyant Charybde, ils se sont engouffrés dans Scylla. L'Académie péchait par indigence, ils périssent accablés sous le luxe. La bégueulerie académique avait repoussé une foule d'expressions de nos meilleurs écrivains; ceux-ci ont recherché jusqu'aux mots les plus bas et les plus honteux de l'argot des voleurs, jusqu'aux barbarismes les plus obscurs à la fois et les plus effrontés. Ils ont eu si peur d'un choix arbitraire, qu'ils ont tout admis indistinctement; comme si un dictionnaire, un livre quelconque, pouvait être fait sans critique, et dispenser l'auteur d'avoir du discernement! La langue française, même prise dans cette étendue, ne leur a pas suffi: ils ont mis à contribution toutes les langues anciennes et modernes, le latin et le grec, l'anglais, l'allemand, l'espagnol, l'italien. On trouve jusqu'à du turc dans M. Landais, dont le dictionnaire français serait mieux intitulé Dictionnaire de la tour de Babel. C'est là qu'on apprend à connaître le verbe diatessaroner, l'adjectif acamalos, et les substantifs cobale, artien, fiolant, etc., etc.137.
[137] Diatessaroner, c'est, en grec, employer une succession de quartes en musique; acamatos, et non acamalos, signifie, dans la même langue, infatigable. Un cobale est un bouffon; un artien, un écolier de philosophie; un fiolant, un homme qui fait le brave. L'auteur n'a pas reculé devant les termes de la plus sale débauche. Dans son livre De l'Instruction publique, il appelle les études universitaires, qui n'enseignent pas ces belles choses, des âneries de grec et de latin; les colléges de l'université, des cloaques; et il espérait voir bientôt les professeurs de l'université mourir de faim: il n'a pas assez vécu lui-même pour goûter ce plaisir.
Le Complément, publié par MM. Didot, ne tombe pas précisément dans ces extravagances: c'est, à beaucoup d'égards, un livre précieux et nécessaire; mais on peut encore lui reprocher un plan si vaste qu'il est impossible d'en saisir les limites, et que cela équivaut à l'absence de plan.
A quoi bon donner, dans un dictionnaire français, Puteal, Bidental, Epulum, Lacunar, Laquear, etc.; ramasser dans Homère, Virgile, Ovide, dans toute la grécité et la latinité les épithètes et les noms patronymiques, par exemple: Lampouris, surnom d'Ulysse; Boopis, surnom de Junon; Mammosa, épithète de Cérès; Bicorniger, épithète de Bacchus; Othryadès, Pelidès, Laertiadès? A quoi bon dépouiller le Gradus et le dictionnaire latin, surtout lorsqu'on ne doit pas même être complet en ce genre? On a omis Pallantiadès et bien d'autres.
Qui est-ce qui s'avisera d'aller demander à un dictionnaire français les titres de tous les ouvrages grecs ou latins? «Propempticon, titre de la seconde silve de Stace adressée à Métius Celer.» Voilà un renseignement bien placé! Je trouve les mots Rudens, Mostellaria, accompagnés de cette explication, titre d'une comédie de Plaute, et je cherche vainement Curculio et Epidicus; vous inscrivez l'Aululaire, et vous passez sous silence l'Asinaire: pourquoi cette inconséquence? Dès que vous donniez un de ces titres, vous vous obligiez à les donner tous; à mentionner chaque traité de Sénèque, de Lucien, de Plutarque, d'Aristote et de Platon; chaque discours de Cicéron; chaque poëme d'Ovide; chaque comédie d'Aristophane, de Ménandre, de Térence: on sent où ce détail conduisait! Mais, loin de s'en effrayer, les auteurs du Complément ont encore compliqué la difficulté en s'imposant la tâche de recueillir aussi les noms propres, tâche mal remplie, et qu'il était impossible de remplir bien.
Le rédacteur en chef de ce livre se vante, dans son introduction, d'offrir 30,000 mots de plus que tous les dictionnaires connus jusqu'à ce jour, et d'avoir atteint un total de CENT MILLE mots!… Il y a bien de quoi se vanter, en effet! A quel prix est-il arrivé à ce chiffre? Il a été jusqu'à enregistrer le nom baroque forgé par Plaute pour un personnage de comédie! Avouez que c'est un singulier mot français que THÉSAUROCHRYSONICOCHRYSIDÈS!
