Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation
DES VARIATIONS
DU
LANGAGE FRANÇAIS.
PREMIÈRE PARTIE.
DES CONSONNES.
CHAPITRE PREMIER.
S'il est une opinion accréditée, c'est celle de la barbarie du vieux langage français; et, chose remarquable, cette opinion s'appuie surtout sur la multiplicité des consonnes dont se hérissait alors la prononciation. Écoutons Voltaire:
«C'est à force de politesse que notre langue est parvenue à faire disparaître les traces de son ancienne barbarie. Tout attesterait cette barbarie à qui voudrait y regarder de près. On verrait que le nombre vingt vient de viginti, et qu'on prononçait autrefois ce g et ce t avec une rudesse propre à toutes les nations septentrionales…
«De lupus on avait fait loup, et on prononçait le p avec une dureté insupportable. Toutes les lettres qu'on a retranchées depuis dans la prononciation, mais qu'on a conservées en écrivant, sont nos anciens habits de Sauvages.» (Dict. Phil., art. LANGUES.)
Il a répété ailleurs cette dernière phrase textuellement. Mais où Voltaire a-t-il pris qu'on prononçât ce p, ce g et ce t avec une dureté insupportable, ou d'une façon quelconque? Il l'a supposé, parce qu'il les a vus écrits. L'écriture est dans trop de cas un faux témoin; le même argument subsisterait contre la langue actuelle, car combien de consonnes écrivons-nous qui disparaissent dans la prononciation! Le nombre en était plus grand autrefois, voilà tout. Mais autrefois les consonnes faisaient partie essentielle d'un système complet, par où l'on suppléait à nos accents modernes. Celles qui sont demeurées ne servent à rien du tout: les unes étaient des conséquences, les autres sont des inconséquences.
M. Nodier est tombé dans la même erreur que Voltaire.
Je lis dans ses Éléments de Linguistique:
«Quand l'Académie française, peu éloignée encore de son origine, retrancha imprudemment des mots les lettres étymologiques qui ne se prononçaient plus, qu'aurait-elle répondu à l'homme qui lui eût parlé ainsi: Vous ne remarquez pas que ces caractères, devenus superflus dans la prononciation… etc.4»
[4] «Nodier, qui, dans tout ce qui tient à l'étude des langues, s'est fait remarquer par de bonnes intentions plutôt que par de bons ouvrages.» Revue de l'Instruction publique (du 4 octobre 1844).
Il y a deux erreurs dans ce peu de lignes: d'abord le retranchement des consonnes superflues ne s'est point fait par l'Académie, mais par l'hôtel de Rambouillet, par les précieuses; ensuite, je ne me lasserai pas de le répéter, ces consonnes, à aucune époque de la langue, n'avaient été prononcées. Leur rôle était de rappeler l'étymologie, et d'indiquer ou l'accent ou la quantité des voyelles. Elles ne sont devenues un embarras, une superfétation dans l'écriture, que lorsqu'on eut inventé de noter l'accent par un signe particulier, et qu'on perdit la clef de l'ancien mécanisme des lettres.
J'ajoute tout de suite que cette invention des accents n'est un perfectionnement qu'en apparence. Il limite à trois les nuances de l'accentuation, qui autrefois étaient bien plus nombreuses, ayant aussi pour se manifester une bien plus grande variété dans les formes de l'orthographe. Le système des accents est, dira-t-on, plus net et plus simple. Peut-être; mais, en tout cas, voyez ce que vous coûte cette netteté et cette simplicité: vous ne l'achetez qu'aux dépens de la délicatesse des inflexions et de la musique du langage. Il n'est pas malaisé de simplifier en supprimant.
