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Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation

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CHAPITRE V.

Observations détachées.—Ail, métail.—AOI.—Assavoir.—Aucun.—Avec.—Aye!—Barguigner.—Combien.—Cotte verte.—Crouler et grouiller.—D ou T euphonique; dans, dedans; d'aucuns; dorer; tante; chape-chute; lute.—Dame.

AIL, MÉTAIL, du latin allium et metallum. Dans l'un comme dans l'autre, l'i est de surérogation et ne sonnait pas; il a été introduit dans la seconde époque de la langue, pour ouvrir le son naturellement fermé de l'a; et, comme toutes les lettres d'un usage analogue à celui-ci, tantôt il est marqué, tantôt supprimé. Les plus anciens textes écrivent al, metal.

«E li reis Yram enveiad al rei Salomun un menestrel (virum eruditum) merveillus, ki bien sout uvrer de or e de argent e de altres metals

(Rois, p. 252.)

Dans un couplet monorime en al, dont les rimes sont loial, val, cendal, mal, cheval, batistal, le poëte raconte la chute de Manprine de Gerbal abattu par Gerins:

Ses fors escus ne li valut un al:
Tote li fant la bocle de cristal.
(La Desconfite de Roncevaux, p. 56.)

«Son fort bouclier ne lui valut un ail

On prononçait, d'après la règle exposée page 54, au, cristau; c'est pourquoi ail fait au pluriel aulx. Une inconséquence d'orthographe donne l'air d'une exception à cette forme, aussi régulière que possible. De tout temps on a dit des aulx, comme des métaux. Rutebeuf, parlant d'un vilain:

Tant ot mengie de buef aus aus
Et dou gras hume qui fu chaus
Que la pance ne fu pas mole!
(Dou Pet au vilain, Barb., I, 110.)

Cet i parasite a pris racine dans ail, et a été exclu de métal. La prononciation vicieuse, suite d'une orthographe mal comprise, n'a pu prévaloir dans métail, elle se maintient encore dans ail.

Il est curieux de voir combien l'opinion a varié sur une question si simple, étant ramenée à ses véritables termes.

Ail, dit Ménage, n'a point de pluriel; cependant M. de Balzac et quelques autres modernes ont dit des aulx.

L'auteur des Réflexions sur l'usage présent de la langue, qui, de son temps, faisait autorité, soutient qu'on doit dire des ails; l'Académie se déclare pour aulx.

Latouche, dans l'Art de bien parler français, rapporte diverses opinions, et conclut: Je crois qu'on ne dit ni ails ni aulx au pluriel. Mais il ne dit pas comment il faut dire: c'est son secret.

Sur métail et métal, Ménage reconnaît qu'on dit l'un et l'autre, mais il préfère métal.

L'Académie, édition de 1798, ne donne que métal, en observant toutefois qu'on prononce plus ordinairement métail.

Latouche en tire cette conséquence, qu'il «faut nécessairement écrire métail

M. V. Hugo renchérit encore sur eux. Son imprimeur ayant mis, Une porte de métal, l'auteur du Rhin fait tout exprès un long erratum pour enjoindre de lire porte de métail; tant la différence lui paraît importante! «Quant au mot métail, il n'est pas moins précieux. Le métal est la substance métallique pure: l'argent est un métal. Le métail est la substance métallique composée: le bronze est un métail.»

M. Hugo n'a trouvé que dans son imagination cette distinction subtile et chimérique: il se fait des idoles pour les adorer. L'Académie ne mérite pas le blâme qu'il lui adresse pour avoir écarté de sa nouvelle édition le précieux métail. M. V. Hugo est aujourd'hui membre de la commission du Dictionnaire; c'est un travail où il est dangereux de laisser trop de part à l'imaginative.


BAIL, CORAIL, ÉMAIL, TRAVAIL, font baux, coraux, émaux, travaux, comme si l'on écrivait au singulier bal, coral, émal, traval; et dans le fait ou a écrit et prononcé de la sorte:

Et bien doi metre en guerredon
Paine et traval de si fait don.

«Peine et travau de tel don, di siffatto dono

La confusion était perpétuelle entre ail et al. Elle durait encore au XVIIe siècle; Ménage écrit un quintail: «Quintail fait quintaux

(Obs., p. 350.)

—«Il faut prononcer métal, et non pas métail; cristal, et non pas cristail; coral, et non pas corail; poitral, et non pas poitrail

(Ibid., p. 351.)

Par où l'on voit clairement que la distinction entre ail et al n'était dans l'origine que pour les yeux; que ces finales sonnaient primitivement de même, c'est-à-dire, au singulier al, suivies d'une voyelle, au, suivies d'une consonne; le pluriel en aux, tout naturellement.

Nos yeux ont appris à notre langue cette irrégularité d'ail produisant aulx.

Nos pères disaient un au, un métau; continuons à dire, suivant l'usage moderne, un ail et un métal, et au pluriel des aulx et des métaux.


ASSAVOIR. C'est le même mot que savoir; comme l'on disait assécher ou sécher; savourer et assavourer; penser et appenser; pendre et appendre; juger et adjuger, etc.

Dans la lettre du châtelain de Coucy à la dame de Fayel, pour lui demander un rendez-vous:

Dame, par vo courtois vouloir
Me voellies laisser assavoir,
Par le porteur de ceste lettre,
Quant il vous plaira a jour mettre
Que je puisse parler a vous.
(Coucy, v. 3071.)