Catabaucalèse n'est guère moins étrange. Catabaucalèse s'appelle la chanson avec laquelle les nourrices grecques endormaient les petits enfants. Les archéologues et les antiquaires n'auront pas besoin de chercher ce mot dans le dictionnaire français, et les autres, qui ne le connaissent pas, ne s'aviseront jamais de le chercher nulle part.
A l'article Alcmanicon (devrait-il y avoir un article Alcmanicon?), il est dit que c'est une figure familière au poëte Alcman: on en cite un exemple en grec, et l'on ajoute: «Eustathe lui donne l'épithète de Proépizeuxis.» Est-il possible d'imaginer de l'érudition plus hors de propos?
Mais on voulait arriver à CENT MILLE MOTS!
Par l'application du même système, on a été conduit à insérer dans un dictionnaire français, Niebelungen, Heldenbuch, Narrenschiff, Morgengabe, etc.
Pourquoi donner pronunciamento, estatuto real, ayuntamento, carcere duro, romancero? Est-ce parce que ces mots se rencontrent quelquefois dans les gazettes et dans quelques livres spéciaux? Sont-ils devenus français pour cela? En ce cas, vous n'avez pas besogne faite! Pourquoi omettez-vous Abanico, Deleytar, Vivere, Coucaratcha, dont on a fait des titres de romans? Si vous vous engagiez à expliquer tous les mots étrangers dont la puérile affectation de quelques auteurs enlumine leurs pages, le seul M. Victor Hugo, avec sa seule Notre-Dame de Paris, vous met sur-le-champ en défaut. A ne considérer que les titres de ses chapitres, nous l'y voyons parler quatre langues: grec, latin, italien et espagnol. Comment, avec votre dictionnaire, puis-je entendre le fameux Ananké ou besos para golpes;—la creatura bella bianco vestita;—lasciate ogni speranza;—immanis pecoris custos;—abbas beati Martini? et tout cet allemand répandu à profusion dans le Rhin? car M. Victor Hugo est l'écrivain polyglotte par excellence.
Je lis dans le Ruy Blas:
J'ai la douleur de ne trouver le bois de calembour ni dans le Dictionnaire de l'Académie, ni dans le Complément. Je ne puis croire que M. Hugo ait créé une nouvelle essence de bois, uniquement pour en fabriquer une cassette à l'électeur de Neubourg. Vous me faites perdre là une intention du poëte, et peut-être une des plus profondes.
Après les mots étrangers, antiques ou modernes, le Complément a recueilli avec soin les barbarismes à forme française, ingracieux, ingrammatical, inamoureux, indispot, injudideux, ingoûté, inoisif, indulger (traiter avec indulgence). Cette catégorie féconde a contribué le plus à parfaire le glorieux nombre des CENT MILLE MOTS!… Mais ici ces Messieurs m'arrêtent: nous ne reconnaissons pas de barbarismes. Nous faisons un lexique tout exprès pour y consigner les mots qui ont été, ne fût-ce qu'une fois, écrits ou prononcés. Ainsi, il a plu à M. Nodier de faire laxité: la laxité du style de Cicéron; il a plu un jour à M. Ch. Pougens de dire mordillage, quand il avait à son service mordillement; Laujon a créé redanser, dont personne n'a fait usage après lui; n'importe: nous nous empressons d'enregistrer laxité, mordillage et redanser; nous ne cherchons pas ce qui est bien, mais ce qui est, n'importe comment. Autrefois les écrivains suivaient le dictionnaire et la grammaire; sottise! Aujourd'hui les écrivains s'élancent en avant, et le dictionnaire et la grammaire courent à perte d'haleine derrière eux, pour ramasser ce qu'ils laissent tomber avec intention ou par mégarde. Voilà le progrès. Nous aurons dans peu une grammaire et un vocabulaire pour chaque écrivain. On a déjà publié une grammaire d'après les écrits de M. Hugo, grammaire sérieuse, grammaire à part, où l'auteur a enfin réhabilité l'interjection, et restitué à cet oiseau-mouche du langage son rang à la tête des neuf parties du discours; maintenant nous faisons un dictionnaire d'après l'autorité de quiconque parle ou écrit, et cette œuvre de tout le monde ne peut manquer d'être bien accueillie par tout le monde.
Un dictionnaire rédigé dans cette idée, présente un avantage et un inconvénient essentiels. L'avantage, c'est que le livre doit être complet; l'inconvénient, c'est qu'il ne peut jamais l'être. Il l'était, je suppose, le jour de son apparition; il ne l'est plus le lendemain, car dans l'intervalle on a joué les Burgraves, et le Complément ne donne pas le mot Burgrave.