Mon but et mon espoir dans ce travail, c'est de faire casser par l'opinion publique l'arrêt porté contre notre vieille langue par des juges mal instruits des faits de la cause. J'entreprends de faire voir que notre langue française a été constituée principalement sous l'influence de l'euphonie et d'une logique rigoureuse dans les procédés. Si je voulais soutenir à priori que ces deux qualités y étaient plus sensibles au XIIe siècle qu'aujourd'hui; qu'en empruntant aux habitudes des idiomes voisins, le Français a plus perdu que gagné, on ne manquerait pas de crier au paradoxe. Cette thèse choque l'opinion commune: nos pères étaient des barbares, des grossiers; l'oreille humaine s'est bien perfectionnée depuis le temps de saint Louis! Voilà ce qu'il faut dire pour être accueilli favorablement, et voir tout le monde se ranger d'avance à une proposition si flatteuse qu'elle en est évidente, et que, sur le simple énoncé, on vous quitte très-volontiers de la démonstration.
Ma conscience ne me permet pas de flatter à ce point la vanité des modernes. Toutefois, ce n'est pas une question de prééminence que je viens ici débattre: je ne veux faire que de l'histoire. Nos pères parlaient autrement que ne fait leur postérité; c'est un point accordé. Comment parlaient nos pères? C'est ce que je cherche. Quel langage est le meilleur, le leur ou le nôtre? C'est ce que je laisse à décider; je me contente de rassembler les observations qui pourront mettre sur la voie les curieux de philologie française.
RÈGLE.—Dans aucun cas l'on ne faisait sentir deux consonnes consécutives écrites, soit au commencement, soit au milieu, soit à la fin d'un mot; soit l'une à la fin d'un mot, et l'autre au commencement du mot suivant. Je regarde cette règle sans exception comme la clef de voûte de tout le système d'orthographe et de prononciation de nos ancêtres.
La consonne forte l'emportait sur la faible, et l'on pouvait ainsi sans inconvénient conserver les traces de l'étymologie des mots: en outre, la présence des consonnes notait l'inflexion des voyelles, et tenait lieu de notre système d'accents qui n'existait pas alors, et qui est bien moins sûr et moins exact. Un accent est sitôt mis ou effacé! Par les accents s'est modifiée la prononciation d'une foule de mots que l'orthographe étymologique aurait maintenus.
SECTION PREMIÈRE.
INITIALES.
Il faut appuyer par des exemples ce que nous venons de dire sur les doubles consonnes.
Au chapitre IX de Gargantua, Rabelais dit que les faiseurs de rébus, abusant de l'homophonie de certains mots, faisaient peindre une sphère pour signifier espoir. Donc la prononciation confondait ou du moins rapprochait beaucoup ces deux mots. Je suis convaincu qu'on prononçait de l'épouère.
Observez tous les mots tirés du latin, et commençant dans cette langue par deux consonnes st, sp, sc, etc.: vous les verrez tous commencer en français par un e euphonique. Spongium, esponge;—strangulare, estrangler;—stannum, estain;—spiritus, esprit;—spatium, espace;—scandalum, esclandre, etc., etc. De même pour les mots empruntés à l'italien: spada, espée;—strano, estrange;—snello, isnel, en allemand schnell (celui-ci a reçu l'i au lieu de l'e initial); sparmiare, espargner.—Vous n'en trouverez pas un seul qui échappe à cette loi, ou bien ceux que vous trouverez, vous pouvez conclure sûrement qu'ils sont de formation moderne. C'est un indice de l'âge des mots. Spectre, squelette, spectacle, sont tard venus dans la langue. Espace, estomach, sont anciens; les adjectifs spacieux, stomachal, sont modernes. Quand on les a faits, depuis longtemps était oubliée la règle qui doit présider à la formation des mots, et par laquelle nos pères obviaient à la dureté des doubles voyelles initiales.
Et qui peut affirmer que cette prononciation ne fût pas transmise par les Latins?
Les dialectes méridionaux, bien plus voisins que notre français du langage romain, affectent toujours cet e euphonique. Les Gascons parlent mal, selon nous, en disant un esquelette, un espectacle; mais les Espagnols parlent très-correctement leur langue lorsqu'ils disent espectaculo, espectro, esqueleto, espejo (de speculum), etc.
