Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation
APPENDICE.
CHAPITRE PREMIER.
ARLEQUIN.
Son origine, ses métamorphoses.
Il est avéré que Polichinelle a diverti les Romains de la république. Il s'appelait en ce temps-là Maccus; les farces atellanes n'étaient pleines que de son nom et de ses exploits. L'identité n'est pas douteuse: on a déterré, aux environs de Naples, je pense, une figurine de bronze antique représentant Maccus, bossu par derrière et par devant, et le visage orné de ce long nez crochu qui a valu au personnage son nom italien moderne: Pulcinella, bec de poulet. On peut s'assurer du fait dans Ficoroni, de Larvis scenicis (page 26). Les anciens (et ce n'est pas une des moindres marques de leur bon sens) avaient dressé des statues à Polichinelle; Polichinelle est antique, Polichinelle est classique comme Plaute et Térence. Il a même conservé jusqu'à nous un caractère natif: c'est ce bredouillement inintelligible qui le distingue parmi tout le peuple des marionnettes. D'où croyez-vous que provienne ce bredouillement? C'est un reste d'accent du pays, dont Polichinelle n'a jamais pu se débarrasser; car, tous les savants vous le diront, Maccus était né chez les Osques, si renommés dans les anciens auteurs pour leurs bons mots et leurs piquantes saillies. C'est de là que Maccus se transporta à Rome, où l'on représentait sur le théâtre des jeux osques. C'étaient de petites pièces qu'on jouait le matin avant la grande pièce. Maccus y paraissait dans toute sa gloire; mais comme à tous les cœurs bien nés la patrie est chère, il ne consentit jamais à parler une autre langue que sa langue natale. Les Romains, qui imposèrent leur idiome à tant de peuples vaincus, ne vinrent pas à bout de l'imposer à Polichinelle; et aujourd'hui encore, dans nos Champs Élysées, devant les soldats, les bonnes et les petits enfants ébahis, Maccus continue à parler osque, comme il parla jadis devant Coriolan. En effet, les Osques étaient voisins des Volsques, chez qui Coriolan alla chercher un asile; quelques historiens ont prétendu même confondre ces deux peuples. Il est naturel que le héros proscrit ait cherché à divertir son chagrin par les plaisanteries de Maccus, et il est probable que la scène pathétique de Véturie, accompagnée des dames romaines, eut pour témoin Polichinelle. Ce point d'archéologie pourra être éclairci plus tard; en attendant, il est hors de doute que la noblesse de Polichinelle remonte plus haut que la fondation de Rome. La plus ancienne noblesse de l'Europe est, sans contredit, la noblesse de Polichinelle.
Et le digne compagnon, le rival de Polichinelle, Arlequin, d'où vient-il? qui est-il? L'érudition a travaillé pour placer Arlequin aussi haut que Polichinelle. On est allé chercher dans le scoliaste de Martial un mime appelé Panniculus, et l'on a voulu que ce Panniculus fût une allusion à l'habit d'Arlequin, composé de petits morceaux de drap; conjecture plus ingénieuse que solide. L'habit d'Arlequin est certainement d'invention moderne. Allez en Italie, la patrie d'Arlequin, à ce qu'on prétend; Arlequin y est vêtu de noir de la tête aux pieds, y compris la tête, bien entendu. Le Panniculus ne serait-il pas plutôt ce personnage que je vois, dans Ficoroni, danser en déployant sur sa tête et autour de ses reins une petite écharpe, le palliolum? Au surplus, je n'ai point à faire un sort au Panniculus; c'est l'affaire des savants: tenons-nous à notre Arlequin.