Le marquis Legendre de Saint-Aubin s'est donné, dans le siècle dernier, beaucoup de mal pour rassembler, dans son Traité de l'Opinion, toutes les opinions qui ont régné sur la terre. C'est une compilation très-bien exécutée, qui est tombée à plat et très-légitimement, car l'ouvrage est très-inutile. Il ne s'agit pas, dit à ce propos Voltaire, de savoir tout ce qu'on a pensé, mais ce qu'on a pensé de bien. De même il ne s'agit pas ici de savoir tout ce qu'on a dit, mais ce qu'on a eu raison de dire.
On s'est arrêté à ces détails sur le Complément, parce qu'il vaudrait la peine d'un examen autant que le Dictionnaire de l'Académie; parce que c'est dès aujourd'hui un livre utile, le meilleur en son genre, sans comparaison, et que des améliorations successives doivent l'amener à un point très-satisfaisant. C'est un devoir de dire leurs vérités aux gens susceptibles de s'amender; aux autres, ce serait temps perdu.
MM. Charassin et Ferdinand François ont eu l'idée d'un ouvrage remarquable: c'est un Dictionnaire des racines et dérivés, où les mots sont rangés par familles. Cet ouvrage, exécuté avec une sobriété judicieuse et pleine de talent, est peut-être ce qu'on saurait faire de mieux pour le matériel de notre langue. C'est là qu'on la voit réduite à ses éléments, et que l'on peut prendre une juste idée de ses procédés et de ses ressources.
Combien de mots renferme notre langue? Cette question mène à des calculs assez curieux.
MM. François et Charassin en reconnaissent VINGT-DEUX MILLE, tant racines que dérivés, qui suffisent à tout. Le reste n'est que barbarisme et superfétation.
L'Académie a découvert VINGT-HUIT MILLE mots;
Les auteurs du Dictionnaire de Trévoux, SOIXANTE MILLE (dont trente-huit mille à peine usités);
M. Laveaux se borne à CINQUANTE-SEPT MILLE;
M. Gattel atteint SOIXANTE-DOUZE MILLE;
M. Raymond s'enorgueillit de QUATRE-VINGT MILLE;
M. Boiste pousse à CENT DIX MILLE!
M. Napoléon Landais triomphe de tout le monde sur un amas de CENT QUARANTE MILLE mots!
Encore n'a-t-il pas mis thésaurochrysonicochrysidès!
§ II.
Voltaire écrivant à Damilaville lui parle du Dictionnaire de l'Académie: «Les étrangers se plaignent qu'il est sec et décharné, et qu'aucun des doutes qui embarrassent tous ceux qui veulent écrire n'y est éclairci. Il est triste que nous ne puissions parvenir à donner un dictionnaire tel que ceux de la Crusca et de Madrid.»
Le jour même où il fut saisi de la maladie qui l'emporta, Voltaire devait lire à l'Académie le plan d'un dictionnaire.
Voici ce plan, tel que M. Beuchot, le modèle des éditeurs, l'a copié sur l'original de la main de Voltaire.
PLAN.
«On propose de faire un dictionnaire qui puisse tenir lieu d'une grammaire, d'une rhétorique, d'une poétique française.
«Chaque académicien se chargera de la composition d'une lettre.
«A chaque mot de cette lettre on apportera l'étymologie reçue et l'étymologie probable de ce mot.
«Les diverses acceptions de ce mot, les exemples tirés des auteurs approuvés depuis Amyot et Montaigne.
«On remarquera ce qui est d'usage et ce qui ne l'est plus; ce que nos voisins ont pris de nous, et ce que nous avons pris d'eux.»
Lorsque l'Académie voulut, il y a quelques années, s'occuper d'une nouvelle édition de son Dictionnaire, son premier devoir n'était-il pas de consulter le plan de Voltaire et de le suivre, sauf à le compléter, s'il y avait lieu, en raison du progrès des études de linguistique?
Mais on n'y songea même pas; et, loin que l'Académie se montre en 1835 en avant du plan tracé en 1778, c'est au contraire ce plan qui se trouve encore aujourd'hui fort en avant de l'Académie.
