Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation
CHAPITRE II.
§ Ier.
N'est-il pas ridicule que nous prononcions aimer, jouer, louer, comme aimé, joué, loué, et que nous fassions sentir la finale r dans courir, mourir, jouir? Le peuple n'a pas accepté cette inconséquence: il continue à dire à l'infinitif, couri, mouri, queri, joui. Il a raison.
Une autre conséquence, c'est que la plupart des mots avaient deux terminaisons, l'une devant une voyelle, l'autre devant une consonne, et qu'il existait, dans tel ou tel cas donné, deux prononciations pour une seule orthographe. Par exemple, on prononçait l'infinitif du verbe aimer comme le participe passé, comme nous faisons aujourd'hui; et l'on eût dit, en faisant sentir l'r,—Aimer éternellement.
Je rappellerai ici un passage de Théodore de Bèze, que j'ai déjà cité; mais il est important: «Une consonne finit-elle un mot, elle se lie à la voyelle initiale du mot suivant, si bien qu'une phrase glisse tout entière comme un seul et unique mot.» (De Fr. ling. recta pron., p. 10.)
Th. de Bèze ne parle que du cas où le second mot commence par une voyelle; mais il a fallu prévoir aussi le cas où il commencerait par une consonne, et, pour obtenir cette prononciation coulante qui fait glisser la phrase entière comme un seul mot, on a pratiqué, sinon formulé, cette loi de n'articuler jamais de consonne finale.
Cette consonne doit donc être considérée comme n'appartenant pas dans la prononciation au mot qui la traîne après soi sur le papier, mais plutôt au mot subséquent. C'est une espèce d'en-cas réservé pour les besoins de l'euphonie, pour servir de liaison et adoucir le passage entre deux voyelles. Son rôle est d'être présente quand on a besoin d'elle, et de s'effacer lorsqu'on n'en a pas besoin.
Une objection toute naturelle se présente: d'après cet arrangement, tout mot devrait se terminer par une consonne, afin de fuir les hiatus. C'est ce qui n'a pas lieu; le soin de l'euphonie n'allait donc pas si loin que je le prétends.
Je réponds que cela n'a plus lieu, mais que dans l'origine, et je le ferai facilement voir, tout mot se terminait par une consonne, tantôt étymologique, tantôt intercalaire, quand l'étymologie n'en fournissait pas. Je montrerai que de ces consonnes, les unes ont été recueillies et fixées par l'écriture, les autres ont été omises arbitrairement, au hasard; et que ces omissions, par l'influence inévitable de la langue écrite sur la langue parlée, ont introduit à la longue cette immense quantité d'hiatus qui défigurent notre prose, et ont fini par rendre la poésie à peu près impossible. Les consonnes euphoniques seront l'objet d'un chapitre particulier; il me suffit de les indiquer ici, et, sans anticiper sur cette matière, je reviens aux finales, qu'il faut passer rapidement en revue, afin de constater et l'ancien usage et les inconséquences modernes.
B.
Il n'y a rien à dire du b. Comme finale, il n'a jamais été employé12. C'est une labiale trop molle; on se servait de sa forte le p, sur lequel la terminaison s'appuie mieux.
[12] Bien entendu, il n'est question ici que des mots français, et non de ceux qu'on a importés d'Allemagne ou d'Angleterre.
C.
Bec. On ne disait pas le beque d'un oiseau, mais le bé; témoin le mot béjaune, si fréquent dans Molière, et que les anciennes éditions écrivent encore bec jaune. Laissez-moi lui montrer son béjaune, lui montrer qu'il est né d'hier, et manque de jugement et d'expérience autant que ces jeunes oiseaux qui ont encore le bec entouré de jaune.
Sec sonnait sé, aussi bien que sel, en sorte que siccus et salis se confondaient pour l'oreille. Aussi, dans le Dit des rues de Paris, la rue de l'Arbre-Sec est-elle inscrite rue de l'Arbre-Sel, absurdité qui s'explique tout de suite par la prononciation: c'était toujours la rue de l'Abre Sé. Le copiste, peu soucieux de l'étymologie, n'a vu qu'une chose, l'avantage de rimer plus richement à l'œil:
Si l'abbé Lebœuf eût songé à la prononciation, il n'eût pas été forcé de recourir à cette conjecture, que l'Arbre-Sel était peut-être pour l'Arbrissel: rue de l'Arbrisseau.
On fait aujourd'hui sonner bien fort le c final de mameluc, comme s'il y avait Mameluque; cet abus date du XIXe siècle, car, du temps de Voltaire, on prononçait mamelus:
Toutes les éditions imprimées du vivant de Voltaire, et l'édition de Kehl, portent mamelus; et la tradition de cette prononciation s'était conservée au Théâtre-Français, que la barbarie à la mode envahit déplorablement chaque jour.
Nous prononçons encore estomac sans faire sonner le c, non plus que dans porc, ni dans porc-épic. Porc-épique, comme quelques-uns affectent de dire, s'entendrait tout au plus du sanglier d'Érymanthe, ou du cochon rôti dont Ulysse fut régalé chez Eumée.
C au milieu d'un mot, devant une voyelle, s'adoucissait en g par la prononciation: segond, de secundus. Les Latins disaient de même quingenti pour quincenti. Au contraire, ago faisait actus, et non agtus, la dureté du t ne pouvant s'allier à la mollesse du g.
C se rencontrant dans un mot suivi d'un t, laisse dominer le t, ou plutôt se transforme pour renforcer ce t:
[13] S'instruit par l'exemple d'autrui.
C'est pourquoi quelques scribes mettaient ct où l'étymologie demandait deux tt. Par exemple, dans les Mémoires de Jacques du Clercq, mettre, remettre, promettre, sont toujours écrits mectre, remectre, promectre. (Édit. Buchon). La différence n'existe que pour l'œil.
D.
(Voyez le chapitre des consonnes euphoniques intercalaires.)
F.
F finale précédée d'un é tombait, et l'é sonnait fermé.
Chef sonnait ché, comme clef, de clavis, n'a pas cessé de sonner clé. Chef-d'œuvre, Chédeville (nom propre, pour chef-de-ville).