Fayel, de son côté, était jaloux, soupçonneux,

Et desiroit moult assavoir
De sa dame le penser voir.
(Ibid., v. 4154.)

«Savoir la vraie pensée de sa femme.»

Et se je puis journee avoir,
Je le vous feray assavoir.
(Ibid., v. 5522.)

L'Académie, non plus que Trévoux, ne donne le verbe assavoir. Ce mot manque aussi dans le Complément de MM. Didot. Mais à l'article savoir, l'Académie dit:

«Faire à savoir, faire savoir. Il ne s'emploie guère que dans les publications, les proclamations, les affiches, etc. On fait à savoir que tels et tels héritages sont à vendre.»

Je crois que l'Académie se trompe, et que c'est assavoir, et non pas à savoir. Que fait ici cet à?

De même cette locution, je laisse à penser, est également une forme introduite par une orthographe vicieuse; et il faudrait écrire, je laisse appenser, comme dans guet appens, autrefois mal écrit guet-à-pens, pour guet appensé, c'est-à-dire longuement médité, préparé:

Je laisse appenser la vie
Que firent nos deux amis.
(La Fontaine, le Rat de ville.)

AOI. Tous les érudits qui se sont occupés de la chanson de Roland (par malheur ils ne sont pas nombreux) ont été fort embarrassés de ces lettres AOI mises en marge du manuscrit, ordinairement à la fin, parfois au milieu du couplet monorime. Ils se sont perdus en conjectures pour en trouver l'origine et le sens.

Prononcez-les conformément à la règle selon laquelle oi sonne oué, et vous reconnaîtrez tout de suite le mot anglais away, en avant! tracé d'après les lois de l'orthographe française d'alors.

Notez que le manuscrit qui a servi à l'impression appartient à la bibliothèque Bodléienne, et, suivant une apparence équivalente, ou peu s'en faut, à une certitude, a été exécuté en Angleterre.

La chanson de Roland était chantée, comme on sait, sur les champs de bataille, pour animer les soldats. C'est ainsi qu'elle le fut en 1066, à la bataille d'Hastings. Le passage du roman de Rou est célèbre:

Taillefer, qui moult bien cantoit,
Sur un roncin ki tost aloit,
Devant aus s'en aloit cantant
De Karlemaine et de Rolant,
Et d'Olivier, et des vassaus
Ki morurent a Roncevaus.

Le ménestrel chargé de cet emploi s'interrompait sans doute de temps en temps aux endroits les plus chauds, pour s'écrier: En avant! en avant! Away! away! Et l'écrivain qui a exécuté le manuscrit d'Oxford a eu soin de reproduire ce cri aux endroits consacrés, comme frère Menot et Janotus de Bragmardo cotaient, en marge de leurs sermons et harangues, les hen! hen! ornement obligé de leur éloquence tousseuse.

Cette notation des AOI est donc d'un grand prix: elle confirme l'usage mentionné dans le roman de Rou; elle révèle aussi l'âge reculé de la copie d'Oxford, qui doit être de très-peu postérieure à la conquête, c'est-à-dire, de la fin du XIe siècle ou du commencement du XIIe. Je ne voudrais pas pousser trop loin ces conjectures; mais cependant il est certain que le texte de cette chanson, tel que l'a imprimé M. Francisque Michel, offre tous les caractères d'une rédaction qui n'est pas encore définitivement arrêtée. On y rencontre le même couplet refait trois, quatre et jusqu'à cinq fois de suite. L'auteur, évidemment, essayait des rimes différentes, pour choisir la plus favorable au développement de sa pensée et à l'addition de nouveaux détails. Par exemple, le couplet où Olivier monte sur un pin pour voir les Sarrasins venir, est refait deux fois: la première, il est établi sur la rime en u; la seconde, sur la rime en é. Le couplet qui vient ensuite, où Olivier demande à Roland de sonner de son cor, offre trois rédactions différentes. La première rime en o:

Cumpains Rollans, car sunez vostre corn…

Puis, l'auteur a cru mieux réussir avec la rime en é:

Cumpainz Rollant, l'olifan car sunez…

Puis, n'étant pas encore satisfait sans doute, il essaye de la rime en an:

Cumpainz Rollant, sunez vostre olifan.
(St. 81, 82, 83.)

Le même travail se reconnaît à chaque page. Quoi donc! le temps aurait-il épargné le manuscrit original, le brouillon du poëte normand? Se serait-il amusé à nous en faire cadeau à notre insu? Le fait vaudrait la peine d'être vérifié. Il serait maintenant du plus haut intérêt de posséder un texte authentique de la rédaction définitive de ce curieux monument, le seul que je sache vraiment digne du titre d'épopée, si prodigué depuis quelques années.

Nous ne quitterons pas ce mot AOI sans faire observer qu'il existait dans la langue commune. On en retrouve des exemples: le comte de Forest, le perfide Lisiart, offre devant le roi de gager qu'il possédera la belle Euriaut, la bien-aimée de Gérard de Nevers:

Avoi, sire, che dist Gerars,
Puisque mes sires Lisiars
Velt gagier, por moi ne remaigne.
(Roman de la Violette, p. 18.)

«Allons! sire, ce dit Gérard, puisque messire Lisiard veut gager, qu'à moi ne tienne.»