Que dire, par exemple, d'un dictionnaire rédigé au hasard, sans qu'on ait pris la précaution d'en poser les bases, et d'en fonder l'autorité sur une liste d'ouvrages qui auraient servi de textes de langue? Et cela quand on avait sous les yeux l'exemple de la Crusca et la recommandation expresse de Voltaire! La primitive Académie avait commencé par arrêter cette liste, que Pellisson nous a conservée; et l'Italie a profité d'une idée française, que la France n'a pas même su reprendre pour en tirer parti à son tour.
Voilà comment il se fait que Molière, la Fontaine, Pascal et la Bruyère ne parlent pas français, par arrêt de l'Académie française; et comment les décisions contenues au Dictionnaire de l'Académie doivent avoir force de loi, sur la simple garantie du titre.
Le plan de Voltaire est resté jusqu'ici le meilleur, le plus complet, et le seul raisonnable. Seulement, le progrès des études veut que le point de départ, que Voltaire fixait à Montaigne, soit reculé jusqu'à l'origine de la langue, et qu'ainsi l'exécution du travail ait lieu en deux parties.
La première comprendrait un vocabulaire de la langue du moyen âge, depuis le XIe siècle, date des plus anciens monuments, jusqu'à l'entrée du XVIe, où la langue se renouvelle: cinq cents ans.
La seconde partie irait depuis l'entrée du XVIe siècle jusqu'au milieu du XIXe: deux cent cinquante ans.
On aurait ainsi en deux volumes toute la vieille langue et toute la langue moderne. On pourrait, à l'aide de ce dictionnaire, remonter la langue française jusqu'aux sources, ou bien la descendre, en observant les changements survenus sur les rives, et qui ont déterminé les sinuosités du cours.
Pour la première partie: dresser un catalogue de textes par ordre chronologique, où ne seraient admis, pour éviter l'erreur, que ceux dont on connaîtrait sûrement l'âge et l'origine. On en ferait ensuite des index, d'où l'on tirerait la matière du dictionnaire, ayant soin d'accompagner chaque mot de son étymologie et de nombreux exemples, mais surtout d'exemples datés; en sorte qu'on saisirait chaque mot à son entrée chez nous, et on ne le laisserait aller qu'avec son acte de naissance et son passe-port.
Ce travail n'est pas, à beaucoup près, si long ni si difficile qu'il le paraît. Les index y seraient d'un secours rapide et incalculable. Si le gouvernement avait exigé des index aux textes anciens qu'il a fait publier, la besogne, serait aujourd'hui bien préparée. Faute de cette précaution, pourtant bien simple, l'utilité de ces publications se trouve restreinte des trois quarts. Par exemple, un bon index où seraient dépouillés fidèlement la chanson de Roland, le livre des Rois, le commentaire sur Job et les sermons de saint Bernard, nous fournirait le noyau de la langue française; il n'y aurait plus qu'à guetter les accroissements successifs qui l'ont grossi. Ce n'était pas un grand surcroît de peine à l'éditeur, et c'eût été pour le lecteur studieux une différence prodigieuse.
Voltaire voulait les étymologies, avec raison. L'étymologie tient à l'histoire politique et morale de la nation, et renferme le secret de la langue. L'Académie n'en donne aucune, parce que, dit sa préface, c'est un travail qu'il ne faut point essayer à demi. Mais c'est là un tour de rhétorique. La maxime est leste et commode pour se dispenser d'un embarras, ou pallier quelque chose de pis. Comment! parce que sur vingt-huit mille mots il y en aura le quart dont l'étymologie vous échappe, il faut que j'ignore les trois autres quarts138? Parce que vous ne pouvez payer la dette entière, vous vous croyez autorisé à me faire banqueroute du tout! Et vous venez de sang-froid me proposer ce beau principe! En vérité, c'est une étrange doctrine pour une Académie! Je doute qu'aucun créancier l'acceptât de son débiteur: Eh! mon ami, paye-moi toujours ce que tu pourras: je t'attendrai pour le reste.
[138] Cette proportion est très-exagérée, à dessein; car il ne serait besoin que de l'étymologie des racines.
Mon fils n'a pas en lui l'étoffe d'un Jean-Jacques ni d'un Montesquieu; il est donc inutile de lui faire apprendre à lire et à écrire. Que penseriez-vous d'un père qui raisonnerait de la sorte? Il serait hué par les marmots des frères Ignorantins.