[14] Des bustes. Le c indique l'étymologie bucha, truncus, stipes (cf. Ducange), plutôt que bustum, qui est du bon siècle.
On écrit toujours chef, et l'on commence à n'écrire plus que clé. On peut encore mettre en vers chef auguste; on n'y peut plus mettre bailli arrogant, qu'on eût écrit jadis baillif arrogant, de baillivus.
Le peuple persiste à dire un habit neu;—il a fait adopter à la bonne société le bœu gras. Un bœufe et un habit neufe sont aussi barbares qu'un homme veufe, la soife, les Juifes, etc.
Dans la Chace dou cerf:
Tous les anciens manuscrits écrivent les Juis; c'est comme le prononçait Regnier, qui fait rimer ce mot à ennuis:
L'f finale se change, devant une voyelle, en sa douce v. Chef, chevet; neuf, neuve; Juif, Juive. C'est pourquoi l'on prononce neuv hommes.
G.
On le rencontre aux premières personnes de l'indicatif: Ving, tieng, etc.:
G représente ici le pronom je: Vins-je? tiens-je?
Mais il est marqué souvent où il n'y a point d'élision, ni de pronom de la première personne: ainsi, à la fin de saint Sevring, et d'une foule d'autres mots, ung, loing, soing, besoing, tesmoing, etc., etc., où l'étymologie ne justifie pas sa présence. C'est un des nombreux abus d'un temps où il n'existait point de code pour la grammaire ni pour l'orthographe.
Il faut observer que le g final parasite ne se rencontre pas dans les manuscrits d'une très-haute antiquité. Il se montre au XIVe siècle, devient plus fréquent au XVe, et le XVIe l'a prodigué; car la pédanterie des consonnes inutiles a été le caractère de cette époque. On croyait, en surchargeant l'écriture, étaler une grande érudition d'étymologies.
Nos pères avaient grand soin d'appuyer fortement les terminaisons de leurs mots. Ils écrivaient sanc par un c, et nous disons encore du sanc humain, quoique nous écrivions sang avec un g, à cause de sanguis. Devant une liquide le g reparaissait: sanglant, sanglot.
Mais, suivi d'une consonne plus forte que lui, il la laisse prévaloir. Ainsi dans Magdelaine il s'efface devant le d.
H.
L'h ne termine aucun mot dans notre langue; mais puisque l'occasion se présente d'en dire quelque chose, nous ne la laisserons pas échapper.
C'était, chez les Grecs, un signe d'aspiration; elle ne paraît pas avoir joué ce rôle chez les Latins, qui l'ont reproduite plutôt comme indication étymologique et par imitation. Les Italiens modernes, après l'avoir employée, l'ont bannie de leur langue.
L'emploi le plus clair de l'h dans notre vieille langue, c'est d'avoir marqué la diérèse. Elle servait à empêcher la fusion de deux voyelles en une diphtongue. Par exemple, Loherain; Loheraine.
Prononcez comme Laurain, comme dans Hohenlohe, l'au si long qu'il compte pour deux syllabes. C'est encore la prononciation actuelle en Lorraine.
Quant à l'h aspirée au commencement des mots, je crois qu'elle était inconnue, au moins pour les mots dérivés du latin. Aujourd'hui même, elle n'y tient qu'un emploi commémoratif: honnête, habile, homme, honneur, humble, habitude, héritier, etc., etc., se passeraient parfaitement de l'h initiale; la prononciation n'y perdrait rien. Elle a été transportée chez nous par imitation; et cette imitation aveugle l'a même attachée à des mots où elle est tout à fait intruse: huile, d'oleum;—hermite, d'eremita;—haut, de altus;—huit, d'octo, etc.
La valeur d'aspiration s'est aussi fixée au hasard. Pourquoi aspire-t-on l'h dans héros, et pas dans héroïque ni dans héroïne15? Pourquoi dans huit et pas dans dix-huit? Le Livre des Rois écrit partout uit, dise uit, comme nous prononçons encore aujourd'hui:
[15] Vaugelas donne pour motif le danger de confondre les héros avec les zéros et les hérauts d'armes. Ménage n'approuve que la moitié de cette excuse.
—«Uit ans out Josias quant il cumenchad a regner.» (Rois, IV, p. 422.)
—«Dise uit anz out Joachim quant il cumenchad a regner.» (P. 432.)
La chanson de Roland met oidme pour huitième. Benoît de Sainte-More, uitme:
«Dans le huitième jour, comme nous lisons.»
Nous disons le huit, le huitième; c'est du caprice, et ce caprice est encore bien plus frappant dans le mot onze, que nous aspirons, sans même qu'il y ait pour la vue le prétexte de l'h. Vers les onze heures, au onzième siècle, se prononcent comme s'il y avait les Honze heures, au Honzième siècle. Nos pères ne soupçonnaient pas ces étrangetés. Ils figuraient haut avec ou sans h; mais s'ils en écrivaient une, ils n'en tenaient pas compte dans le langage, comme le montre ce passage de Benoît de Sainte-More:
Du temps de François Ier, on n'aspirait pas encore l'h de haut; notre prononciation paraît avoir été inconnue à la reine de Navarre:
La reine de Navarre, qui s'exprimait ainsi, mourut en 1549. Trente-quatre ans après, c'était déjà une grosse faute de ne point aspirer l'h dans haut, hautesse. Théodore de Bèze, en 1583, signale «ce vice de prononciation, insupportable aux oreilles délicates (purgatis auribus). Cependant, ajoute-t-il, en Bourgogne, en Guyenne, à Bourges, dans le Lyonnais, tout le monde, à peu près, prononce en ault, l'autesse, l'aquenée, l'azard, les ouseaux.» (De Ling. fr. rect. pron., p. 25.) Et il fait suivre sa remarque d'une liste des mots où l'h est aspirée. Cela nous montre avec quelle rapidité les langues se modifient dans les sphères élevées.
Dans des mots d'origine autre que latine, peut-être y avait-il des raisons d'aspirer l'h; par exemple, dans haine16, honte, etc. Cependant on lit fréquemment, dans le Livre des Rois, jo l'haz,—je le hais.