Dans la partie de dés entre S. Pierre et le Jongleur, où les âmes des damnés servent d'enjeu, le Jongleur amène douze points: Allons, allons, dit S. Pierre, si Jésus n'a pitié de moi, ce dernier coup m'a perdu!

Avoi, dist S. Pierres, avoi!
Se Jhesus n'a pitie de moi,
Cis daarains cop m'a honi.
(Barbazan, II, p. 199.)

L'étymologie de cette exclamation paraît claire: avoi est pour à voie, en route! avançons! En anglais, way, chemin, est notre mot voie; l'a initial qui s'y joint dans away, n'a de sens qu'en français. Il faut donc ranger away parmi les mots qui ont passé la Manche avec Guillaume le Conquérant.


AUCUN, ALQUES. La Grammaire des grammaires parle du sens négatif de aucun, et dit qu'aucun signifie pas un; l'Académie et tous les dictionnaires s'y accordent; M. Ampère, lui-même, dit que «personne et aucun, pris dans leur sens négatif actuel…» (Formation de la langue française, p. 275).

Comment aucun pourrait-il être négatif, étant une contraction d'aliquis, qui signifie quelqu'un? car c'est d'aliquis qu'il faut le tirer, et non de l'italien alcuno. La première forme a été alques et alquans, qui se prononçaient auques, auquans,—aucuns.

L'armée de Charlemagne passe l'Èbre à la nage. Aucuns soldats, équipés de cuirasse et autres objets pesants, furent tirés au fond:

Li adubez en sunt li plus pesant;
Envers les funz s'en turnerent alquanz.
(Roland, st. 176.)

«E vindrent a la rivière de Bosor, e li alquant ki furent las i remestrent.» (Rois, I, p. 115.)—«Et lassi quidam substiterunt,» dit le texte.

Dans la chanson de Roland, alques rime avec chevauchent:

Felun paien par grant irur chevalchent.
Dist Oliver: Rollant, veez en alques.
(St. 85.)

«Les païens félons chevauchent avec grande colère. Olivier dit: Roland, voyez en aucuns.» Prononcez le ch dur, kevaukent (voy. p. 53), et vous avez une excellente rime à auques.


Alques ou auques faisait aussi l'office d'adverbe, pour rendre aliquando ou aliquantum; aucunement, un peu:

«Alches de aïe lur frai.» (Rois, III, p. 296.) Je leur ferai un peu d'aide.

Les conseillers de Jéroboam, voulant lui persuader de céder quelque chose aux représentations des chefs du peuple, lui disent:

«Sire, s'il te plaist oir lur requeste, e alches a lur volented obeir, a tus jurs les purras a tun service tenir.»

(Rois, p. 282.)

Les ambassadeurs du roi païen Marsile viennent trouver Charlemagne, et il ne peut se garder qu'ils ne le trompent un peu, aucunement:

Vinrent a Charles ki France ad en baillie,
Ne s' poet garder que alques ne l'engignent.
(Roland, st. 7.)

Aussi Roland dit à son oncle, parlant des conseillers de l'empereur, et de leurs avis touchant cette ambassade:

Loerent vous alques de legerie.
(Ibid., st. 14.)

«Ils vous ont conseillé un peu de léger.»

Dans Partonopeus, on lit cette maxime sur les chevaliers bretons:

Loial cevalier sont Breton
Et buen; mais auques sont bricon.
(Partonop., v. 7263.)

«Les Bretons sont bons et loyaux chevaliers, mais un peu mauvais sujets.» On pourrait entendre aussi: Quelques-uns, aucuns, sont mauvais sujets.

—«Ceux qui connaissent la femme, dit l'auteur de Partonopeus, prétendent que quand parfois son caprice la pousse, elle donne son amour aux pires, et ne tient nul compte des meilleurs:»

Et dient que feme a costume,
Quant ses talens auques l'alume,
Qu'al pior done ses amors,
Et ne tient nul plait des mellors.
(Partonop., v. 4834.)

Observez, en passant, que cet adverbe prend l's finale, comme faisait onqueS, oreS, mesmeS, avecqueS, etc.; enfin, tous les adverbes terminés en e muet.

Quant à cette forme d'aucuns, employée au nominatif et autorisée par l'Académie, d'aucuns ont dit, voyez-en l'explication page 340.


AVEC. Dans le livre des Rois, dans Job, dans S. Bernard, dans la chanson de Roland, dans Wace, en un mot, dans les monuments les plus anciens de la langue, on trouve o en la signification de avec.

Od est le même mot pourvu du d euphonique.

«Sire, tu serais seint od le seint (sanctus cum sancto), e od le fort parfit.»

(Rois, p. 208.)

Cet o est l'abréviation de ove, ou ovec, avec le c euphonique.

«Quomodo fuit Dominus cum domino meo?»—«Tut issi cume Deu ad esté ove tei mun seignur.» (Rois, p. 224.)—«E jo serai parfit (perfectus) ovec li.»

(Rois, p. 208.)

L'e était muet, car on a écrit avoec, qui sonnait aveu; les Picards disent encore aveu, aveu ti (avec toi). Plus tard, l'o initial s'est changé en a, comme cela n'est pas rare, et ovec est devenu avec, qui, après s'être allongé au XVe siècle en avecques, vers le milieu du XVIe s'est vu réduit successivement en avecque sans s, par conséquent sujet à l'élision; puis avecq', et enfin avec, au XVIIIe comme au XIIe: ç'a été une espèce de flux et de reflux.