Mais il faut se garder d'un autre excès. Prenant au pied de la lettre la maxime de l'Académie, M. Napoléon Landais s'est cru tenu de fournir toutes les étymologies, celles même qu'il ignorait. C'est pour remplir cet engagement imaginaire qu'il dérive croup de roupie, et spencer de sphincter. Il prétend que spencer est un mot corrompu, et veut qu'on dise, sans corruption: un sphincter bleu; voilà un beau sphincter; mon sphincter est à raccommoder. Je doute qu'il obtienne cela des dames. Il vaut mieux s'abstenir que de donner de pareilles étymologies, comme il vaut mieux rester débiteur de quelque chose que de s'acquitter en recourant à la fausse monnaie.
Le second volume reproduirait exactement le plan du premier. J'y voudrais la même fidélité aux dates de l'apparition des mots, le même zèle et les mêmes scrupules pour l'étymologie, la même abondance d'exemples. Les explications grammaticales ont l'inconvénient d'être diffuses, lourdes et obscures; au lieu que l'esprit le plus ordinaire saisit sans effort une analogie qui le frappe. Ainsi, moins d'explications, et plus d'exemples. La pédanterie n'est bonne qu'à assommer les gens; il faut donc la fuir tant qu'on peut, surtout dans les matières où elle paraît le plus inévitable. Je voudrais qu'un dictionnaire offrît une lecture intéressante par le choix et le rapprochement des citations; que ce fût un livre de littérature et de chronologie, presque autant que de scolastique.
Vous me direz que cela entraînerait bien loin. Non; car je me ferais de la place en écartant beaucoup de choses qu'on a fait entrer dans les dictionnaires compilés de nos jours. Il s'agit, avant tout, de savoir ce que nous voulons faire: Une histoire des mots si exacte qu'elle éclaire toutes les époques de la langue. Cela posé, je supprime comme superfétation tout ce qui ne va pas directement à ce but.
Je ne mettrai pas au mot Jésuites un long abrégé de leur histoire depuis saint Ignace jusqu'à leur chute; ni au mot Proposition l'histoire des cinq propositions de Jansénius, avec les dates; ni à DANSE un article comme celui-ci: «Danse d'ours, composition dans laquelle on cherche à imiter les airs de musette. Dans une danse d'ours, les basses ronflent en pédale, tandis qu'un hautbois ou un violon exécute à l'aigu un air villageois. La finale de la seizième symphonie d'Haydn est une danse d'ours.» C'est divaguer. De quoi sert au mot Jésus la nomenclature de toutes les institutions religieuses où ce nom se trouve associé? Je n'aurais même pas le mot Jésus, ni aucun nom propre, attendu qu'ils ne sont pas plus d'une langue que d'une autre139. Cela me dispenserait de résumer sous le mot Ossian toutes les querelles pour et contre l'authenticité des poésies gaëliques. En un mot, je bannirais de mon plan la Géographie, la Mythologie et l'Histoire, dont on a encombré le Complément du Dictionnaire de l'Académie. Un dictionnaire n'est pas fait pour tenir lieu d'une bibliothèque. Par cette raison, je ne me piquerais pas d'entasser dans le mien la technologie complète des arts et métiers, les faunes, les flores, la nomenclature chimique, etc., etc. Je me contenterais des termes généraux qu'on est exposé à rencontrer dans les livres ou dans la conversation; le surplus appartient aux vocabulaires spéciaux, et reste en dehors de la langue proprement dite.
[139] Un livre infiniment précieux serait un dictionnaire universel des noms propres ramenés tous à des noms communs. Ce serait un trésor pour la linguistique.
Les proverbes sont dans le même cas: ils valent la peine d'être recueillis à part. Je ne les voudrais pas exclure lorsqu'ils se présenteraient naturellement et à propos; mais je fuirais la prétention d'être complet sur ce point, d'autant qu'on ne l'est jamais.
Il existe une quantité de proverbes niais, bas, ridicules, et peu connus: «Il a mangé des œufs de fourmis;—il est fait comme quatre œufs,» et bien d'autres que je trouve dans le Complément. Est-ce là la langue française? La plupart des proverbes roulent sur une métaphore. Je tiendrais avant tout à donner le sens propre de chaque mot, d'où l'esprit descend de lui-même au sens figuré, parce qu'il n'y a rien de plus naturel que les figures. Le sens propre, au contraire, n'existant qu'en vertu d'une convention, c'est celui qu'il importe de déterminer et de fixer.
Pour introduire cette remarque, je n'aurais pas hésité de supprimer: «Il est fait à cela comme un chien à aller nu-tête!» En faveur de qui cette citation? Il n'y a là aucune difficulté qui tienne à la langue; il n'y en a d'aucune espèce.