Je dis notre, et non sans dessein; car j'espère bien établir qu'Arlequin est Français; mais ce ne sera pas en adoptant l'étymologie donnée par Ménage. Ménage raconte que le président de Harlay avait un bouffon favori qu'on appela, du nom de son maître, Harlay; on ajouta Quint, par une espèce de parodie du nom de Charles-Quint: cela fit Harlay-Quint ou Arlequin. Je doute qu'Arlequin lui-même fût capable d'inventer une étymologie plus grotesque et plus ridicule. Le docte Ménage en a par centaines de la même force. Comme il savait très-bien le grec, on a cru sur sa parole qu'il savait le français pareillement. Aujourd'hui, sa réputation est faite; la prescription y est, et l'on écrit, dans des articles de revues éblouissants d'érudition: «Ménage, savant linguiste, profondément versé dans les origines de notre langue, etc.» Ceux qui déclament ces belles choses n'ont probablement jamais ouvert le livre de Ménage.
Aujourd'hui, sans rien affirmer, je propose avec modestie une étymologie nouvelle du nom d'Arlequin.
Premier point: Arlequin est né dans la ville d'Arles, et l'autre moitié de son nom est une altération du mot camp: Arlecamp, Arlequin.
Second point: Arlequin était jadis un démon ou un fantôme qui hantait les cimetières. Sa noirceur accuse encore son origine, aussi bien que son geste souple, rapide, silencieux. Tout cela sent la tombe et les ténèbres. Le caractère d'Arlequin s'est, je l'avoue, modifié au soleil; nous verrons comment: mais je pose ici en fait que, sous deux noms différents, Arlequin le folâtre, et le funèbre Hellequin, chef d'une mesnie qui remplit d'épouvante tout le moyen âge, sont une seule et même personne.
Voilà ma thèse; elle est grave. J'ai besoin de reprendre les choses de haut: prêtez-moi, je vous prie, toute votre attention.
Arles fut la première ville de France qui reçut la foi chrétienne. Elle y fut convertie, disent les chroniques, vingt-sept ans après la passion de Jésus-Christ, par saint Trophine, son apôtre et premier évêque.
Cette ville possédait un magnifique cimetière païen; là reposaient les chefs des plus anciennes familles romaines, dans des mausolées dont les débris excitent encore de nos jours la surprise et l'admiration des antiquaires. La nouvelle religion ne changea pas la destination d'un lieu consacré par la piété de la religion précédente; mais elle voulut le régénérer en quelque sorte et le purifier par la bénédiction chrétienne. A cet effet, saint Trophine convoqua six autres évêques, en présence de qui la cérémonie devait s'accomplir. C'étaient saint Saturnin, évêque de Toulouse; saint Maximin, d'Aix; saint Martial, de Limoges; saint Front, de Périgueux; saint Paul-Serge, de Narbonne, et saint Eutrope, d'Orange110. Ils étaient réunis sur le terrain, et cherchaient à qui serait déféré l'honneur d'officier en cette circonstance solennelle, chacun s'en défendant par humilité, lorsque tout à coup le Sauveur des hommes, Jésus-Christ lui-même, parut au milieu d'eux, et mit fin à leur pieuse contestation en bénissant le cimetière de sa propre main. Ce lieu avait porté de temps immémorial le nom de Champs Élysées, qui témoignait à la fois sa splendeur, sa destination funèbre, et la croyance religieuse des fondateurs. Cette croyance venait d'être changée, mais on ne change pas facilement les habitudes du peuple: le cimetière continua donc à s'appeler Ely-Camps; quelques-uns, sans doute plus rigides, modifièrent ce mot en Arles-Camps. La pensée mythologique se trouvait ainsi effacée par la substitution d'une racine à l'autre, et l'on finit par employer indifféremment Arlecamps ou Elycamps. Mais il est essentiel d'observer que l'on grasseyait partout en France, et que le mot Arles sonnait Ales. Arleschamps ou Arlescamps n'a jamais été prononcé au moyen âge autrement que Alecamps. On écrivait avec ou sans r, selon qu'on se reportait à l'étymologie Arelatum, ou à la prononciation: les manuscrits usent de la double orthographe, et mettent bataille d'Arleschans ou d'Aleschans; mais la forme parlée était une111.
[110] La Royale Couronne des roys d'Arles, par P. Bouys, presbtre, p. 94.