Mais cet ove qui a servi de point de départ, d'où venait-il?

Remarquez d'abord que le v doit être mis sur la responsabilité des éditeurs, qui se sont permis de distinguer l'u voyelle de l'u consonne, ce que ne fait jamais aucun manuscrit. Je crois bien qu'en effet on prononçait ove, mais on écrivait oue.

Ne serait-ce pas purement et simplement une traduction de ubi86?

[86] Je me félicite de m'être rencontré sur cette étymologie avec M. Ampère. (Format. de la langue française, p. 292.) Quand je m'en suis aperçu, je n'ai pas cru devoir supprimer mon explication; mais je restitue la priorité à M. Ampère, en lui demandant la permission de m'appuyer de son autorité. M. Nodier tire avec de abusque cum.

Le sens d'avec se ramène très-bien au sens de ubi: Je suis avec toi,—ubi tu.

«Sire, tu seras seint od le seint; sanctus eris ubi erit sanctus.»

Jo, si li fals, od lui m'en cumbatrai.
(Roland, st. 280.)

«Je combattrai avec lui,»—pugnabo ubi ille.

Avec viendrait donc primitivement de ubi,—ou, ov, ove, ovec, avec, avecques, avecque, avecq', avec. Voilà par quelles formes ce mot aurait passé successivement.

Au reste, je ne connais aucune étymologie d'avec. Si quid habes melius


AYE est de deux syllabes; aïe, c'est-à-dire aide. D'adjutorium, les Italiens ont fait aiuta; d'aiuta, les Français, en syncopant encore, ont fait aye.

L'intermédiaire de l'italien est prouvé par la forme aiue, qui n'est pas rare, même au XIIIe siècle:

Aiue Dieu, dit-il, à vous je me commant.
(Les quatre fils Aymon, v. 446.)

«Aide de Dieu, dit-il, je me recommande à vous.»

Hébers, dans le Dolopathos, dit que le jeune prince Lucinien s'étant enfermé pour lire un livre de son précepteur Virgile, tout à coup poussa un grand cri, et tomba évanoui sur le pavé. Sa voix frappe d'épouvante tous ceux qui l'ont entendue: il avait bien besoin de secours:

Un cri geta si hautement,
Si orrible et si dolerex,
Que tuit cil en furent poerex,
Qui la vois en ot antendue.
Mult avoit mestier d'aiue.
(Dolopathos, p. 102.)

Le châtelain de Coucy, épris de la dame de Fayel, rêvait la nuit à sa passion. Le désespoir lui parle à une oreille; mais à l'autre, le courage et l'honneur le rassurent, et l'exhortent à persister:

Li redient tost: Sire, amés.
Certes, nous ne vous faudrons mie:
Tous jours serons en vostre aïe.
(Coucy, v. 766.)

«Tous les jours nous viendrons à votre aide.»


AÏER, aider:

… Quant ele vit Arabis si cunfundre,
A halte voix s'escrie: Aïez nus, Mahum.
(Roland, st. 266.)

«Quand elle (la reine Bramidone) voit les troupes arabes s'enfuir pêle-mêle, elle s'écrie tout haut: Aidez-nous, Mahom.»

On commença de très-bonne heure à employer aye! comme exclamation; mais il était toujours de deux syllabes:

Ay! dit il, mechant; le diable m'enchanta.
(Les quatre fils Aymon, v. 557.)
Quant Karles s'esveillia, se taint comme charbon:
Ay! dit il, maugis, tu me tiens pour bricon.
A tant esvous venus le conte Guesnelon:
Ay! franc roi, dist il, regardez ma Fachon!
(Ibid., v. 625.)

Par conséquent l'exclamation aye! aye! signifie secours! secours!

Elle n'est plus aujourd'hui que d'une syllabe, qui représente seule les cinq syllabes d'adjutorium.


BARGUIGNER; c'est, proprement, marchander. La racine est bargain, marché, que les Anglais ont pris de nous, et qu'ils conservent encore, quand nous ne l'avons plus.

Le sire de Coucy inventait chaque jour de nouvelles ruses et de nouveaux déguisements pour mettre en défaut la jalousie de Fayel, et se glisser auprès de la châtelaine. Une fois, il se présente sous les pauvres habits d'un mercier, son panier au cou, selon l'usage du temps. Il déballe sa marchandise dans une chambre basse, et tous les gens de la maison y accourent:

Et quant riens plus ne bargigna,
Sa marchandise apareilla,
Et prit son fardel a trousser.
(Ibid.)

Alors la châtelaine, feignant d'être émue de pitié, car la nuit était venue, selon le calcul des amants, et il faisait un temps affreux; la dame de Fayel ordonne à un valet de faire rester à coucher le pauvre marchand:

La dame dit a son valet:
Faites demourer sans lonc plait
Ce povre homme, marchand estragne.
Cilz respont, sans faire bargagne:
Gentilz dame, Diex le vous mire.
(Coucy, v. 6746.)

«Faites demeurer sans difficulté ce pauvre homme, marchand étranger; et Coucy, sans barguigner, répond: Madame, Dieu vous en tienne compte.»

On voit que, dès lors, on employait cette expression dans le sens figuré. Ces passages sont curieux, en ce qu'ils nous présentent le substantif et le verbe qui s'en est formé, bargagne (angl., bargain) et barguigner.

«Estagiers de Paris pueent barguignier et achater bled ou marchie de Paris…»

(Le livre des Mestiers, p. 17.)

—«Les gens domiciliés à Paris peuvent marchander et acheter du blé au marché de Paris, etc.»


COMBIEN ne vient pas de quantum, mais de deux racines françaises, comme, bien. L'on disait com ou comme, soit en prose, soit en vers, et l'on écrivait l'une et l'autre forme, selon le besoin de l'euphonie et de la mesure.

Cela se comprendra mieux par des exemples. Je les prends dans la traduction inédite des Lettres d'Abeilard, par Jean de Meun.

Abeilard fait à un ami l'histoire de sa vie. Il raconte comment, élève de Guillaume de Champeaux, il était devenu le suppléant, puis le rival, et enfin le vainqueur de son maître:

«Lors, après un pou de jours trespassez, endementiers que je tenoie illec87 l'estude de logique, de com grant envie commenca mon maistre a defaillir, et de com grant doulour a esboulir, n'est pas chose legiere a dire.»

[87] A Paris, où il était venu occuper la chaire de Guillaume de Champeaux.

Il faut prononcer congrant d'un seul mot. Quanta invidia et quanto dolore.

Quelques lignes plus bas:

«Et de tant comme l'envie de mon maistre me poursuivoit plus apertement, de tant me donnoit elle plus d'autorite, si comme dit le poete que envies assaut les souverains, et li vens soufflent les choses trop haultes.»

Dans le premier exemple, com s'unit à l'adjectif grand, comme il s'unit à bien dans combien; dans le second exemple, il ne pourrait s'unir au substantif envie, ni au verbe dit; aussi le mot reste entier, comme.

On remarquera dans ce passage l's euphonique à la fin d'envie.

Et cette double forme de l'article, l'une pour le nominatif, l'autre pour l'accusatif: «Li vens soufflent les choses trop haultes.»


COTTE VERTE. Le dernier éditeur des Contes de la reine de Navarre (j'entends le dernier en date, comme dit Courier) a commis une singulière méprise sur un passage de la quarante-quatrième nouvelle. Voici son texte:

«Les amants entrerent en un préau couvert de cerisiers, et bien clos de haies de rosiers et de groseilliers fort hauts, là où ils firent semblant d'aller abattre des amandes à un coin du préau; mais ce fut pour abattre prunes. Aussi Jacques, au lieu de baisser la cotte verte à s'amie, lui baissa la cotte rouge; en sorte que la couleur lui en vint au visage, pour s'estre trouvée surprise plus tost qu'elle ne pensoit.»

Il est évident qu'au lieu de baisser et baissa, il fallait imprimer bailler et bailla. Bailler la cotte verte à une fille, c'est la faire tomber sur l'herbe de manière à lui verdir la cotte. Les deux jeunes sylvains qui rencontrèrent Psyché se contentèrent «de voir, de courir, et rien davantage: hormis qu'ils dansèrent quelques chansons avec la suivante, lui dérobèrent quelques baisers, lui donnèrent quelques brins de thym et de marjolaine, et peut-être la cotte verte, le tout avec la plus grande honnêteté du monde.»

(Amours de Psyché, liv. II.)

L'éditeur des contes de la reine de Navarre ne peut malheureusement pas rejeter la faute sur les typographes, car il a mis à cet endroit une note exprès, où il explique que baisser la cotte verte signifie, par métaphore, abaisser les branches de l'amandier. Cependant il connaissait le sens de bailler la cotte verte, car il ajoute: «Cette expression figurée aurait un tout autre sens avec le verbe donner à la place de baisser, comme on l'a mis dans l'édition en beau langage de 1690; car donner la cotte verte à une fille, c'est la jeter sur l'herbe; et donner une cotte rouge, c'est lui ôter sa virginité.»

Cette explication est juste, hormis en un point: c'est qu'elle suppose que donner la cotte rouge soit une expression proverbiale comme l'autre; tandis que c'est une allusion créée ici par la conteuse.

Je n'ai pas sous les yeux l'édition de Gruget, que celle-ci prétend reproduire; mais, supposé qu'elle porte effectivement baisser pour bailler, c'est une fidélité trop scrupuleuse que de n'avoir pas corrigé cette faute, ou une distraction poussée bien loin que de ne l'avoir pas reconnue, surtout avec le secours du texte rajeuni.

Espérons que le prochain éditeur, s'appuyant sur la note de son devancier, sera moins timide, et, voyant qu'il s'agit d'amandes à cueillir, mettra baisser la coque verte, au lieu de la cotte. Cela s'appelle restaurer ingénieusement un passage, et c'est ainsi que petit à petit les bons auteurs vont s'améliorant entre les mains des bons éditeurs.


CROULER, GROUILLER. Crouler, qu'on écrivait jadis et mieux crouller, par deux ll, vient de l'italien crollare, et non du grec κρούω, comme le prétend Nicot. Je ne pense pas que la vieille langue eût un seul mot dérivé du grec immédiatement. Il ne faut pas prendre la ressemblance pour la preuve d'une parenté.

Crouler, verbe actif, signifie hocher, secouer, faire trembler, et s'employait aussi dans le sens neutre, comme trembler.

«E nostre sire ferrad Israel, e croller le frad si cume fait li rosels en cele riviere.» (Rois, III, p. 293.)—«Et Notre-Seigneur frappera (férira) Israël, et le fera trembler comme le roseau dans l'eau.» Le texte latin dit: Sicut moveri solet arundo in aqua.

Crouler un poirier, un prunier, c'est le secouer pour en faire tomber les fruits. Le dictionnaire de Trévoux indique cette acception, qui est la primitive. L'Académie française n'en fait pas mention, et se borne au sens neutre:—«CROULER, tomber en s'affaissant;»—qui n'est qu'un sens dérivé et une application particulière, parce que, quand la terre croule (tremble), les maisons croulent (s'affaissent). Et ainsi le sens dérivé a étouffé le primitif.

Mais les deux ll de crouller étaient mouillées, et la prononciation a donné naissance à un verbe aujourd'hui très-distinct de crouler, le verbe grouiller. Le c dur de crouler s'étant adouci en g, comme dans le mot gras, qui vient de crassus, et qu'on écrivait cras; comme dans second, qu'on écrit par un c à cause de secundus, et qu'on prononce segond par un g.

Grouiller et crouller sont absolument la même chose.

Le cheval de Vivien, près de succomber de fatigue, reprend courage et vigueur à la voix de son maître:

Baucent l'oi, si a froncie le nez;
Ainsi l'entend com s'il fust hom senez:
La teste croule, si a des piez houez…
(La Bataille d'Arlescamps.)

«Baucent l'entend, il le comprend comme s'il était une créature humaine; il secoue la tête et fouille du pied le sol.»

MADAME JOURDAIN.

«Tredame! monsieur, madame Jourdain est-elle décrépite? et la tête lui grouille-t-elle déjà?»

(Le Bourg. gent., act. III, sc. 5.)

Lui tremble-t-elle, lui croulle-t-elle déjà?

C'est l'expression italienne, crollare il capo.

§ II.
Vestiges du D ou du T euphonique dans la langue moderne.

DANS, DEDANS. La première forme était en, traduit du latin in.

La consonne nasale qui termine en étant désagréable en présente d'une voyelle, on ajoutait, pour faciliter la liaison, une S ou un T euphonique.

Les Latins avaient composé de-in pour signifier ensuite; et le sens s'y rapporte très-bien, puisque ce qui sort de dedans est à la suite. Les Français, par une traduction rigoureuse, firent de de-in, de ens; mais ils se virent obligés d'intercaler un d euphonique, pour prévenir l'hiatus pénible de la voyelle sur elle-même: De Dens; ce fut la première orthographe du mot, puis, par abréviation, dans. Il n'est donc pas étrange que, jusqu'au milieu du XVIIe siècle, dedans ait été préposition, à aussi bon droit que en, dans. Corneille, Molière et la Fontaine, pour ne citer qu'eux, l'ont ainsi employé.

Ce sont les grammairiens et les puristes peu éclairés du XVIIIe siècle qui, en contrôlant les titres et emplois de chaque mot, se sont avisés de séparer les attributions de dans et dedans. Ils ont déclaré qu'à l'avenir dans serait la préposition, et dedans l'adverbe. Cela choquait, à la vérité, l'étymologie et l'usage immémorial; de plus, on introduisait par cet arrêt quantité de solécismes dans nos grands écrivains; mais les dictateurs de la langue ne furent pas arrêtés par ces considérations, dont il est probable qu'une partie au moins leur échappait.


D'AUCUNS. Il y en a d'aucuns… Archaïsme qu'on employait encore au XVIIe siècle. Molière, dans le Malade imaginaire:—«Il y en a d'aucunes qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents.»

(Act. II, sc. 7.)

Cette façon de parler est un débris de l'ancien langage; mais l'écriture, en notant mal l'expression, l'a rendue inexplicable. Il faut restituer au verbe avoir le d euphonique attaché contre toute raison à aucun, et mettre: il y en ad aucunes…

Ensuite de cette méprise, l'usage s'est établi de commencer une phrase par ce d'aucuns: D'aucuns ont dit, ont pensé… ou bien, il en est d'aucuns… C'est commettre une faute pareille à celle de dire: Mes souliers sont pétroits, un peu pétroits, sous prétexte qu'on prononce bien trop étroits.

L'Académie ne rend point raison de cette tournure, qu'elle autorise: «Aucuns ou d'aucuns croiront que j'en suis amoureux.»


DORER. Du substantif argent on a fait argenter; pourquoi, du substantif or, faisons-nous dorer? On devrait dire orer, et c'est aussi comme on disait primitivement. Charlemagne avait fait orer et ciseler (manœuvrer) la poignée de son épée, qui, pour cette raison, et en considération de son excellente trempe, fut appelée Joyeuse:

En l'oret punt l'a faite manuvrer.
Pur cest honur et pur ceste bontet,
Li nums Joiuse à l'espee fu dunet.
(Roland, st. 179.)

La Durandal de Roland avait aussi la poignée dorée, et, de plus, garnie de reliques:

En l'oret punt asez i ad reliques:
La dent seint Pere et del sanc seint Basilie,
Et des chevels mun signor seint Denise,
Del vestement i ad seinte Marie.
(Ibid., st. 170.)

D'où est donc venu le d de dorer? Je ne puis l'expliquer que comme une consonne euphonique qu'on aura plus tard oublié de reprendre. Les paysans, et le Dubois du Misanthrope lui-même, disent dud or:

Il porte une jaquette à grands basques plissées,
Avec du d'or dessus…

On disait de même espeed orée, qui est devenu espée dorée, régulièrement, tandis que du d'or est resté un solécisme. Pour les mots comme pour les gens, il n'y a qu'heur et malheur en ce monde.


TANTE est formé d'amita, resserré en deux syllabes. La forme primitive fut ante, d'où les Anglais, qui nous ont pris les trois quarts de leur langue, gardent encore aunt.

La belle Euriaut portait dans sa parure une boucle en diamants qu'une sienne tante Margerie, en son vivant reine de Hongrie, lui avait envoyée:

Une soie ante Margerie,
Qui roine fu de Hongrie,
L'avoit envoiee.
(R. de la Violette, p. 43.)
L'ante Herbert, seror Hugun,
Aveit eissi cum nos lison.
(Benoit de Sainte-More, III, p. 137, v. 36715.)

«La tante Herbert, sœur d'Hugon.»

Or, sire, la bonne Laurence,
Vostre belle ante, mourust elle.
(Farce de Pathelin.)

«La bonne Laurence, votre belle tante.»

Le t initial est une ancienne consonne euphonique. Pour éviter la ante ou ma ante, qui eût fait un hiatus, on prononçait, quand on ne voulait pas élider, mat ante; et l'on a écrit ensuite, perdant de vue l'étymologie, ma Tante.

Bon nombre de mots se trouvent ainsi transformés, ou plutôt créés, par une erreur d'orthographe. Nous avons, par exemple, mie, qui n'a jamais existé. On disait, avec élision, m' amie, et non pas ridiculement mon amie, comme nous faisons, joignant à un substantif féminin un pronom masculin. Des ignorants (c'est toujours la majorité) s'avisèrent d'écrire ma mie; il n'en fallut pas davantage: le barbarisme fut adopté. L'Académie l'enregistra sans conteste, et l'édition de 1835 consacre le mot mie par cet exemple: Ma mie, sa douce mie. L'Académie ne devrait pas peut-être puiser ses autorités dans les chansons de l'abbé de l'Attaignant.

Jean-Jacques, se conformant à l'usage reçu, a écrit: cette vieille mie. Il fallait signaler son erreur, et non pas l'ériger en loi. Voilà comme les langues se déforment.

Pourquoi n'a-t-on pas aussi créé mour, puisqu'on dit m' amour, et qu'on peut écrire ma mour comme ma mie? C'est une inconséquence.


CHAPE-CHUTE est chape tombée. Chercher, trouver chape-chute, c'est chercher, trouver quelque bonne aubaine fortuite, comme de celui qui trouverait une chape tombée sur la grande route. L'expression, comme on voit, remonte au temps où la chape était le vêtement commun de tout le monde:

Un villageois avait à l'écart son logis;
Messer loup attendait chape-chute à la porte.
(La Fontaine, liv. IV, fab. 16.)

Il s'est pris aussi, mais abusivement, dans le sens d'une mésaventure: Vous trouverez quelque chape-chute à quoi vous ne vous attendez point. Madame de Sévigné prédit que son fils «trouvera quelque chape-chute, et à force de s'exposer aura son fait.»—Madame de Sévigné pensait alors à l'histoire du loup de la Fontaine, qui rencontra une mauvaise aubaine au lieu de la bonne, de la chape-chute qu'il espérait; elle a confondu et mal appliqué l'expression, faute de la bien comprendre.

Cependant, cette fausse acception a été adoptée par l'Académie: «Chercher chape-chute, trouver chape-chute, signifient aussi chercher ou trouver quelque aventure désagréable, fâcheuse.» On peut trouver ces sortes d'aventures, mais on ne les cherche guère. L'Académie s'est ici fourvoyée sur les pas de la seule madame de Sévigné, dont elle aurait dû rectifier l'erreur.

Cette expression, chape-chute, rend témoignage de la bonne coutume où l'on était, en parlant, de terminer le participe passé par un T euphonique. On disait: chut, crut, lut; et au féminin, chute, crute, lute (voy. p. 113 et 114):

«Quiconques a achaté le mestier de regraterie de pain a Paris, il puet vendre poisson de mer, char cuite, sel a mine et a boisseau, et poire, et toute autre maniere de fruit cruT en regne de France, aus, oignons, etc.»

(Livre des Mestiers, p. 32.)

«De fruit qui a crû au royaume de France.»

Le châtelain de Fayel vient de révéler à sa femme la nature de l'horrible mets qu'on lui a servi, à elle seule. En femme sensée, dit le poëte, elle refuse d'abord d'ajouter foi à son mari: le sire de Coucy est en terre sainte; il y a deux ans qu'il n'a paru dans la contrée. Alors, pour la convaincre et sans daigner lui répondre directement, le cruel époux demande à un valet le petit coffre pris à Gobert, le messager du pauvre défunt, où sont contenues les tresses de cheveux de la châtelaine, et cette lettre pathétique, dernier adieu de Coucy, daté de son lit de mort. Toute cette scène est très-belle:

Li sires88 a son valet a dit:
Baille moi ce coffre petit.
Maintenant li ferai savoir
Se je li dis menchonge ou voir.
Li vallés le coffre d'argent
Li baillerent; et il le prent,
Et l'a devant la dame ouvert;
Les traices li monstre en apert,
Et pois la lettre desploia,
De chief en chief lute li a;
Puis li a le seel monstré,
Et après li a demandé:
Connoissies vous ces armes cy?
C'est dou chastelain de Coucy.
(Rom. de Coucy, v. 8061.)

[88] Sans tenir compte de l's caractéristique du nominatif. C'est pourquoi elle a fini par disparaître de l'écriture.

Sauf trois ou quatre expressions vieillies, voir pour vrai; en apert, à découvert; de chief en chief, c'est-à-dire, de point en point, d'un bout à l'autre; seel, cachet; ces vers, écrits au XIIIe siècle, sembleraient dater d'hier. Le vif sentiment de la vérité met à la bouche un langage toujours intelligible et touchant: c'est l'éloquence. Le roman dou chastelain de Coucy est une des œuvres les plus remarquables de la littérature du moyen âge. Il est fâcheux que l'auteur ait cru devoir cacher son nom dans une énigme qui jusqu'ici n'a point trouvé d'Œdipe89.

[89] Voyez les derniers vers du poëme.

Cette observation se rattache à la règle du t euphonique, dont elle confirme l'usage. J'ajouterai un troisième exemple.

Turold, en décrivant l'affreuse tempête qui présage la mort de Roland, à Roncevaux, dit que les foudres tombent menu et souvent. Cette expression ne pourrait, à cause de l'hiatus, entrer dans un vers moderne. Cet hiatus n'embarrasse nullement le vieux poëte:

Chiedent li fuldres e menuT et souvent.

Et en effet, ce t euphonique est celui de minutus, comme tout à l'heure c'était celui de lectus90.

[90] Il faut tirer le t de chute, du barbarisme cadutus, qui serait le participe régulier de cado, et qui, apparemment, se disait dans le peuple, puisqu'il est resté en italien: caduto. Au reste, la forme grammaticale et la populaire sont toutes deux représentées en français et en italien par cas et chute, caso et caduta.

Remarquez le d intercalé dans chiedent. Ché-oir faisait régulièrement ché-ent; mais pour éviter, même à l'intérieur d'un mot, le concours de ces deux e, on glisse entre deux un d: chédent li fuldres. C'est le d du radical: Cadunt fulmina.

J'ai tenté de montrer l'emploi des consonnes intercalaires d'un mot à un autre; mais il y aurait à faire de grandes recherches sur l'introduction de ces consonnes dans le corps des mots. Ce serait, je crois, une des plus abondantes sources d'étymologies. Il faudrait prendre l'euphonie pour guide principal, et apporter dans cette étude une circonspection, une délicatesse extrêmes. Ainsi l'hiatus qui blessait dans chéent, ne blessait pas dans chéoir, caoir; pourquoi? C'est que l'hiatus peut être doux entre deux voyelles différentes, et qu'il est toujours pénible quand la voyelle rebondit sur elle-même.

DAME!

L'Académie dit que cette exclamation est populaire; mais elle n'en explique pas le sens, et donne à penser que ce sens est le même que dans le substantif féminin une dame. Il n'en est rien,

Dame est la traduction primitive de Dominus. Dame Dieu, c'est Dominus Deus. La première orthographe est même Damne. C'est ainsi que ce mot se présente dans la chanson de Roland:

Respont Rollans: Ne placet Damne Deu
Que mi parent pur mei seient blasmet.
(Roland, st. 62.)

«Ne plaise au Seigneur Dieu,» etc.

Il est sire et dame du nostre.
(Barb., III, 44.)

Charlemagne, combattant les Sarrasins et voyant baisser le soleil, met pied à terre dans un pré, s'agenouille, et demande à Dieu de renouveler en sa faveur le miracle de Josué, pour avoir le temps de compléter sa victoire:

Ce mot est écrit dans d'autres passages, conformément à la prononciation primitive, dane et danne.

Vidame est vice dominus, comme viroy ou visroy, selon l'orthographe du XVIe siècle, est le vice-roi.

Ainsi, quand on dit par exclamation, dame! cela revient à Seigneur!Ah, dame! Ah, Seigneur!

On a écrit aussi damp, en terminant par une consonne euphonique. Tout le monde connaît damp abbé, du Petit Jehan de Saintré.

Enfin, la langue avançant et se modifiant, dame a été réservé pour la traduction de domina; et pour traduire dominus, on s'est servi de dom. Les bénédictins et les chartreux prenaient le dom: dom Rivet, dom Brial, dom Bouquet.

Le don des Espagnols représente également dominus. Il a cela de particulier qu'il ne se met que devant le nom de baptême: Don Juan, don Pèdre, don Miguel. Ce serait une faute grossière de le mettre devant un nom de famille, et de dire, par exemple, don Cervantes. Il faut dire: Don Miguel de Cervantes.

Don Lope de Gusman, don Manrique de Lare,
Et don Alvar de Lune, ont un mérite rare.
(Corneille, Don Sanche, act. I, sc. 2.)

«Je ne me soucie ni de don Thomas, ni de don Martin.»

(Molière, les Fourberies de Scapin.)

Les formes de dom et damp se conservent dans plusieurs noms géographiques: Domèvre, Dommartin, Dammartin, Dampierre. C'est-à-dire: dom Èvre, dom Martin, etc.

Dame, dans le sens masculin, n'a plus qu'un asile; mais il paraît désormais impossible de l'en chasser.

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