Il n'est que trop aisé d'enfler un livre ou un article. En toute chose, le mérite est moins grand d'atteindre au nécessaire que de savoir s'y tenir. Je vous remercie de m'expliquer ce que c'est que le chien d'un pistolet; quant au chien savant, je vous en tiens quitte.
Mettez le mot cul, puisqu'il est français; mais croyez-vous bien nécessaire d'expliquer, même à un étranger, ce que c'est que baiser le cul à quelqu'un, et le sens moral de ce précepte: Il ne faut pas péter plus haut que le cul? N'est-ce pas ici le cas de dire, avec la comtesse d'Escarbagnas: Cela s'explique assez de soi? Le Dictionnaire de l'Académie est trop riche de pareilles superfluités, qui sont les immondices du langage.
Passons aux définitions. L'Académie, qui a repoussé les étymologies, admet les définitions, et pourtant elle semble professer à l'égard des unes et des autres la même doctrine: qu'il faut ou n'en point donner, ou les donner toutes. C'est une erreur; car comment et à quoi bon définir la lumière, le feu, l'âme, le soleil? etc. Le premier tort de pareilles définitions, c'est d'être inutiles; le second, d'être inexactes ou trop naïves. Rien n'est plus difficile qu'une bonne définition. Il ne faut donc pas s'y risquer légèrement; encore moins doit-on s'y étendre au delà du nécessaire. L'Académie définit le cœur: «Viscère qui est le principal organe de la circulation du sang, et qui est situé dans la poitrine.» Cela suffisait; mais elle ajoute: «Il consiste en un muscle creux, dont la forme est à peu près celle d'un cône renversé, légèrement aplati de deux côtés, arrondi à la pointe, et ovoïde à la base.» Cette description anatomique est de trop; ce n'était point là sa place. Au contraire, à l'article Moulin, je vois moulin à vent, moulin à foulon, sans aucune explication ni description. Les étrangers qui n'ont pas de ces moulins dans leur pays, auraient été peut-être aussi curieux de les connaître que d'apprendre la structure du cœur. Il est vrai qu'on leur explique ce que c'est qu'un moulin à paroles.
Au mot cul (pardon, lecteur), l'Académie française définit l'objet; elle en donne même deux définitions à choisir. En bonne foi, n'est-ce pas trop de deux? Passe encore pour le cœur.
Voltaire, dans son projet, ne mentionne pas les définitions. Sans doute il ne les eût pas rejetées absolument, comme aussi ne s'en fût-il pas fait une loi. Il se fût réservé de juger l'opportunité.
Quant à vouloir noter la prononciation, c'est une puérilité qui ne soutient pas l'examen. En vertu de quelle règle y procéderez-vous? En quoi Kotizâcion, Bourguoignie, Èlelipece, sont-ils plus exacts que Cotisation, Bourgogne et Ellipse? Convention pour convention, j'aurai encore plutôt fait d'apprendre les valeurs de l'orthographe publique, que d'étudier l'orthographe privée de M. Landais, qui ne me dispensera point de l'autre.
La critique est la qualité essentielle qui doit présider à la rédaction d'un dictionnaire. Par quelle étrange fatalité a-t-on jusqu'ici commencé toujours par l'exclure?
L'opinion publique conserve au Dictionnaire de l'Académie l'autorité nominale dont il est en possession depuis si longtemps. C'est une affaire d'habitude, une religion extérieure; car, dans l'usage, on consulte plus souvent le Dictionnaire de Boiste. Un seul mortel a triomphé de quarante immortels: Hercule et Diomède n'en ont pas tant fait. Mais, malgré sa supériorité relative, le Dictionnaire de Boiste n'est pas encore le Dictionnaire français. Ce livre reste à faire. Il faudra que ce soit un ouvrage d'érudition solide, claire et piquante; ne péchant ni par le luxe ni par l'indigence; qui institue une comparaison perpétuelle entre la vieille langue et la langue moderne, et relie entre elles toutes les époques de notre littérature depuis son origine. Cet inventaire judicieux de notre passé et de notre présent contiendrait en germe notre avenir, et le placerait sous l'influence et les auspices de tout ce que la France enfanta jamais d'hommes de génie. Ce serait un service considérable rendu non-seulement à la patrie, mais à l'esprit humain. L'Académie, dit-on, s'en occupe: puisse-t-elle y réussir mieux que dans son premier travail! mais l'idée de le lui confier est peut-être dans le projet de Voltaire l'unique point à réformer: