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Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation

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CHAPITRE III.

De l'Élision.—On élidait les cinq voyelles.

L'emploi des consonnes euphoniques intercalaires fournissait le principal moyen d'éviter l'hiatus; il y en avait encore un autre, c'était l'élision.

Nous n'élidons plus aujourd'hui qu'une seule voyelle, l'e muet; autrefois on les élidait toutes, comme en latin.

A.

Ha, monseigneur Merlin, ou m'esperance est toute,
Venez parler a moi qui vous aime et redoute.
(Merlin-Mellot.)
Quant la pucelle fu en la grange embatue,
Ou tas d'estrain se boute atout sa pel vestue,
A Dieu fist s' oroison, et, sa coupe batue,
Que prochainement muire et soit s' ame absolue.
(Le Dit du Buef.)

«Quand la jeune fille fut entrée dans la grange, elle se met dans le tas de paille, toute couverte de sa peau de bœuf; elle fait sa prière, et, sa coulpe battue, demande à Dieu de mourir bientôt et d'être sauvée.»

Par t' ame, prends y garde!
(Ibid.)

Il nous reste de cet usage m' amie et m' amour.

Quand on s'occupera de retrouver l'âge des mots et des formules, sans quoi l'on ne fera jamais rien, il sera curieux de savoir qui s'avisa le premier de cet affreux solécisme mon amie, mon épée. La Fontaine a bien raison de dire que l'accoutumance enfin nous rend tout familier; autrement on serait révolté de cette façon de parler universellement accréditée, qui joint un substantif féminin à un pronom masculin, on ne conçoit pas par quel motif. Ce n'est pas l'euphonie sans doute, car on dit l'âme, l'épée, l'oraison, qui sont pour la âme, la épée, etc. L'élision de l'a dans l'article féminin n'est ni plus ni moins douce que dans le pronom possessif. Mais on s'est imaginé que l'article élidé devant ces substantifs féminins était le; et c'est par suite de cette imagination que nous avons l'amour masculin au singulier, tandis qu'il est resté féminin au pluriel, grâce à la forme les, commune aux deux genres.

Il faut avouer que nos pères montraient en ce point plus de logique et de bon sens que leurs fils. Mon épouse, ton hôtesse, les eût choqués autant et à aussi bon droit que nous le serions de ma chapeau, ta soulier.

On trouve encore l'élision de l'a dans Marot:

Qu'un bœuf est pour qu'à ung bœuf. Marot n'a certainement pas construit dans la même phrase il sied avec l'accusatif et avec le datif: il sied un bœufil sied à un âne. Outre qu'il n'y a point d'exemple de ce solécisme: il sied quelqu'un.

E.

L'é, que nous marquons d'un accent, ne s'est jamais élidé. Il serait superflu de produire des exemples de l'élision de l'e muet. Je me bornerai à une seule observation.

Aujourd'hui, c'est toujours l'e final (muet), qui s'élide. Voici un exemple de l'e élidé au commencement d'un mot; c'est dans cette locution, où est-ce que. Le peuple prononce traditionnellement où 'st-ce que, au profit manifeste de l'euphonie. Il ne pouvait pas élider dont le son est trop fort; le fort a emporté le faible.

Les lettrés qui prétendent figurer sur le papier la prononciation du peuple, écrivent ousque. Cet ousque, suivant les lois de l'ancienne orthographe, ne pourrait sonner que ouque: le peuple dit indifféremment, où qu'est mon père? en supprimant est-ce, ou bien en le conservant: Où 'st-ce qu'est mon père? Les gens délicats et bien élevés prononcent, avec un horrible hiatus: Où est-ce qu'est mon père? mais aussi ils ont passé dix ans au collége!

Il faut remarquer ici que le peuple en usait, dans l'ancienne Rome, comme il fait à Paris. Toujours guidé par l'instinct de l'euphonie, les Romains en parlant élidaient l'e de est. Ouvrez, non pas Virgile ni Cicéron, qui représentent les académiciens de leur époque, non pas même l'élégant Térence, mais Plaute, qui note le langage énergique du peuple:

Malus clandestinus est amor; damnum 'st merum.
Ut quæquæ illi obcasio 'st
Tam a me pudica 'st
Quid? quod palam 'st venale: si argentum 'st emas…
Hoc Æsculapi fanum 'st

Une seule page du Curculion fournit ces exemples, qui prouvent qu'aux dépens de est on conservait intacte et forte la finale du mot précédent, celle que les prosodies modernes ordonneraient au contraire d'élider sur est.

Évidemment la forme d'élision d'après les grammairiens est monotone; la forme populaire produit autant de variété que les finales des divers mots en comportent.

I.

On ne rencontre jamais en vers, il y a, il y avait; mais il a, il avait. Si par aventure l'y est figuré, peu importe: la mesure vous avertit assez de le supprimer. Quand vous voyez dans les Quatre fils Aymon,

vous comprenez tout de suite qu'il faut prononcer: Il a plus de douze ans.