Outre la ressource de l'e préposé, il y en avait une autre plus rare, et réservée spécialement pour les mots commençant par un p, suivi d'une consonne dure: c'était d'abattre tout uniment le p initial dans la prononciation. On écrivait ptisane, du latin ptisanum, et l'on prononçait tisane. Ce p étymologique s'est conservé sur le papier jusqu'à la fin du XVIIe siècle: les grammaires avertissaient de le supprimer en parlant.
Marot écrit encore psalme, de psalmus; on prononçait saume. Les sept saumes de la penitence. Ménage remarque que les ecclésiastiques de son temps affectaient de prononcer psaumes, en faisant sentir le p. Le peuple a toujours dit saume, sautier, comme au moyen âge:
«Et elle sut tout son psautier.»
La psallette, qui est l'école annexée à l'église et où l'on instruit les enfants de chœur, se prononce la sallette, au témoignage de Ménage (Obs. sur la langue française, p. 93). Il observe qu'on dit cependant toujours le psalmiste et psalmodier. C'est à cause de la formation relativement récente de ces mots. Saume, sautier, ont été faits par le peuple et bien faits; psalmiste, psalmodier, ont été introduits par les savants enfarinés de grec et de latin. Or, les premiers seuls parlent français.
SECTION II.
MÉDIANTES.
Théodore de Bèze a publié, en 1584, un petit Traité latin de la bonne prononciation du français, qui, s'il fût venu plus tôt à ma connaissance, m'eût épargné du temps et de la peine; car une règle importante que j'ai tirée d'une longue étude et de la comparaison assidue des textes, je l'eusse trouvée là toute formulée. Peut-être aussi j'y aurais fait moins d'attention. Il en est des idées comme des plantes: celles que personne n'a semées, et qui viennent d'elles-mêmes, poussent et se développent bien plus vigoureusement que les plantes repiquées toutes grandes de la main du jardinier. Dans l'esprit comme dans le jardin, ce qui est adoptif n'égale jamais l'énergie de ce qui est natif.
Voici le passage où Théodore de Bèze pose en principe qu'on ne doit jamais faire sonner deux consonnes consécutives. J'aurai du moins l'avantage d'appuyer de son autorité le résultat de mes recherches.
«Les Français émettent toutes les lettres avec une sorte de mollesse et de négligence. Leur langue est si antipathique à toute rudesse de prononciation, que sauf le c, l'm, l'n et l'r redoublées, comme dans accès, somme, année, terre, ils ne font jamais sentir deux consonnes de suite…
«Leur prononciation, mobile et rapide comme leur génie, ne se heurte jamais au concours des consonnes, ni ne s'attarde guère sur des syllabes longues. Une consonne finit-elle un mot? elle se lie à la voyelle initiale du mot suivant; si bien qu'une phrase entière glisse comme un seul et unique mot.» (De Francicæ linguæ recta pron., p. 9 et 10.)
Voilà le caractère essentiel de notre langue; et lorsqu'il tend de jour en jour davantage à s'effacer et à disparaître dans l'oubli, il est heureux qu'un témoignage daté du XVIe siècle prévienne la perte complète de la tradition. Si, malgré ce témoignage, on ne veut ni revenir sur les abus accomplis, ni enrayer sur la pente qui nous mène dans le précipice, nous aurons du moins la satisfaction de perdre notre langue à plaisir et en pleine connaissance de cause.
On rit des gens du peuple qui prononcent il m'ostine; c'est un enfant ostiné; ne m'ostinez pas. Ils parlent comme on parlait à la cour de Henri III, et pourraient couvrir de confusion les pédants, en leur citant la règle tracée en latin par Théodore de Bèze. Après avoir prescrit de prononcer oscur, cet illustre savant ajoute: «B disparaît absolument devant st, comme dans ces mots obstiné, obstination, qu'on prononce ostiné, ostination (p. 64).» Il semble que le peuple des rues de Paris ait lu Théodore de Bèze, ou fréquenté le Louvre d'Henri III. Bèze recommande aussi de dire ovier, et non obvier; et il cite à ce propos un quolibet qui avait cours de son temps; c'est un hémistiche qui est tout à la fois latin et français:
Debte, debteur, ont toujours été prononcé dette, detteur. Le XVIe siècle, très-pédant, avait rétabli le b sur le papier, pour rappeler l'étymologie debitum, debitor; mais souvent on l'oubliait, et dans Marot comme dans ses prédécesseurs du XVe siècle et dans ses successeurs du XVIIe. La Fontaine, par exemple, écrit detteur.
Dans les mots où il double une autre consonne, le b ne sonnait pas plus que ne fait sa dure, le p, dans temps et dans baptiste.
Dans sceptre, on éteignait le p et l'on prononçait scêtre long, comme ancêtre:
Écoutez Louis Maigret, un des premiers qui se soient avisés d'analyser le langage, et qui fut en cette matière l'oracle de son temps:
«Tenez pour règle générale que b et f ne se rencontrent jamés en la prononciation françoise avant v consonnante.» (L'Escriture françoise.)
Maigret, à l'appui de cette règle, allègue aussi le mot obvier. Les deux grammairiens n'ont d'autre tort que de restreindre le précepte à certains cas spéciaux; ils devaient dire que jamais deux consonnes de suite ne se font entendre; et la raison en est simple: c'est qu'on ne peut les articuler sans glisser entre deux un e muet, qui allonge le mot d'une syllabe.
§ Ier.
QUE GN SONNAIT SIMPLEMENT N.
Montagne, Champagne, formés de montana, campana (sub. terra), se sont prononcés montane, campane. Le g y était muet, la preuve en est qu'on le rencontre dans les mêmes textes avec ou sans le g:
—«… Cum des sicomors ki creissent en la Champagne.»
—«Li reis Sedecias s'enfuid par la campaigne del desert.»
L'ancien nom de renard est goupil, dérivé de vulpes, voulpil ou goupil, d'où nous gardons encore goupillon, parce que cet instrument était fait de poil de renard, ou parce qu'on se servit d'abord d'une queue de renard pour goupillon.
Ce mot renard ne remonte pas plus haut que le XIIe siècle, époque où parut le fameux roman de Perrot de Saint-Cloud. Chaque animal qui y joue un rôle porte, outre son nom générique, une espèce de nom de baptême ou de sobriquet. Le loup s'appelle Isengrin; l'ours, dom Bruyn; le coq, Chanteclair; le goupil, Regnard; ainsi des autres. Le prodigieux succès de cette composition, qui était la grande comédie de mœurs de l'époque, fit entrer dans la langue le nom du héros comme substantif commun, ce qui s'est depuis renouvelé pour Tartufe, et peu à peu Regnard a supplanté Goupil. Le mot tartufe n'a pas fait disparaître le mot hypocrite. Apparemment on a trouvé que, pour désigner le renard, c'était assez d'un substantif, mais que pour les hypocrites, ce n'était pas trop de deux.
Regnard vient par syncope de Reginaldus. C'était, dit la tradition, un grand seigneur de la cour d'Austrasie, de qui le caractère servit de type à celui du Goupil de Perrot de Saint-Cloud.
Reginaldus a fait reginald ou reginard, qui, par les règles qu'on verra tout à l'heure concernant les finales, ont donné l'un regnault, renaud, reynaud; l'autre, regnard, renard, reynard.
Il faut dire le roman DE Renard, et non DU renard, puisque, dans ce titre, Renard est un nom propre.
Le nom de notre second poëte comique doit se prononcer Renard, quoiqu'il s'écrive Regnard, parce que ce g étymologique n'a jamais sonné.
On rencontre, dans le roman de Renart et ailleurs, le mot borgne ainsi figuré, borne. Renart, toujours défiant, ne veut pas s'approcher du cheval pour lire le nom écrit sous le pied de cet inconnu. Pour s'en dispenser, il allègue sa mauvaise vue:
Les ennemis d'Abélard, déterminés à ne lui laisser aucun repos, même après l'avoir forcé de fuir Paris et de se réfugier avec ses disciples dans la solitude, lui imputèrent à hérésie d'avoir appelé son église et son monastère le Paraclet:—«Et disoient que nulle esglise ne devoit pas estre assinée especialement au Saint-Esprit plus que a Dieu le Pere, ou a son Fils, ou a toute la Trinité ensemble.» (Trad. inéd. de Jean de Meung.)
Beaumarchais, dans ses mémoires étincelants de verve, s'égaye aux dépens de ce pauvre Lejay, qui, au bas d'un acte controuvé, avait écrit de sa main, siné Lejay, pour signé Lejay. C'était l'antique prononciation. Dans la chronique arbitrairement et à tort baptisée Chronique de Rains: «La roine se sina de la main diestre;» et le dictionnaire de l'Académie, en 1835, nous prévient encore que dans signet d'un livre le g ne se prononce pas, et qu'il faut dire sinet.
Le nom de Lusignan, dans la même chronique, est toujours écrit Lusinan.
Le XVIe siècle retenait la vraie prononciation. Voyez, pour preuve, les rimes de ce rondeau, adressé à Marot par Étienne Clavier:
Les relations que le mariage de Louis XIII établit entre la France et l'Espagne, introduisirent chez nous la langue et les usages espagnols; la prononciation usitée par delà les Pyrénées pour l'n con la tilde, s'attacha dès lors à cette notation gn, et le XVIIe siècle n'en connut plus d'autre.
«Tous les Parisiens généralement, dit Ménage, prononcent anneau au lieu d'agneau: une moitié d'anneau, un quartier d'anneau; qui est une prononciation très-vicieuse à la considérer en elle-même, à cause de l'équivoque d'anneau en la signification d'agnus, avec anneau en la signification d'annulus.»
Cette raison serait très-mauvaise, car il n'y aurait point là d'équivoque possible. Admettons un moment qu'on prononce anneau. Si l'on dit: J'ai mangé un morceau d'anneau, ou qu'on parle d'un rôti d'anneau, personne ne sera stupide au point de comprendre qu'on a mis en broche et avalé une bague. La langue est pleine de mots qui sonnent identiquement, à l'oreille sans aucun danger de confusion pour l'intelligence. Mais les grammairiens de profession, dès qu'ils sont en face d'une différence d'orthographe, recourent d'abord à cette explication: C'est pour distinguer. Ils croient toujours qu'on lit, et ne pensent jamais qu'on parle.
Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que Ménage, tout en blâmant cette prononciation, prescrit de la suivre: «Mais comme ces messieurs (les Parisiens) sont les maîtres du langage, il faut parler comme eux, quand même ils parlent mal. Il faut donc dire avec eux un anneau, un cartier d'anneau, et non pas, comme nous disons dans nos provinces, un agneau, un quartier d'agneau. Quelques-uns croient qu'il faut dire l'agneau pascal.» (Observ. sur la lang. fr., p. 347.)
Il est suivi par l'auteur des Réflexions sur l'usage de la langue, et voici la docte règle qu'ils ont établie à frais communs: «Il faut prononcer de l'anneau en parlant de l'animal cuit, un anneau rôti; et s'il est vivant, de l'agneau, comme voici l'agneau de Dieu, l'agneau pascal5.»
[5] Voyez l'Art de bien parler françois, t. I, p. 20.
Et quand il n'est plus vivant et n'est pas encore cuit, comment doit-on l'appeler?
La première édition du dictionnaire de l'Académie autorise encore agneau et anneau, au choix. La seconde prescrit agneau.
