Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation
§ VI.
DE LA TMÈSE.
La tmèse est l'opposé de la contraction: celle-ci resserre les mots, celle-là en écarte les parties pour insérer un autre mot dans l'intervalle.
On ne pratique plus la tmèse dans notre langue, mais autrefois elle y était fréquente. Cinq expressions y étaient particulièrement sujettes: senon (sinon),—vez ci, ez vous (voici),—jamais et par dans un certain sens qu'il ne pouvait avoir isolément:
«Ils ne diront jamais rien, sinon du bien.»
«Sinon de cœur.»
«Mais il y eut une autre merveille, c'est que le verger ne pouvait subsister, sinon tant que l'oiselet y viendrait chanter.»
L'exemple suivant réunit la tmèse de jamais et celle de senon.
L'époux si finement joué par Aubérée n'aurait jamais, sans le surcot, pensé de sa femme que du bien:
On disait aussi se ce non,—si cela non, sinon cela:
«Ou si vous ne consentez à cela, sinon cela, etc.»—«La ot si grant asemblée de gens, que ce ne fu se merveille non.»
Vez ci, vez la, c'est-à-dire vois ici, vois là.
Revez la, revoyez là, revoilà.
Dans les trois Bossus, la dame dit au portefaix qui vient de jeter à la rivière le cadavre du second bossu:
«Revoilà le bossu au gîte.»
Cette expression vez ci, vez la; voici, voilà, v'là; succédait déjà à une expression plus ancienne, et traduite immédiatement du latin ecce: c'est ez ou ekevos, ecce vobis:
Saint Bernard emploie toujours ekevos:
—«Ekevos ke cis vient saillanz ens montaignes et trespessanz les tertres.»
«Voici qu'il vient bondissant par les montagnes et franchissant les hauteurs.»
—«Eykevos uns bers vient, et Orianz est ses noms.»
«Voici un seigneur qui vous vient, et Oriant est son nom.»
On disait également bien ez vous:
«Voici les diables de retour.»
«Voici la foule qui grossit.»
«En ce moment voici Ganelon et Blancandrin.»
[69] As vous, comme on lit dans l'imprimé, est une faute ou de lecture ou de copiste.
Mais ce qui est bien bizarre, c'est la forme estes vous. Il faut croire qu'ayant perdu de vue l'origine de ez ou es, on l'a pris pour la seconde personne du verbe être, et l'on aura jugé mal séant de joindre cette seconde personne du singulier à un pronom au pluriel. La prétendue faute a été corrigée, comme nous en voyons corriger tous les jours70, et d'es vous s'est formé, par cette judicieuse rectification, estes vous:
[70] Par exemple, fleur d'oranger, qui s'accrédite, au lieu de fleur d'orange. Voyez ce mot dans la troisième partie.
«Voici en hâte le prévôt,» etc…
«Voici monsieur Constant, faisant tapage, et maniant une grande hache.»
Estes vous est la forme constamment employée dans le livre des Rois:
—«Estes vus Saul ki de ses cultures respairad.»
«Voici Saül qui revient de ses champs.»
Il faut observer que si la version des Rois est du XIe siècle, le manuscrit n'est que du XIIe; qu'ainsi le copiste, suivant l'usage, aura pu substituer la forme usitée de son temps à celle qu'il ne comprenait plus ou qu'il voyait tombée en désuétude. Voilà comment estes vous a pu remplacer ekevous dans le plus ancien monument de notre littérature.
Je n'ai jamais rencontré la tmèse employée sur ekevous ni estes vous.
Quant à la tmèse de voici, nous la pratiquons encore tous les jours: Vois cet homme-ci, vois ces femmes-là, c'est vois ci ou ici cet homme;—vois là ces femmes. Il faut observer pourtant une différence importante: c'est que nous avons immobilisé comme un adverbe la forme de l'impératif singulier. Même en nous adressant à plusieurs personnes, nous disons voici (vois ici); nos pères auraient dit logiquement veez-ci. Vois ci était réservé pour ne parler qu'à un seul.
PAR est aujourd'hui destitué d'un privilége important, emprunté aux coutumes de la grammaire latine. Per se joignait aux verbes, aux adjectifs, aux adverbes, pour leur communiquer la force d'un superlatif, une idée de perfection. Ainsi, permagnus, pergravis, peramarus, pour maximus, gravissimus, amarissimus.—Pernoctare, veiller la nuit entière.—Peragere, faire complétement, parachever.
Parachever a vieilli; parfournir ne se dit plus; mais nous disons encore parcourir et parfumer.
Villehardouin emploie paraller pour aller jusqu'au bout. L'empereur eût poussé sa course jusqu'à Salonique, s'il eût pu.—«Il fust paralés jusques a Salenyque, s'il peust.»
Le vieux français accordait à par, dans cette fonction, une liberté dont per ne jouissait pas en latin; c'est que par n'était pas nécessairement uni au mot auquel il communiquait sa vertu: il y avait tmèse le plus souvent.
Dans l'Adoubement Vivien, Guillaume au court nez dit à son cheval, qui va succomber de fatigue:
Parlassé, perlassus.
Peramarum exemplum.
Cor nimis peraudax, audacissimum.
De cet emploi de par ajoutant une force de superlatif, il nous reste cette locution par trop. Cela est par trop fort. Par se réunit à l'adjectif et non à l'adverbe: Nimis fortissimum, comme trop parhardi; en style actuel: par trop hardi.
«Son extérieur était trop parlaid ou par trop laid.»
Quand on ne faisait pas la tmèse, on conservait volontiers à par la forme latine:
On retrouve par en composition de quelques substantifs, où il représente cette idée d'excellence de principauté: pardon, parvis. Le pardon est le don suprême, le plus précieux de tous les dons; le parvis est le visage principal, la grande façade de l'église.
Les Anglais nous l'ont emprunté.—AMOUNT, à mont, en haut.—PARAMOUNT, lord paramount, le chef souverain; en allemand, der oberste, hœchste, au superlatif. PARAMOUR, le bien-aimé ou la bien-aimée.—Eine liebste.
Autrefois en, composé avec un verbe, s'employait par tmèse; aujourd'hui il adhère inséparablement au verbe, excepté pour le verbe aller. On prescrit de dire, s'en aller et il s'en est allé; il s'est en allé passe pour une faute. Pourquoi, puisqu'on ne dit pas il s'en est volé, il s'en est fui; mais, envolé, enfui, d'un seul mot?