[111] Voyez, page 22, du Grasseyement; et, page 26, de l'Assimilation ou substitution des liquides l, r. Voyez aussi le Glossaire de Roquefort, au mot Ale-le-blan (Arles-le-Blanc).
Pendant tout le moyen âge, le cimetière d'Arles fut le lieu le plus célèbre de la France et peut-être de l'Europe. Là se voyait, dit le père Bouys, la première chapelle qui eût été dédiée à la Vierge après son assomption, par le pape Virgile. Puis étaient venues les souffrances de l'Église chrétienne: le paganisme n'avait pas cédé la victoire sans combat; le sang des martyrs avait coulé sous le glaive des persécuteurs. Un cimetière est un terrain neutre: les Champs Élysées s'étaient ouverts, et avaient recueilli les corps des martyrs de la foi du Christ, saint Geniez, saint Eutrope et une foule d'autres. Comment cette terre sanctifiée de leur sang aurait-elle manqué de miracles? Aussi elle n'en manqua point. C'est dans le cimetière d'Arles que le Labarum apparut à l'empereur Constantin. «Dieu luy envoya un ange lorsqu'il estoit au mylieu du saint cimetiere d'Elyscamps, contemplant la grande quantité de sepultures de pierre et de marbre qui estoient et sont encore en iceluy (à quoy il se plaisoit grandement), qui, luy montrant une croix de feu en l'air, luy dict ces paroles: Constantine, in hoc signo vince!112» Constantin marcha contre Maxence, délivra Rome, et la paix fut donnée à l'Église.
[112] P. Bouys, la Royale Couronne des roys d'Arles, p. 20.
Il arrivait souvent que, au lit de la mort, des fidèles habitant une ville éloignée d'Arles exprimaient le désir de dormir dans le saint cimetière. Il leur semblait que leur âme avait plus de chances de salut lorsque leur corps reposerait en compagnie des reliques des martyrs, dans une terre bénie de la main et de la bouche de Jésus-Christ. On abandonnait leurs cercueils sur le Rhône; et soit qu'il fallût le descendre ou voguer contre le fil de l'eau, ils se rendaient tout seuls à leur destination, et s'arrêtaient d'eux-mêmes où il fallait, comme estant attirés à ceste terre pour y attendre la resurrection des morts, en la compagnie des saints qui sont enterrés en iceluy113.
[113] Bouys, p. 118.
Au récit de toutes ces merveilles, Charlemagne s'attendrissait, et faisait faire de continuelles prières en Arlecamps, car il y avait une partie de ses preux, voire des membres de sa famille: le père de Gérard de Viane, tué à Roncevaux, «et tant de barons et de chevaliers qui, comme saints athletes, estoient morts en la bataille de Montemayour.» Il y avait aussi Ogier le Danois, Guillaume au court nez, seigneur d'Orange, et Vivien, tous deux neveux du grand empereur. Ces derniers avaient perdu la vie en Arlecamps même; car, pour que rien ne manquât à la renommée ni à la poésie de ce glorieux cimetière, il avait été le théâtre d'une bataille livrée par Charlemagne contre les Sarrasins. La bataille d'Arlescamps a été chantée dans un poëme de dix mille vers par quelque Homère anonyme du XIIIe siècle; l'avenir sans doute réserve le sien à la bataille non moins épique que, neuf cents ans plus tard, un autre Charlemagne livra dans le cimetière d'Eylau. M. Paulin Paris114 analyse la chanson d'Arlescamps, il en extrait des passages d'une grande beauté et véritablement épiques. Par exemple, le discours de Guillaume à son bon cheval prêt à succomber de fatigue: Cheval, dit il, moult par estes lassés? Il l'encourage par la promesse de tout ce qui peut flatter un cheval: Baucent, le reste de sa vie, ne mangera que de l'orge bien pure, que du foin choisi; ne boira que dans un vase doré; sera pansé quatre fois par jour, etc.:
[114] Histoire des manuscrits français de la bibl. du Roi, t. II, p. 140 et 500.
«Baucent l'entend, il a froncé le nez; il le comprend comme s'il était un être humain doué d'intelligence. Il hoche la tête, fouit la terre du pied, reprend son haleine et sa vigueur. Il hennit comme s'il s'élançait de l'étable et ferré de neuf.»
Vivien, dans l'imprudence de sa jeune ardeur, avait fait vœu de ne jamais reculer d'une semelle devant les Sarrasins. En vain son oncle, le valeureux Guillaume d'Orange, dans un discours plein de naïveté, lui avait-il remontré l'imprudence d'un pareil vœu, et que bonne est la fuite dont le corps est sauvé; Vivien s'est obstiné, et il est victime de cette obstination. Blessé à mort, les entrailles à demi pendantes hors du ventre, il saisit son cor, comme Roland à Roncevaux, et en sonne trois fois tant qu'il peut:
c'est-à-dire, deux sons aigus, suivis d'un son grave.
Là commence une scène déchirante, un dialogue de tragédie, mais de tragédie antique:
[115] Neveu, d'où nous avons encore le féminin nièce. Les romanciers ne sont pas d'accord sur le degré de parenté entre Guillaume et Vivien: les uns en font deux frères; selon les autres, c'était l'oncle et le neveu.
Guillaume lui demande s'il a, dimanche dernier, usé du pain bénit à la messe:
Vivien y consent; mais, avant cette espèce de viatique qui va s'administrer dans le cimetière où tourbillonne la bataille furieuse, Guillaume appuie la tête de Vivien sur sa poitrine, et s'apprête à faire l'office de prêtre:
Vivien se confesse en effet, mange le morceau de pain bénit, puis bat sa coupe, et ses yeux se voilent, son teint s'efface sous les ombres du trépas:
Tel est, en bref, ce touchant épisode de la bataille et grant destruccion d'Alescamps. Le cimetière, dont le sol est formé de poussière humaine, engloutit indistinctement païens, chrétiens, Sarrasins. Tous dorment ensemble pêle-même; héros pour avoir donné la mort, héros pour l'avoir reçue.
Pendant le jour, la tranquillité et la bonne harmonie règnent dans le cimetière, parce que les morts ont peur du soleil; mais la nuit les fantômes sortent tumultueusement de dessous terre, les uns soulevant le marbre de leurs tombes, les autres n'ayant qu'à écarter le gazon. Ils mènent un bruit épouvantable de cris, de chocs, de hurlements, de menaces, de plaintes;… on ne sait pas au juste ce que c'est, mais la terreur est profonde.
Ce chœur infernal, cette famille du cimetière, s'appelait les Arlecamps (Allecans). Et comme le peuple garde plus fidèlement la tradition des mots que celle des idées, l'imagination populaire fit d'Alecan le nom du chef des fantômes dont la mesnie bruyait dans le cimetière d'Arles. Tous les chroniqueurs, poëtes, légendaires, vous attesteront que le cimetière d'Arles était le principal théâtre des apparitions de la mesnie Hellequin. Le nom d'Hellequin rappelle les Ely-Camps, comme la forme Arlequin, les Arlecamps. Dante a parlé du cimetière d'Arles et d'Arlequin, qu'il nomme, suivant la prononciation du moyen âge, Allequin:
«Comme à Arles où séjourne le Rhône, comme à Pole, aux rives du Quarnaro qui baigne les frontières de l'Italie, on voit une immense quantité de sépultures rendre le sol inégal, de même des tombeaux épars s'offraient à ma vue.»
Plus loin, Satan évoque deux démons; c'est encore un souvenir de l'Arlescamps qui se présente à l'idée du poëte:
«Avancez, Arlequin et Calcabrina116.»
[116] C'est une chose merveilleuse que les extravagances où les commentateurs ont eu recours pour expliquer le sens de ce nom Alichino, qu'ils supposent forgé par Dante. Il y en a un qui a découvert qu'Alichino signifie «qui alios inclinat, id est, sodomita.»