Racine avait, comme la Fontaine, quelques prétentions confuses à la noblesse; mais eux-mêmes n'en savaient pas bien le conte. J'ai trouvé, sur des états manuscrits de la maison de François Ier, un Jehan Racine et un Jehan de la Fontaine, inscrits parmi les escuyers d'écurie. Ce sont probablement des aïeux de nos deux poëtes, qui eux-mêmes ignoraient cette belle généalogie. La Fontaine prenait le titre d'écuyer jusqu'à l'époque d'un procès qu'on lui fit, et qu'il perdit pour n'avoir pu fournir la preuve de son droit. Racine avait des armes, et qui plus est des armes parlantes, c'est-à-dire qui traduisaient son nom en rébus. C'était un rat et un cygne, qui, suivant la prononciation primitive, faisaient ra-cine. Dans une lettre à sa sœur madame de Rivière, l'auteur d'Athalie parle de sa noblesse généalogique: «Vous savez, lui dit-il, qu'il y a un édit qui oblige tous ceux qui ont ou qui veulent avoir des armoiries sur leurs vaisselles ou ailleurs, de donner pour cela une somme qui va tout au plus à 25 francs, et de déclarer quelles sont leurs armoiries. Je sais que celles de notre famille sont un rat et un cygne, dont j'avois seulement gardé le cygne, parce que le rat me choquoit; mais je ne sais point quelles sont les couleurs du chevron sur lequel grimpe le rat, ni les couleurs aussi de tout le fond de l'écusson. Vous me ferez un grand plaisir de m'en instruire. Je crois que vous trouverez nos armes peintes aux vitres de la maison que mon grand-père fit bâtir, et qu'il vendit à M. de la Clef. J'ai ouï dire aussi à mon oncle Racine qu'elles étoient peintes aux vitres de quelque église… J'ai aussi quelque souvenir d'avoir ouï dire que feu notre grand-père fit un procès au peintre qui avoit peint les vitres de sa maison, à cause que ce peintre, au lieu d'un rat, avoit peint un sanglier. Je voudrois bien en effet que ce fût un sanglier, ou la hure d'un sanglier, qui fût à la place de ce vilain rat!» (16 janvier 1697.)
L'élégant et délicat Racine était trop absorbé par sa juste douleur pour s'apercevoir qu'un sanglier et un cygne n'eussent pas fait Racine, et qu'après tout le vilain rat remplissait mieux son office que n'eût fait le noble sanglier. Le grand-père Racine paraît avoir porté dans cette affaire moins d'imagination que son petit-fils, mais un sens plus judicieux6.
[6] Au bas du portrait gravé par Edelinck, sont placées les armes de Racine; on n'y voit figurer que le cygne. L'auteur d'Athalie avait décidément expulsé le rat de son blason.
Mais si Racine, lié avec les courtisans de Louis XIV, ignorait la prononciation du XVIe siècle, la Fontaine, habitué à fréquenter chez nos vieux auteurs, la connaissait parfaitement; et quand tout le monde l'oubliait autour de lui, il a montré qu'il s'en souvenait.
Dans la fable de l'Autour, l'Alouette et l'Oiseleur:
Plus loin, parlant de la Discorde chassée du ciel, et que Jupiter ne savait où envoyer:
§ II.
L, M ET N REDOUBLÉES.
L redoublée, ll, avait toujours, comme en espagnol, la valeur des deux l mouillées de bouilli, caillou. L'orthographe moderne veut toujours un i au moins avant les deux ll mouillées. Dans l'origine, il suffisait que les ll fussent entre deux voyelles. L'i se mettait ou s'omettait sans conséquence. Paillard s'écrivait sans i, pallars.
Coucy reçoit une assignation amoureuse: Sire, lui dit Gobert, son confident:
Sans faille, sans faute.—La double orthographe du mot vaille, dans le dernier vers, ne laisse pas même la ressource de supposer qu'on prononçât alors autrement qu'aujourd'hui.
Mellor, mervelle, conselle, aparelle, sonnaient avec les ll mouillées.
«Car celui-ci préfère les meilleurs (les braves), et tient les pires (pejores) bas sous ses pieds.»
«A ces mots, il lui remet une lanterne. La chandeille7 qui brûle dedans ne s'éteint ni pour orages ni pour vents. Partonopeus s'apprête à partir.»
[7] C'est l'ancienne prononciation, conservée avec soin dans toute la Picardie.
La chanson de Roland écrit consell, amirall; c'est conseil, amirail, quand suit une voyelle; autrement, conseu, amirau, comme on le rencontre souvent figuré.