Il a bien dous mois et demi
Ou plus, que mon frere ne vi.
(Du Chevalier à la robe vermeille.)
Bonne robe de bons pers d'Ypre;
Il n'a meillor deciq' a Chipre.
(La Bourse pleine de sens, v. 173.)
Le soir, qu'il ot ja maint estoiles…
(De la Dame qui fist trois tours, v. 48.)

«Le soir, qu'il y eut déjà mainte étoile.»

Et ce n'est pas imposé par le besoin du mètre, car la prose parle de même:

—«Par Diu, sire Cuens, il ne m'est pas avis que il ait en vostre requeste raison.»

(Villehardouin, p. 199.)
Li chien dist qu'il a plus de honte;
Li asnes dist qu'il a plus de paine.
(De l'Asne et dou Chien.)
Seignurs baruns, dist li empereres Karles…
(Roland, st. 13.)
D'altre part est li arcevesques Turpin.
(Ibid., st. 87.)

La mesure commande évidemment d'élider l'i, et de dire l'empereur, l'archevêque, l'âne; et comme cette élision se pratiquait également en prose, c'est elle sans doute qui amena la confusion des formes li et le, auparavant distinctes.

La même observation est applicable à qui et que; qui est, qui a, étaient prononcés comme ils le sont aujourd'hui par le peuple, qu'est, qu'a:

Or est cheus en mal lien
De sa fame, qui l'en despite
Pour sa provande qui est petite.
(De Morel, etc., Barbez., III, 248.)

O mon Dieu! s'écrie saint Bernard:—«Tu trepassas primiers por mei l'estroit pertuix de la passion, por ceu ke tu large entriee faces a les membres k'apres ti vont.» (P. 562.)—«Tu passas pour moi par l'étroite ouverture de la passion, pour agrandir la voie à tes membres qui te suivent.»

Dans le fabliau du Provoire qui mangea les meures, le curé, debout sur sa jument pour atteindre aux branches du mûrier, après avoir satisfait sa gourmandise, réfléchit qu'en ce moment qui, près de lui, crierait hé! lui jouerait un mauvais tour. L'action accompagne la pensée: la jument part, et le curé tombe dans la haie d'épines.

Diex, fait il, qui ore diroit: Hez!…

«Dieu, fait-il, qu'ore dirait: Hé!…»


Il est essentiel d'observer que ces élisions étaient, pour le poëte, facultatives et non obligatoires, comme l'est aujourd'hui celle de l'e muet: par exemple, le passage que je viens de citer est précédé de celui-ci:

S'en ot li prestres moult grant joie
Qui a deux piez est sus montez.

Qui a n'était à coup sûr pas élidé, soit qu'on souffrît cet hiatus qui n'a rien de choquant, soit qu'on y remédiât par une s euphonique: quiS a. Le second me paraît plus probable. (Voy. p. 96.)

L'exemple suivant rassemble l'élision de qui et celle de li:

Qui qu' onques soit li vostre eslis,
Partonopeus est li hais.
(Partonopeus, v. 6704.)

Il faut prononcer avec deux diérèses: Partonopeüs est l'haïs.

Quiconque, qui semble dériver naturellement de quicumque, n'en vient pas. Il est formé de qui qui onques. Cela est attesté par l'orthographe fréquente kikiunkes, et par l'emploi non moins fréquent de cette formule qui qui…, remplacée de nos jours par cette kyrielle de cinq syllabes dures et vides, qui que ce soit qui

Aubri le Bourguignon

Vint au palais, qui qu'en poist ne qui non;
Trois cops hurta au postis d'un baston.
(Aubri li B., p. 155; Bekker.)

«Qui que soit qui s'en fâche, s'y oppose, ou non.» Poist est ici le subjonctif du verbe poiser, peser: à qui qu'il en pèse, ou non.

Le duc Sanson, à la bataille de Roncevaux, attaque l'almacur, espèce de connétable du roi païen Marsile: il lui transperce le foie et le poumon, de sorte

Que mort l'abat, qui qu'en peist u qui nun,
Dist l'arcevesques: Cis cop est de baron!
(Roland, st. 96.)

Cette formule revient très-souvent, comme les formules consacrées d'Homère.

Guinemer renverse un roi sarrasin,

Que mort l'abat, ki k'en plurt u ki 'n rie.
(Ibid., st. 244.)

«Qui qu'en pleure ou qu'en rie.»

RUE QUINCAMPOIX; c'est, dans les vieux titres, la rue Qui qui en poist, Qui qui s'en fâche. On élidait le second i, qui qu'en poist, comme qui qu'en grogne. Une quiqu'engrogne était la maîtresse tour d'un castel picard, la plus altière, construite, pour ainsi dire, malgré l'opposition de ceux qu'elle menace: Je la bâtirai, qui qui en grogne.

La rue Qui qu'entonne? est devenue, par corruption, rue Tiquetonne, dont le nom moderne est aussi insignifiant que celui de la rue Quincampoix51.

[51] On aimait alors cette forme d'appellation. Il y avait encore la rue qui m'y trova si dure, abrégée, du temps de Sauval, en rue trop va qui dure. C'est aujourd'hui la Vallée de misère, quai des Augustins.