Non-seulement les poëtes et les romanciers du moyen âge sont remplis de la mesnie Hellequin, mais les écrivains sérieux, les théologiens, les évêques, ne dédaignent pas de s'en occuper. Raoul de Presles, dans son commentaire sur la Cité de Dieu, cite la mesnie Hellequin; Guillaume de Paris, dans son traité de Universo (part. II, ch. 12), lui consacre un assez long passage. Cette sombre mesnie s'appelle en latin exercitus ou milites Hellequini; Pierre de Blois écrit Herlikini. C'est dans sa quatorzième épître, où il dit que les ecclésiastiques de son temps courent après la fortune et les honneurs à travers mille périls: «In quibus gloriam martyrii mererentur, si hæc pro Christi nomine sustinerent. Nunc autem sunt martyres sæculi, mundi professores, discipuli curiæ, MILITES HERLIKINI.» (Petri Bles., Opp., p. 22, col. 2.)—«Si ces prêtres, dit le pieux écrivain, supportaient ces périls pour l'amour de Jésus-Christ, ils mériteraient la gloire du martyre. Au lieu de cela, que sont-ils? Des martyrs du siècle, des professeurs du monde, des élèves de la cour, des arlequins.» Par cette dernière expression, Pierre de Blois entend assimiler ces ecclésiastiques vaniteux aux fantômes de la mesnie Hellequin, ombres formées de vent et d'un peu de nocturne vapeur.
Cependant la mesnie Hellequin ne renferma point ses apparitions dans l'enceinte bornée de l'Elycamps; elle se répandit par toute la France, et même dans l'Europe entière. Partout où il revenait, c'étaient des Hellequins. Le grand veneur de Fontainebleau, comme le Freyschutz allemand, ne sont autre chose que la chasse d'Hellequin. Le roi des aulnes, Erlenkœnig, est une seconde transformation d'Herlekin. Les frères Grimm nous en font connaître une troisième, sous le nom altéré, mais toujours reconnaissable, d'Hielkin. Walter Scott nous montre Hellequin en Écosse; Guillaume de Paris témoigne que, de son temps, l'Espagne connaissait, aussi bien que la France, les milites Hellequini; enfin, un poëme du cycle carlovingien, en patois flamand ou wallon, nous représente Arlequin orné d'une particule nobiliaire, sous le nom du comte Van Hellequin, tenant sa dignité au milieu des plus augustes héros: van Pepin, van Garin, van Fromont, et même van Charlemagne117.
[117] Manuscrit de la Bibliothèque royale, 184, supp. fr. cité par M. Fr. Michel, dans BENOÎT, t. II, p. 337.
Les métamorphoses d'Arlequin feraient un digne pendant aux Métamorphoses d'Ovide. Mais nous ne sommes pas au bout.
A la fin du XVe siècle, Hellequin, dont l'origine allait s'effaçant à mesure qu'il grandissait en réputation, Hellequin est devenu Charles V ou Charles-Quint, roi de France. La Chronique de Normandie, imprimée à Rouen en 1487, rapporte «comme le roy Charles le Quint, jadis roy de France, et ses gens avecques luy, s'aparurent après leur mort au duc Richard sans Paour.» Vous voyez, l'imprimerie est à peine née, et elle s'empresse de s'occuper d'Arlequin. Le chapitre est trop long pour être mis ici dans son entier. En voici le début, qui suffira pour notre propos:
«Une aultre moult merveilleuse aventure advint au duc Richard sans Paour. Vray est qu'il estoit en son chasteau de Moulineaux sur Saine; et une fois ainsy comme il se aloit esbattre après souper au bois, luy et ses gens ouyrent une merveilleuse noise et horrible de grant multitude de gens qui estoient ensemble, ce leur sembloit; laquelle noise s'approchoit toujours d'eux. Et si comme le duc et ses gens ouïrent la noise s'approcher, ils se resconserent delez ung arbre, et là le duc Richard envoya de ses gens espier que c'estoit. Et lors ung des escuiers au duc vit que ceux qui faisoient celle noise s'estoient arrestez dessoubs ung arbre, et commença à regarder leur maniere de faire et leur gouvernement, et vit que c'estoit ung roi qui avoit avec luy grant compaignie de toutes gens, et les apeloit on la mesgnie Hennequin en commun langage; mais c'estoit la mesgnie Charles Quint, qui fut jadis roy de France.»