C'est la marque d'un manuscrit relativement récent lorsqu'on y trouve le féminin elle par deux l, comme aujourd'hui. Les textes les plus anciens écrivent toujours ele; elle, dans l'origine, aurait sonné eille.
La règle actuellement encore en vigueur, par laquelle une consonne redoublée rend brève et ouverte la voyelle précédente, cette règle n'était pas connue au XIIe siècle. Doubler les consonnes eût semblé une superfluité, hormis le cas où il s'agissait de rappeler une syncope. Le plus ancien manuscrit français, le Livre des Rois, écrit toujours femme par deux m, feminam, fem-ne, fem-me. La règle était de répartir la consonne doublée entre les deux syllabes adjacentes, et de prononcer fan-me.
D'animam on fit d'abord aneme, comme d'imaginem, multitudinem, imagene, multitudine, formes constantes dans saint Bernard et dans les Rois. Les Rois écrivent souvent aussi anme; c'est la prononciation la plus voisine d'aneme. La chanson de Roland n'emploie jamais d'autre forme:
Abélard, dans l'histoire de sa vie:
«Et moy qui estois son filz ainsnés, de tant qu'il m'avoit plus chiers, de tant mist il plus grant cure que je fusse plus diligenment (diligen-ment) aprins, Et je, de tant come je proufitay plus et plus legierement (facilement) en l'estude des lettres, de tant m'y enhardige plus ardanmant.»
D'après cela, et pour voir comme l'on prononce mal aujourd'hui, considérez ce passage des Femmes savantes:
Le jeu de mots est exact suivant la bonne prononciation d'autrefois; il ne l'est pas suivant la méthode aujourd'hui en usage, de jeter les deux m dans la seconde syllabe, et de prononcer la gra-mmaire. De ces deux m, l'une appartient à la première syllabe, l'autre à la seconde, ce qui confond tout à fait la gram-maire avec la grand'mère.
Le nom propre Grammont se prononce aussi mal gra-mmont. C'est gram-mont qu'il faut dire. Jadis on écrivait le plus souvent grandmont, en latin grandimons. Le d est tombé d'abord, parce qu'il ne servait qu'à noter l'étymologie, et disparaissait dans la prononciation; ensuite on a mal à propos réuni les deux m en une seule, et voilà comment le nom a fini par se trouver défiguré en Gramont.
Le mot nenni, autrefois si usité dans certaines provinces, et même à Paris sous François Ier, lorsqu'on le rencontre dans Marot ou ailleurs, on ne sait plus le prononcer. Le plus grand nombre dit né-ni; c'est ainsi qu'il est estropié au théâtre. D'autres, en petit nombre, na-ni. Allez donc en Lorraine apprendre à prononcer nan-ni, en traînant sur la première syllabe.
Je préviens ici une objection qu'on ne manquerait pas de me faire, en trouvant plus loin, dans des citations, femme, âme, figurés fame, ame. La contradiction n'est qu'apparente, et se concilie par l'âge des manuscrits, où les copistes introduisaient l'orthographe de leur temps. Tout ce qu'on en peut conclure, c'est que la prononciation actuelle des mots femme, âme, remonte très-haut; mais l'autre l'avait certainement précédée, et la règle générale se maintint encore longtemps après que les mots fame et ame y faisaient exception. Nous serions trop heureux d'avoir les manuscrits originaux, ou seulement contemporains des auteurs! C'est déjà un grand bonheur, et dont il faut remercier le hasard, que les plus anciens textes nous soient parvenus dans les plus anciennes copies.
Il y a encore des provinces où l'on prononce malhon-nête. Je ne prétends pas que ces sons du fond de la gorge, fan-me, malhon-nête, très-fréquents dans notre vieille langue, fussent plus agréables que ceux du bout des lèvres par lesquels on les a remplacés. D'ailleurs, nous ne pouvons guère juger ces questions impartialement, étant séduits par l'habitude. Mon unique but est de montrer que ces inconséquences apparentes, si multipliées dans notre langage, ne tiennent pas au fond de la langue, mais sont des déviations résultant de l'oubli des règles primitives.