[16] Ménage dérive haïr d'odire, «vieux mot inusité, pour lequel on a dit odisse.» (Observat., p. 185.) Cela paraît au moins douteux. L'Académie range haïr parmi les mots qui ne viennent pas du latin (voyez l'art. H); elle y joint hâbler, hasard, hâter, happer, etc., qui tous aspirent l'h et sont modernes.
K.
Il n'y a rien à dire du k comme finale, puisqu'il ne paraît jamais à la fin d'un mot.
Mais il est fréquent comme initiale, et beaucoup plus fréquent qu'on ne le croirait si l'on s'en fiait au rapport des yeux. En effet, la notation par ch était pour le langage identique à celle du k. On employait indistinctement l'une ou l'autre: le même manuscrit écrit carles, kalles; karlemaine, challemaine; charlon, carlun, kallon.—C'est ainsi que le nom propre Callot est le même que nous voyons écrit Charlot.
Nous prononçons aujourd'hui chaud, qui vient de calidus; nos pères écrivaient chalt, et prononçaient caud.
La valeur attachée actuellement à cette notation ch est moderne, on peut en être sûr.
Rien ne l'autorise que l'imitation des étrangers, puisque l'étymologie prescrit partout le son rude du k.
La Picardie, qui a tant fourni à la langue française et à la littérature du moyen âge, a retenu la prononciation originelle du ch. Elle dit un kien, la bouke, une mouke, etc. C'est ce qu'on pourrait appeler les libertés de la langue picarde, aussi compromises, hélas! que celles de l'Église gallicane; ce qui n'empêche pas la Picardie d'avoir aussi de son côté le droit et la raison, si l'usage est contre elle.
Car pourquoi prononcez-vous de même le cœur d'un homme et le chœur d'une église? Comment n'êtes-vous pas choqués de prononcer un choriste? d'avoir l'adjectif charnel et le substantif carnage, qu'on écrivait charnage autrefois? On emploie aujourd'hui des charpentiers; on ne connaissait jadis que des carpentiers, comme vous l'atteste le nom propre, témoin irrécusable. Avouez qu'un char fuyant dans la carrière est une inconséquence; les Picards n'ont point à se la reprocher, qui disent un kar et une karette. On se croit dans le bon chemin, parce qu'on suit la mode; ce sont les Picards qui sont dans le bon kemin (caminus, Du Cange), parce qu'ils suivent l'étymologie et les coutumes de nos pères.
Les notations cu, qu, équivalaient au signe k. Queux, cuider, cuisine ou quisine, étaient prononcés keux, kider, kisine, et le plus souvent même figurés ainsi. La distinction du son de l'u dans ce groupe, date du milieu du XVIe siècle seulement. Elle fut introduite par les ecclésiastiques, non sans résistance; car on cite un bénéficier qui fut dépouillé de ses bénéfices pour s'être obstiné à garder l'ancienne mode, et à prononcer kiskis et kankan, pour quisquis et quanquam. On sait la part que prit dans cette ridicule affaire le malheureux Ramus: il tenait aussi pour kiskis. Bien que ses adversaires aient triomphé, grâce à l'adresse qu'ils eurent de mettre le roi et le parlement de leur côté, l'on prononce encore aujourd'hui ki, kelle, et un kidan (quidam). Quem sonnait kem, ou plutôt kan. Nous nous en souviendrons plus tard, quand nous rechercherons l'étymologie de péquin.
L.
Les syllabes al, el, ol, sonnaient isolément ou suivies d'une consonne, au, eu, ou; suivies d'une voyelle, comme aujourd'hui, ale, ele, ole.
Ainsi les mots finissant par l'une des trois avaient double terminaison, selon l'occurrence.
On disait vau, chevau, mau, Vaufleury, chevau-léger, Maupertuis; et l'œil voyait, Valfleury, cheval-léger, Malpertuis. Mais on prononçait Val antive ou Val ancienne17, cheval agile, etc.
[17] Val était féminin. C'est sans doute la finale masculine au qui a conduit au changement de genre.
On écrivait indifféremment par al ou par au.
Juvénal sonnait Juvénaus.
«Juvénal nous en dit tout vrai.»
Quel, tel, mortel, sonnaient queu, teu, morteu.
—«Si cum li dux maria sa seror au comte de Bretaigne, et queus eirs (quels hoirs) elle en out.» (Chron. des ducs de Normandie, II, p. 415.)
Devant une voyelle, l'l reparaissait:
Queu diable!… que le fréquent usage a maintenu, est pour quel diable!… exclamation suivie d'une réticence, comme qui dirait: Quel diable est-ce là? Quelques-uns écrivent mal à propos: que diable!
Le peuple conserve avec soin queuqu'un et queuques un. Dans le dernier, l's finale est la marque euphonique du nominatif.
Prononcez: Queu chose traïnoient.
Il n'y a jamais d'incertitude sur al et ol. Je crois bien que dans l'origine il n'y en avait pas davantage sur el: chapel, tonel, martel, sonnaient chapeu, toneu, marteu, d'où sont venus plus tard chapeau, tonneau, marteau. Le ciel s'est prononcé d'abord le cieu, et cela s'accorde parfaitement avec le pluriel actuel. Mais il est sûr qu'avant d'arriver au son au, cette finale el (eu) a passé par é.
S'il y a un mot que l'usage quotidien ait dû, ce semble, maintenir inaltéré, c'est assurément le mot ciel. Cependant ouvrez Rabelais au chapitre IX de Gargantua; il parle de ces glorieux de court, de ces transposeurs de mots, qui composaient des rébus, «faisant pourtraire ung lict sans ciel pour ung licencié.»
«Qui sont, ajoute Rabelais dans sa sainte colère, homonymies tant ineptes, tant fades, tant rustiques et barbares, que l'on debvroit attacher une queue de regnart au collet, et faire ung masque d'une bouze de vache, a ung chacun d'iceulx qui en vouldroient d'ores en avant user en France, après la restitution des bonnes lettres.»
Cela semble un peu rigoureux; car enfin vous voyez qu'on peut tôt ou tard extraire d'un rébus quelque chose d'utile. Sans le rébus du licencié, comment pourrait-on prouver, contre l'usage et la vraisemblance, l'ancienne prononciation du mot ciel?
En vertu de la même déviation, quel, qui primitivement avait sonné queu, sonna qué. Le peuple dit indifféremment queu bel homme, ou qué bel homme. Mais qué est la seconde forme, la forme du XVIe siècle; c'est l'acheminement à quel.
L'o suivi d'une l était soumis aux mêmes conditions que l'a et l'e.
Col, mol, fol, sonnaient cou, mou, fou. Le nom propre Rollon, par abréviation Rol, sonnait Rou: le roman de Rou. Arnold, nom germanique, s'est francisé dans Arnould.
Aujourd'hui, que l'ignorance de la langue et de son génie fait des progrès si rapides, on prononce, sans être ridicule, un colle, un solle. On dira bientôt un lit molle, un homme folle.
On écrivait chol, de caulis, et l'on prononçait chou. Fallot, continuellement obsédé de ses visions de déclinaisons, et pénétré d'une foi robuste dans la fidélité de l'orthographe du moyen âge,—temps où personne ne soupçonnait pas plus la chose que le mot,—Fallot enregistre gravement la forme chol pour le régime singulier, et chous pour le régime pluriel. Il cite en preuve «dessous un chol,» et «dessous des chous,» du roman de Renart. (Recherches, etc., p. 120.)
J'aurai à reparler de ce genre de preuves qui consiste à ne montrer que les exemples à l'appui de notre système, et à cacher ceux qui le renverseraient.
Fallot n'avait qu'à jeter les yeux sur le fabliau d'Estula, un des plus connus du recueil de Barbazan; il y aurait lu partout chols, au nominatif comme au cas régime:
Il faut partout prononcer choux; comme il faut dire cou et fou, en lisant ces vers du même fabliau:
Observez que la prononciation primitive de cette finale rétablit l'analogie habituelle et régulière entre le singulier et le pluriel: un chevau, des chevaux;—le cieu, les cieux;—un fou, des fous.
Les mots cercueil, vermeil, sonnaient cerqueu, vermeu.
La geôlière de Partonopeus lui rend la liberté sur parole, afin qu'il puisse aller combattre à un tournoi. Elle fait plus: elle promet de l'équiper d'armes et de cheval:
Partonopeus se rend donc au lieu du tournoi. En traversant une forêt, il rencontre cinq écuyers,
L'orthographe employée dans le second vers nous apprend la valeur de celle que nous trouvons dans le dernier, et qu'il faut prononcer
Je lis, dans M. J.-J. Ampère:—«La forme al, el, ol, est toujours plus ancienne que la forme au, eu, ou, qui est une contraction.» (Hist. de la lang. fr., p. 233.)
Rien, que je sache, n'autorise une pareille assertion: c'est une conjecture de M. Ampère. Je crois le principe erroné, ainsi que la conséquence: «On a dit val avant de dire vau, capel avant chapeau, fol avant de dire fou.» (Ibid.) Ce sont formes contemporaines, non-seulement dans le langage, mais même dans l'écriture.
M et N.
Mon, ton, son, bon, réservaient leur n à la voyelle subséquente, et sonnaient mo, to, so, bo. La prononciation miraculeusement conservée du mot monsieur en est la preuve irrécusable: mo-sieu; bo-jou, mosieu.
Mont (montagne) se prononçait aussi mo. Ménage nous avertit qu'il faut prononcer Mô-rever le nom de l'assassin de Mouy et de Coligny, quoiqu'il s'écrive correctement Mont-revel; et il cite à l'appui ce passage du Clovis de Desmarets:
[18] Ainsi la vraie orthographe de ce nom n'est pas douteuse, mais la prononciation a été une cause d'erreur. On a écrit Maurevel, et c'est ainsi qu'on lit partout dans la Confession de Sancy: «La pluspart de ceux cy estoient braves soldats, bons petardiers du seminaire de Maureuel.» (T. II, p. 420.) Mézeray écrit Morevel.
On prononce encore traditionnellement Momorency, et l'on écrit Montmorency. Le dictionnaire de Trévoux recommande expressément de prononcer Momorency.
On prononçait mo-nami,—bo-nenfant. La prononciation actuelle suppose deux n: mon-nami,—bon-nenfant,—ton-nâme,—son-népée. On dit de même, et à tort, un nenfant. La prononciation légitime, et conforme à l'ancien usage, est u-nenfant.
Soit au commencement, au milieu, ou à la fin des mots, m ou n, précédées de l'e, sonnaient invariablement an. Examen, que nous prononçons examin, eût sonné essaman.
Vienne, Ardenne, Guienne, Gien, Agen, sont mal prononcés par ain, à la moderne; c'est Viane, Guiane, Ajan, Gian, comme Sens, Caen et Rouen. Dans Gérard de Viane:
Renaud de Montauban, après avoir tué Bertoulet, neveu de Charlemagne, s'enfuit de la cour, et le poëte raconte
Partout dans le roman d'Ogier on lit Ardane: Ogier d'Ardane, Tierri d'Ardane, Geufroy d'Ardane.
«Les Sarrasins ont dévasté la Lorraine et l'Ardenne.»
Au XVIe siècle, la vraie prononciation était encore en vigueur. Marguerite, sœur de François Ier, dans ses lettres autographes, écrit toujours Gyan, la ville de Gyan.
Le nom propre Vivien sonnait Vivian:
La célèbre fée Viviane, élève et maîtresse de l'enchanteur Merlin, était la fée Vivienne.
Carême, gemme, crême, sont écrits, dans Saint-Bernard, quaramme, jamme, cramme:
—«De l'encommencement de quaramme.—Nous entrons hui, chier frere, el tens del saint quarammme.» (P. 561.)
—«Cuidiez vous, cher frere, ke li cramme faillist el baptisme de Crist?» (Ibid., p. 563.)
—«… C'est des jammes et des pierres precieuses.» (Ibid., p. 572.)
Le nom de Bethléem se prononçait Belléan, comme Jérusalem, Jerusalan; et c'est ainsi qu'on les trouve écrits la moitié du temps dans les manuscrits les plus anciens. MM. Ampère et Fallot ont pris à tort cette orthographe pour l'indication d'un cas oblique.
Dans le mystère de la Passion, représenté à Paris en 1507, lorsqu'il est question d'aller au temple présenter Marie, alors âgée de trois ans, la femme de chambre de sa mère suppose que cette jeune enfant ne pourra pas faire à pied la route de Jérusalem:
Les noms propres latins Arrianus, Cassianus, Spartianus, Gratianus, Gordianus, et autres terminés de même, se traduisaient Arrien, Cassien, Gratien, etc., afin de les rapprocher, par cette orthographe, le plus près possible de la forme latine; car, écrits ainsi, ils se prononçaient Arrian, Cassian, Gratian.
Cette prononciation de en nous était particulière; les autres peuples le font sonner ain. En Angleterre, Ruthwen, Owen; en Italie, Marengo; en Espagne, Notre-Dame del Carmen, Baylen, etc. Lorsque, par suite des relations politiques, l'habitude étrangère eut corrompu la nôtre, beaucoup d'écrivains, pour conserver l'ancienne prononciation, voulurent écrire par un a les finales en en. Mais les savants, chose étrange, aimèrent mieux retenir l'ancienne orthographe, et y appliquer la prononciation nouvelle; tant ils tiennent à la forme écrite! Ménage, entre autres, décida qu'il ne fallait pas prononcer Appian, mais Appi-in. Cette décision introduisait une inconséquence dans le langage, puisque l'on continuait à dire Caen, Rouen, et engager; elle choquait l'ancienne règle, le bon sens et l'étymologie: elle fut adoptée sans difficulté, et s'est toujours maintenue depuis.
D'après la règle qui fait l'objet de ce chapitre, rien, bien, tiens, etc., ont dû se prononcer rian, bian, tians; aussi les poëtes comiques, lorsqu'ils font parler des paysans, Molière, Regnard, Dufresny, Dancourt, n'y manquent-ils pas.—«Ça n'y fait rian, Piarrot!—J'en avons vu bian d'autres!» (Le Festin de Pierre.)
P.
Nous prononçons un lou, et non pas un loupe.
Voltaire dit qu'on faisait autrefois sentir le p; il n'en sait rien, mais il le suppose. Voltaire se fût garanti de cette erreur, s'il eût seulement jeté les yeux sur le fabliau du Lou et de l'oue (du loup et de l'oie), publié dans Barbazan. On ne prononçait pas plus un loupe que l'on ne prononçait un coupe, un drape, un sepe de vigne, beaucoupe, etc.
Le p final ne sonnait jamais, et rarement l'écrivait-on suivi d'une autre consonne. Certains grammairiens reprochent à Voltaire d'avoir supprimé le p de tems. Qu'ils portent leur blâme plus haut, car, dans les manuscrits antérieurs à la renaissance, ce mot n'a jamais de p; il est partout figuré tens ou tans. On n'en mettait pas davantage à corps, de corpus, qui est toujours figuré cors. Les manuscrits écrivent de même dras, hanas, pour draps, hanaps (vases à boire):
C'est le XVIe siècle qui, dans sa pédanterie d'étymologies, s'est avisé de rappeler le p de tempus. Jusque-là, on ne s'en était jamais occupé.
On prononce mal le cape de Bonne-Espérance. Les Gascons et les Normands nous enseignent la vraie prononciation, qui disent, les uns cadedis (cap de Dieu), les autres le ca d'Antifé (cap d'Antifer).
P suivi d'un t au milieu d'un mot, s'efface, et laisse la seconde consonne retentir seule. Nous prononçons très-bien baptême, Baptiste, baptiser, avec le p muet; mais nous prononçons très-mal adopter, comme s'il y avait adopeter. Pourquoi faisons-nous sentir dans septembre le p, qu'on ne fait point sentir dans sept? Autrefois on écrivait set et setme, pour sept et septième. La chanson de Roland et le Livre des Rois ne l'ont pas une seule fois autrement.
«Et la sème, la septième, est de ceux de Jéricho.»
Q.
Il n'existe en français que deux mots terminés par un q, cinq et coq. On prononçait co, témoin codinde pour coq d'inde, et la chanson de Boufflers:
Les manuscrits écrivent souvent cin. Ce q muet a occasionné la mauvaise prononciation cintième.
Pour le Q initial, voyez l'article du K.
R.
R finale était muette.
Le pauvre bûcheron du Dit de Mellin-Mellot lamente sa misère:
Il est évident que l'r des trois premières rimes s'éteignait, puisque ces mots ours, decours, secours, riment avec courroux.
Cette prononciation du mot ours le rendait parfaitement homonyme d'oue (oie). C'est pourquoi la rue aux Oues, peuplée jadis de rôtisseurs, est aujourd'hui la rue aux Ours. Pour accomplir cette métamorphose des oies en ours, il n'a fallu que la main de l'ouvrier chargé d'écrire l'inscription à l'angle de cette rue, que le peuple continue d'appeler sagement rue aux Oues.
R, comme liquide, avait sur les voyelles a et o la même influence que l'autre liquide l.—Nous avons vu que al, ol, sonnaient isolément au, ou; l'r partageait ce privilége, qui se combinait en outre avec l'usage du grasseyement.
Par exemple, cors, de corpus ou de curtus; cort, de chors, la cour, sonnaient également cou, l'o prenant le son ou, et l'r tombant par le grasseyement et par la règle de la consonne finale muette. Ainsi cours rime avec genoux:
Por sonnait pou, comme le prononce encore le peuple: c'est pou rire.
Tor, jor; tour, jour; de là vient que Bordeaux était anciennement prononcé Bourdeaux. Bordeaux a prévalu dans l'usage, et, au contraire, la forme primitive Bologne a cédé la place à Boulogne.
Le for l'évêque était le lieu où l'évêque exerçait sa juridiction, forum episcopi, comme le for intérieur est le tribunal intérieur, la conscience. Le peuple ne manquait pas de dire le four l'évêque (le mot for intérieur n'ayant jamais été à son usage, est demeuré for intérieur): On l'a mis au four-l'évêque. Là-dessus, Ménage s'imagine que, dans cette forme populaire, four signifie un four à cuire le pain. «Il reste à décider, dit-il, qui est le meilleur de for-l'évesque ou de four-l'évesque; c'est sans doute for-l'évesque.» Et il ajoute sa grande raison, après laquelle il ne reste plus qu'à s'incliner: «C'est ainsi que parlent les honnêtes gens.» (Obs., pag. 431.) Les honnêtes gens, selon Ménage, sont ceux qui savent lire; ceux à qui on ne l'a pas appris, et qui ne suivent que la tradition orale, ne peuvent pas être honnêtes. Cela n'empêche pas qu'ils ne puissent quelquefois avoir raison contre les autres, par exemple, dans le cas de four l'évêque.
«Le chien s'appelait Estula; mais ils (les voleurs) eurent cette fortune qu'il n'était pas cette nuit-là dans la cour. Et le jeune homme écoutait.»
Les noms propres Gérard, Girard, Évrard, étaient prononcés Géraud, Giraut, Évraud. Fontevrault est la fontaine-Évrard.
Cependant ce son de diphthongue n'avait pas toujours lieu. Quelquefois l'r tombait tout simplement en allongeant l'a ou l'o qui la précédait. Ainsi lard, gars, char, sonnaient lâ, gâ, châ, très-long. Lard rimait ainsi avec gras. Voyez plus haut l'article du grasseyement.
L'r finale précédée de l'e, ne lui communiquait pas le son eu, mais seulement le son de l'é fermé; propriété qu'elle a conservée dans notre système; par exemple: Roger, bûcher, et les infinitifs de la première conjugaison.
Dans toute la Normandie on prononce encore la mé pour la mer, du fé pour du fer. Le ca d'Antifé est le cap d'Antifer.
Considérez quel bénéfice nous a produit la confusion de la mer (mare) avec la mère (mater): il est devenu impossible de faire rimer la mer avec aimer, ou bien il faut alors rimer exclusivement pour l'œil, ce qui est absurde, et va directement contre le but de la versification.
La même difficulté se représente pour fer et étouffer, et pour une quantité d'autres: il faut opter entre l'œil et l'oreille. Le poëte, qui trouve avec raison son vocabulaire déjà bien assez pauvre, se décide pour l'œil, et de là ces rimes indigentes qui n'existent que sur le papier. Nos pères avaient bien plus de bon sens, qui se préoccupaient d'abord et avant tout du son, et de charmer l'oreille. J'aime bien mieux qu'on me fasse rimer l'hivé avec planter, que de me faire rimer l'hivere avec trouver. Et encore, c'est que le poëte moderne, qui me blesse l'oreille, tournera en ridicule le poëte du moyen âge, et me contraindra, Richelet en main, d'avouer que la rime de l'autre est fausse, et que la sienne est une rime riche! En vérité, l'habitude fait passer d'étranges choses!
On conviendra qu'il est très-fâcheux de trouver dans la Fontaine des rimes qui n'en sont pas, telles que celles-ci:
Cette rime était excellente dans le temps qu'on prononçait fiés et non fières.
Sous le règne de Louis XV et même de Louis XVI, la vieille cour maintenait la véritable prononciation de l'r finale dans les substantifs en eur. Elle disait des porteux, des passeux, des précheux, etc.; ce qui n'est qu'une application particulière de la règle générale.
En termes de chasse, on ne prononce jamais autrement que des piqueux. Sur quoi je ferai observer combien les vocabulaires techniques sont d'excellents témoins du vieil usage, et combien il serait à désirer qu'on eût des dictionnaires sûrs et complets des termes de droit, de ceux de marine, de chasse, de pêche, etc., etc. Ces termes, aujourd'hui sortis de la langue usuelle, en faisaient partie quand l'art ou le métier auquel ils appartiennent a commencé d'être connu chez nous. Ils se sont conservés et transmis par la routine, chose meilleure qu'on ne croit, et sont des témoins infaillibles.
S.
Je n'ai pas besoin de faire voir que l's finale était effacée de la prononciation de nos aïeux, puisque nous-mêmes ne la faisons pas sentir; des verses, des mœurses, pour des vers, des mœurs, sont une tradition particulière à la Comédie française, et tout à fait mauvaise: heureusement elle commence à se perdre.
Quant à la manière affectée dont on fait aujourd'hui siffler l's finale sur la voyelle qui commence le mot suivant, il en sera traité au chapitre des consonnes articulées à la moderne.
Je rappelle ici pour mémoire que l's suivie d'une autre consonne dans le courant d'un mot, disparaît pour laisser prévaloir la seconde: esprit, estomach, et quelques autres, sont des vices consacrés, mais dans le fond aussi choquants que le seraient esse-pée, esse-tonner.
Dans ce passage de la Fontaine:
On ne manque pas de faire prononcer aux enfants tesse-tonant, comme aussi dans l'occasion fesse-toyer. Prononcez donc aussi esse-trange, tesse-te et fesse-te.
Les poëtes latins ne se faisaient aucun scrupule d'abattre l's et de maintenir la voyelle brève devant ces formes st, sp, sc, autorisés en cela de l'exemple des Grecs. Voyez plus haut (p. 38 et 39) la preuve de ce fait.
T.
Les conventions d'autrefois par rapport au t final n'ont pas changé: il est toujours effacé.
Dans l'intérieur d'un mot, le t précédé d'une s l'emporte sur elle, et se fait seul sentir. Si la voyelle antécédente était un e, cet e prenait l'accent aigu, estrange, étrange.
V.
Jusqu'au milieu du XVIe siècle, l'u consonne, que nous appelons v, n'eut pas de figure distincte de celle de l'u voyelle. Ce fut Ramus qui s'avisa de lui attribuer un signe particulier. Avant Ramus, l'usage de la prononciation apprenait seul à en faire la différence.
Le v ne termine aucun mot; il n'a pas assez de résistance. Quand l'étymologie en fournissait un, l'on y substituait sa forte f.
L'u final était, selon l'occurrence du mot suivant, ou voyelle ou consonne.
De Deus on fit deu, au féminin deuesse, c'est-à-dire devesse, et non déesse:
—«E ço li frai par ço que guerpid me as, e as aured Astarten, deuesse de Sydonie.» (Rois, III, p. 279.)
«Et ce lui ferai-je parce que tu m'as abandonné, et as adoré Astarté, déesse de Sidon.»
Tous les éditeurs de textes anciens ont pris sur eux de distinguer dans l'impression l'u voyelle et l'u consonne, qui sont confondus dans les manuscrits, et qui se substituaient parfois l'un à l'autre dans le langage. Ainsi j'auerai devait se lire, selon ce que voulait la mesure, tantôt j'averai en trois syllabes, tantôt j'aurai en deux. L'éditeur de la chanson de Roland imprimant toujours j'averai, estropie quelquefois le vers par cette orthographe. Cette distinction est, à la rigueur, une infidélité, comme l'introduction des accents. Reproduire les manuscrits, c'est à quoi l'on doit s'attacher.
X.
Ce caractère x a été inventé pour représenter le son dur de deux ss. Dans l'écriture manuscrite, il figure deux c dos à dos.
Saint Maixant, Bruxelles, Auxonne, Auxerre, Auxi-le-Château, se prononcent Saint Maissant, Brusselles, etc.
Paix, poix, dans la formation de leurs verbes, ne donnent pas poixer, paxifier, mais poisser, pacifier.
La version manuscrite d'Abélard par Jean de Meun (mort en 1322) commence par cette phrase:—«Essamples attaignent souvent les talens des hommes plus que ne font paroles.» (Manusc. no 7273 bis.)
Et la Bible de Guyot de Provins:
On a écrit lexive, de lixivium; on écrit encore soixante, de sexaginta, et l'on a toujours prononcé lessive et soissante. Ceux qui prononcent Bruqueselles devraient prononcer pareillement soiquessante.
A la fin du XVIe siècle, l'x se prononçait encore comme ss. On disait une massime, Alessandre; c'est Henri Estienne qui l'atteste. A la vérité, il cite cette prononciation pour s'en moquer, preuve que l'autre était dès lors assez répandue. Henri Estienne blâme la première, parce que c'est la prononciation italienne, et qu'il la croit introduite depuis peu par les mignons d'Henri III. Il ignore que c'est la valeur ancienne de l'x; il s'imagine que l'x est banni par cette prononciation, et remplacé par la double s. Au reste, voici comment s'exprime au sujet de cet x M. Philausone; je conserve l'orthographe étrange d'Henri Estienne:
«Philausone.—Je pense bien que quant au mot latin vexare, si un Italien qui entendret le francés en voulet user, l'accommodant à son langage, autant qu'il auroit l'honnesteté en recommandation, autant seret il soigneux de lui garder sa lettre x.»
Philalèthe demande naïvement pourquoi.—«Pour ce, répond l'autre, qu'il tomberet en un equivoque fort deshonneste au langage francés.»
Henri Estienne s'imagine que c'est là un argument d'une grande portée. Cela ne prouve rien du tout, sinon qu'alors le mot vexer n'était pas encore fait, et que quand on l'a créé, l'equivoque deshonneste n'était plus à craindre, parce que la tradition de la véritable valeur de l'x, perdue dans beaucoup de mots, permettait de prononcer vexer comme on prononce aujourd'hui maxime et Alexandre.
Dans les plus vieux monuments de la langue française, par exemple dans Villehardoin, x à la fin d'un mot donne à la voyelle précédente a ou e, le son d'une diphthongue moderne composée avec cette voyelle et l'u. Ainsi Villehardoin met toujours des chevax, des vaissiax; c'est sans aucun doute chevaux, vaissiaux. L's n'aurait pas eu cette propriété. On rencontre, dans des écrits du XIIIe siècle, beax et loyax pêle-mêle avec la notation beaus et loyaus, qui s'établissait dès cette époque.
Dans la traduction inédite des Lettres d'Abélard par Jean de Meun, on lit à la page 6: «La parole que Ajaus disait.» Ajaus, parce que le latin s'écrit Ajax. Le scribe a figuré la prononciation de son temps.
Diex, Dieu:
Dans le fabliau d'Auberée la vielle maquerelle, Auberée raconte au mari dupé comment un jeune homme lui a confié, pour le raccommoder, un surcot dont il avait, dans une partie de plaisir, déchiré la fourrure d'écureuil:
Escureux. Le même mot se trouve écrit escureax, pour le besoin de la rime, dans la description de ce surcot:
Escureaux rime avec beaux.
«Le surcot était sur tous les bords fourré de fins écureuils. Le jeune homme était ordinairement gentil et beau.»
Peu à peu s'établit l'usage de figurer l'u dans ces diphthongues; mais cet usage ne bannit pas celui de terminer le mot par x. L'x conserva une place désormais sans fonctions20.
[20] Il est superflu d'expliquer sa présence dans les finales où l'étymologie latine le justifie: croix, poix, noix, six, paix, etc.—Il se trouve dans prix, deux, dix, par un hasard d'imitation que l'usage a consacré. Ménage veut que ce soit pour distinguer le substantif prix du participe de prendre, et le nom de nombre dix, de tu dis, etc. En général, ce motif, tiré de la nécessité de distinguer, me paraît une misérable subtilité de grammairien aux abois. De quoi voulait-on distinguer deux? L'x y est venu comme consonne euphonique, puisque la forme primitive était dou, de duo. Dou, dui, c'est comme parlent toujours le Livre des Rois, S. Bernard, et la chanson de Roland.
Ménage raconte que Louis XIV, ayant un jour demandé d'où venait cet x final dans les pluriels où l's semblait plus naturellement appelée, personne ne put le lui dire. Cette question avait déjà occupé les grammairiens. Jacques Pelletier, du Mans, l'a traitée et résolue à sa manière dans son dialogue de l'orthographe. C'est, dit-il, que les Français, écrivant trop vite et lisant de même, sont sujets à confondre les lettres; et, pour prévenir les effets de cette rapidité, ils ont imaginé d'employer des caractères de diverse figure. Par exemple, ils ont écrit le nombre deux par un x, afin qu'on ne pût lire dens. Il serait si facile, en effet, de prendre l'un pour l'autre! Voilà où en viennent tous ceux qui ne voient que la langue écrite. Cette habile explication de Pelletier a été recueillie précieusement par Théodore de Bèze; Ménage ose douter qu'elle soit la bonne.