Qui voudra savoir le reste de l'aventure la trouvera au second tome, p. 337, de la Chronique des ducs de Normandie, publiée par M. Francisque Michel.
On sent que le chroniqueur, voulant absolument assigner l'origine d'un nom qu'il ne comprenait pas, s'est laissé guider, pour la découvrir, à la dernière syllabe de ce nom. Ce chroniqueur devait être quelque aïeul de Ménage. Ici se termine le rôle héroïque et lugubre d'Arlequin; nous allons le voir entrer dans la période moderne de son existence. C'est encore une métamorphose.
L'habitude à la longue diminue la terreur et le respect, et engendre la familiarité, qui finit par conduire au mépris. C'est ce qui est arrivé au diable. Son nom n'a pas été plus ménagé que sa personne; on l'a mis partout: Quel diable!… Au diable!… Cela ne vaut pas le diable!… Cela est fait à la diable!… Le diable est compromis jusque chez les petits enfants. Faut-il s'étonner que la même chose soit arrivée à Hellequin? La Mesnie Hellequin était passée, elle aussi, en commun proverbe, et servait de terme de comparaison fâcheux: les avocats, disait-on au moyen âge, c'est la Mesnie Hellequin!
Quelle insolence! Mais on ne se borna pas à médire: on alla jusqu'à travestir et contrefaire la mesnie Hellequin. C'est une des inconséquences les plus remarquables de l'esprit humain, que ce penchant à railler les objets de son culte ou de sa frayeur; l'esprit d'opposition s'exhale et se soulage ainsi. A quelle époque le diable a-t-il été plus redouté et plus bafoué qu'au moyen âge? Hellequin partagea cette double fortune. Il fut craint comme le diable, et comme lui traduit en farce dans les mascarades et les charivaris. Le roman de Fauvel, composé vers la fin du XIIIe siècle, offre un détail curieux d'une arlequinade, ou, comme on disait alors, d'une hellequinade. Le héros du poëme vient de se retirer dans sa chambre à coucher; c'est l'instant qu'on attendait pour lui donner le charivari le plus étonnant qui jamais ait assourdi les oreilles humaines:
[118] Masques dont la partie inférieure, la barbe, est un morceau d'étoffe triangulaire. Le mot est encore usité en Picardie.
Ces vers n'ont pas besoin de traduction. Nous voyons déjà figurer dans le même cortége les Arlequines:
Hellequin une fois entré dans le ridicule, ma tâche d'historien est finie, et le reste vous est connu. Le peuple s'est vengé du fantôme par une amère dérision. Le costume d'Arlequin est évidemment parodié de celui d'Hellequin: le harnais militaire est remplacé par un vêtement bariolé comme celui des fous de cour; au lieu du glaive étincelant d'Hellequin, Arlequin brandit un sabre de bois, une latte, dont s'escrime sa malice inoffensive; le heaume de fer est devenu un petit chapeau de feutre risible. En expiation de l'épouvante semée par le seul nom d'Hellequin, Arlequin tremble aujourd'hui devant tout le monde: un enfant, son ombre, un rien, tout lui fait peur. Il a lui-même le caractère d'un enfant, et la grâce folâtre d'un petit chat. De toute son ancienne manière d'être, on ne lui a laissé que son visage noirci par la fumée de l'enfer, comme pour mieux constater son identité et son humiliation. Exemple frappant des vicissitudes de la fortune, Hellequin condamné à faire rire ceux qu'il faisait jadis frissonner! Qu'est-ce que Denys le tyran devenu maître d'école, au prix d'Hellequin changé en Arlequin!