O.

La langue française n'a plus de mots terminés par o52. Elle en a jadis possédé trois: jeo, ou jo, iceo et ceo, ou co (l'e n'est que pour adoucir le c), formes normandes, qui furent bientôt remplacées par je, ice, dont il nous reste icel, icelui, et ce, abrégé d'ice.

[52] Bien entendu, je ne compte pas les mots importés de l'italien ou du latin, comme alto, soprano, vertigo, prurigo; ce ne sont pas des mots français.

Les formes en o ne se rencontrent guère que dans les textes du XIe siècle, ou du commencement du XIIe, dans le livre des Rois, dans saint Bernard, dans la chanson de Roland, dans les deux poëmes de Wace, le Rou et le Brut, dans quelques fabliaux, etc. Dans le provençal, d'où ces formes paraissent venues, la terminaison en o est une terminaison féminine, qui remplace la terminaison italienne en a, et la française en e muet; il est donc tout naturel que cet o puisse s'élider.

Charlemagne demande qui veut aller en ambassade à Sarragosse, vers le roi Marsile:

Respunt dux Naimes: Jo irai par vostre dun.
(Roland, st. 17.)

«J'irai par votre don, par votre grâce.»

Le fils du roi Marsile, voyant son père irrité du message de Charlemagne, veut tuer Ganelon, qui en a été le porteur. Livrez-le-moi, s'écrie-t-il:

Liverez le mei, jo en ferai la justise,
(Ibid., st. 36.)

où il est clair qu'il faut prononcer, en contractant et en élidant: livrez-le-moi, j'en ferai la justice.

Dient païen: De co avum nus asez.
(Ibid., st. 5.)

«De ce avons nous assez.»

Dans le livre des Rois, que j'estime écrit moitié prose, moitié vers rimés par assonnance, comme la chanson de Roland:

Cum iço oid Saul, forment se curucad,
E li Sainz Esperiz cunseil li dunad.
(Liv. Ier, p. 37.)

Cunseil, en trois syllabes, de consilium. Coume ice ouït Saül.—«Comme Saül entendit cela, il entra en grande fureur, et le Saint-Esprit lui donna conseil.»

U.

L'élision de l'u est plus rare, parce qu'il y a moins de mots terminés en u, et surtout à cause de la faculté de changer au besoin l'u voyelle en u consonne, de prononcer Dev a dit, quand il y a sur le papier Deu a dit.

Mais il est à remarquer que le peuple fait toujours l'élision de l'u du pronom de la seconde personne tu, et dit t'as, t'auras, pour tu as, tu auras:

Dois tu crier: Appele! appele!
Le cuir trousse derriere toi.
N'est pas merveille se t'as soi.
(La Chace dou cerf, Jubinal, Nouv. fabl., I, p. 169.)

Dès l'instant que toutes les voyelles s'élident l'une sur l'autre, il est clair qu'elles s'élident sur elles-mêmes; que deux a, deux i, venant à se rencontrer, l'un à la fin d'un mot, l'autre au commencement du mot suivant, s'absorberont en un seul, et ne compteront que pour une syllabe. Un homme du peuple ne dira pas, Je vais à Amiens, mais Je vais à 'miens, ou Je vais 'Amiens. Cette fusion est la plus naturelle de toutes. Personne, à moins d'être un pédant renforcé, ne prononce j'y irai, en faisant sentir la répétition de l'i: on dit simplement j'irai, par respect pour les oreilles d'autrui; mais en vers cette élision n'est plus permise, qui l'était autrefois.

Roland, à la bataille de Roncevaux, trouve le cadavre de son cher Olivier mêlé parmi ceux des soldats. On le relève, on le charge sur un bouclier, et l'archevêque Turpin vient bénir les morts et leur donner l'absolution, ce qui augmente, rengrège, comme parle encore la Fontaine, le deuil et la pitié:

[53] Alors, tunc.

L'a ne se prononce qu'une fois, comme dans cet autre exemple:

La fame s'en prist a apercoivre.
(De la Bourse pleine de sens, v. 18.)

Cette sorte d'élision se pratiquait en provençal:

Per Bafomet mon Deu, qui totz nos a a judgier.
(Ferabras prov., v. 308.)

La consonne finale n'empêche pas au besoin la fusion des voyelles; on en est quitte pour la tenir muette:

Le duc Oger et l'arcevesque Turpin.
(Roland, st 12.)

«Le duc Og' et l'archevêque.»

L'endemain au matin, ains que levast li solaus.
(Les quatre fils Aymon, v. 1005.)

«L'endemain au mat', ains

Seignurs baruns, ki i purruns enveier?
(Roland, st. 18.)

«Seigneurs barons, qui pourrons-nous y envoyer?»

Ces procédés, autrefois tout simples, ne sont plus possibles depuis que, par un résultat nécessaire de l'imprimerie, la langue écrite a pris le pas sur la langue parlée, dont elle n'était jadis qu'un accessoire. Les yeux ont asservi la langue et l'oreille.

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