Z.
Z final communique à l'e qui le précède le son fermé.
[21] Crêtée, c'est-à-dire ayant une crête, un accent; et quand le son de l'e y est aussi complet que possible: é.
«Car, dit Étienne Dolet, z est le signe de e masculin (é) au pluriel nombre des verbes de seconde personne, et ce, sans aucun accent marqué dessus. Exemple: Si vous aymez la vertu, jamais vous ne vous adonnerez à vice, et vous esbatterez toujours à quelque exercice honneste.» (Les Accents françois.)
Il prescrit, en conséquence, d'écrire des voluptés avec l'accent aigu si l'on met une s à la fin, ou par un z sans accent sur l'e.
Quoique le z soit depuis longtemps dépossédé de ces fonctions que lui assignait Desperriers, nous avons conservé l'habitude irréfléchie d'écrire par un z le nez, et nous mettons l's et l'é accentué à des gens bien nés.
§ II.
OBSERVATION SUR LA FINALE DES PLURIELS.
Il est essentiel de noter ici comment on écrivait au pluriel les mots terminés au singulier par d ou t. Nos grammaires modernes prescrivent d'ajouter une s tout simplement: grand, grands; enfant, enfants; moment, moments.
Nos pères n'en usaient pas ainsi. Le t était la finale euphonique caractérisant le singulier; l's était celle du pluriel. On substituait l'une à l'autre, on ne les accumulait pas.
—«Amasa partid de curt pur faire le cumandemenT le rei.»
—«E ço fud encuntre li lei Deu e sun cumandemenT.»
—«E n'ad pas tenu mes veies e mes cumandemenZ.»
—«E si tu oz de quer mes cumandemenZ.»
—«Tantost cume li reis out oïd les dures paroles ki furent en cel livre de la lei, ses guarnemenZ de dol et de marremenT dessirad.»
«Il déchira ses habits, de deuil et de chagrin.»
La gent, et les vaillantes genz;—un tréud (tribut), les tréuz;—grant, granz;—païsant, païsanz, etc.—«Tuit li granz e li petiz…»
De même pour les substantifs en é et les participes passés passifs, qui alors prenaient le d final euphonique, ou le t.
—«… E humilieD te as devant lui, e tes riches guarnemenz as desrameZ, e devant lui as plureD…»
«Et tu t'es humilié… et tes habits as déchirés, et tu as pleuré…»
—«Mais ki est cil ke il ad ramposneD, e vers ki il ad mal parleD? E ki est cil vers ki il ad crieD, e les oils par orguil leveZ?»
—«E asist (brûla) la citeD de Jerusalem, e li reis Joachim eissid de la citeD.»
—«E fist assembler tuz les pruveires des citeZ de Juda.»
—«Tuz les temples ki esteint es citeZ de Samarie.»
—«E li reis meismes estud sur un degreD.»
—«E l'um muntad del un en l'autre tut par degreZ.»
PechieT, pechieZ;—aturneD, aturneZ;—costeD, costeZ;—etc., etc. (passim).
La même règle est observée partout. Je me bornerai à citer la chanson de Roland.
Allemant, Normant, font au pluriel Allemans, Normans.
Pour les mots terminés par é fermé, soit participes, adjectifs ou substantifs:
Trouvé; mandé; navré.
Même règle pour les mots en i ou en u: faillit, failliz;—petit, petiz;—hait, haiz;—Arabit, Arabiz.
Thierry blessé par Pinabel lui fend la tête jusqu'au nez:
«A ce coup le combat est gagné. Les Français s'écrient: Dieu y a fait vertu! il est juste que Ganelon soit pendu.»
Roland se sent frappé à mort:
«Roland sent que son temps est fini, il est tourné vers l'Espagne sur un sommet aigu. D'une main il se frappe la poitrine: Mon Dieu, je m'accuse à tes vertus de tous mes péchés, grands et petits.»
Charlemagne demande conseil à ses preux sur ce qu'il fera des parents de Ganelon, livrés en otage:
«Que me conseillez-vous de ceux que j'ai retenus qui sont venus plaider pour Ganelon, et se sont rendus otages pour Pinabel?»
Ces passages rapprochés démontrent clairement l'intention de la règle. A quoi est destinée la consonne finale? A pratiquer la liaison sur le mot suivant. Une seule y suffit. Le singulier se lie par le t, le pluriel par l's; ts forme un double emploi, et prouve l'ignorance complète des principes. Je demande que, dans tout ce qu'il existe de manuscrits du moyen âge, on me fasse voir un exemple, un seul, d'enfants écrit par ts, du mot corps ou du mot temps écrit avec un p. Au moyen de cette dernière orthographe, on peut aujourd'hui se procurer le spectacle de quatre consonnes consécutives:—temps couvert, et même de cinq:—temps pluvieux. Il faut laisser aux Allemands le plaisir de contempler sept consonnes de suite dans un de leurs mots les plus usuels, Geschichtschreiber (historien).
Quand Voltaire proposait de supprimer au pluriel le p et le t, d'écrire: enfans, mouvemens, il était remis dans le bon chemin par son instinct admirable de la langue française; il suivait l'inspiration secrète de ce génie dont furent animés à un si haut degré la Fontaine et Molière. Si Voltaire eût connu les monuments littéraires du XIIe siècle, il eût appuyé sa réforme sur des arguments victorieux.
L's caractéristique du pluriel souffre volontiers devant soi les liquides m, n, l, r: autels, bacheliers; et d'autres consonnes, c, f, qui ne sont pas dures comme le t, et n'ont pas comme lui le privilége spécial de marquer le singulier; en sorte qu'il n'y a pas antipathie. On a toujours écrit: les Francs,—les chefs; les caitifs,—tens, encens, etc.