Le camarade inséparable d'Arlequin, Pierrot, m'est suspect aussi de n'avoir pas toujours exercé le métier qu'il fait aujourd'hui sur le boulevard du Temple. A sa face blême, à l'espèce de suaire dont il s'habille, à sa malice malfaisante, à sa gravité sournoise, à ce silence funèbre et à ces affreuses grimaces qui, avec une pantomime d'une agilité surnaturelle, lui servent de langage, je crois reconnaître un habitant de l'autre monde; et, puisqu'il faut le dire, je soupçonne fort Pierrot d'avoir en son temps fait partie de la mesnie Hellequin. Il tient visiblement du fantôme et du démon: il paraît avoir formé une paire avec Arlequin, l'un représentant le fantôme blanc, l'autre, le fantôme noir. Chacun sait combien le bon roi René était admirable à organiser de belles processions dramatiques. Celle qu'il institua à Aix en 1474, pour le jour de la Fête-Dieu, mettait plusieurs heures à défiler. On y voyait figurer, dans l'attirail le plus fantasque, tous les dieux du paganisme et tous les personnages soit du Vieux, soit du Nouveau Testament; la Mort, la Renommée, des bouffons montés sur des ânes, les Parques et une légion de diables grands et petits, habillés de rouge et de noir, pour signifier les ténèbres de l'autre monde et le feu de l'enfer: «Leur vêtement était noir, mêlé de flammes, et tous avaient le visage caché par des têtières rouges ou noires.» Arlequin et Pierrot sont masqués: «Toutes les divinités de la procession portaient des masques semblables à ceux dont les anciens se servaient au théâtre119.» Est-il vraisemblable que parmi les légendes fameuses, comme la tarasque ou le dragon de saint George, représentées dans ses processions, le roi René eût négligé la plus célèbre, la mesnie Hellequin? La chose ne paraît pas possible. Plus j'y songe, plus je me persuade que c'est le roi René à qui nous sommes redevables d'Arlequin et de Pierrot. Peut-être même a-t-il prétendu guérir ses sujets de leurs craintes superstitieuses par l'habitude d'en railler les objets, et il y aurait réussi. Pourquoi une idée philosophique ne serait-elle pas entrée dans la tête du roi René, bon poëte, grand artiste, qui s'est montré si philosophe dans la pratique? Remarquez que Arles était une des deux capitales du roi René, que l'habit d'Arlequin est précisément rouge et noir, et qu'en Italie, où il n'y avait pas de bon roi René, Arlequin est demeuré vêtu de noir sans mélange. Décidément, Arlequin et Pierrot me paraissent deux échappés de la procession.
[119] Histoire du roi René, par M. de Villeneuve-Bargemont, II, 255 et 365.
On a fait au siècle dernier, sur les masques de la comédie italienne, quelques recherches très-superficielles, qui défrayent encore l'érudition contemporaine. On a répété d'écho en écho que Bergame est la patrie d'Arlequin: je le croirai, quand l'Italie fournira une étymologie satisfaisante du nom d'Arlichino. Je consens de bon cœur que Pantalon soit Vénitien120; Spavento, Napolitain; le Docteur, Bolonais, etc. Mais j'observe que, dans cette facile généalogie, il n'est jamais question de Pierrot; et cependant Pierrot passe avec Arlequin pour le plus ancien masque de la comédie italienne. C'est que leur berceau est ailleurs qu'en Italie.
[120] Chaque pays a ses patrons de prédilection: saint Patrice en Irlande; en Angleterre, saint Jean; saint Alexandre (Sauney) en Écosse; à Venise, saint Pantaléon, d'où, par antonomase, un Pantaléon pour un Vénitien, et, par corruption, Pantalon.
Si les auteurs du moyen âge redevenaient à la portée de tout le monde, si leurs textes étaient publiés correctement et rentraient dans la circulation, s'ils étaient fouillés par l'intelligence publique au lieu de l'être par la sagacité particulière de quelques érudits, que de secrets se révéleraient, que d'origines seraient mises au jour, qui paraissent aujourd'hui des mystères impénétrables, sur lesquels on écrit de gros livres bien pédants, et qui ne sont au fond que l'histoire d'Arlequin!