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Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation

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CHAPITRE II.

Du patois des paysans de comédie.

Les poëtes comiques, Molière, Regnard, Dufresny, Dancourt, mettent dans la bouche de leurs paysans un patois qu'on n'entend plus guère qu'au théâtre. Ce n'est pas du tout, comme on serait tenté de le croire, un langage de convention, inventé pour différencier sur la scène l'homme bien élevé de l'homme rustique et sans éducation; c'est le véritable langage d'autrefois, qui était dans l'origine celui de tout le monde, qui s'est trouvé ensuite le langage des classes inférieures, parce que celui des hautes classes s'était modifié, et qui, aujourd'hui, est presque effacé même parmi le peuple, parce que le peuple finit toujours par subir plus ou moins l'influence de la classe supérieure. Il résiste longtemps; il ne cède que lentement et comme à regret; mais enfin le contact journalier, l'instinct d'imitation de ce qui paraît meilleur, produisent leur effet, et gagnent quelque chose sur l'habitude et sur la fidélité aux traditions. Pour son langage comme pour son costume, le peuple ne court pas à la mode; il y vient le dernier. Mais la mode une fois adoptée, il ne s'en veut plus séparer. Nous ne huons aujourd'hui sur les épaules du peuple que les parures de nos grands-pères.

Examinons, pour nous en convaincre, quelques traits de ce patois consacré au théâtre.

Un des plus caractéristiques est l'alliance d'un verbe au pluriel avec un pronom personnel au singulier: Je sommes pour être mariés ensemble, dit Pierrot à Charlotte (D. Juan); et Martine:

Ce n'est point à la femme à prescrire, et je sommes
Pour céder le dessus en toute chose aux hommes!

C'est ainsi qu'on parlait à la cour de Henri III. Henri Estienne note ce solécisme comme éclos au Louvre de son temps:

Pensez à vous, ô courtisans,
Qui, lourdement barbarisants,
Toujours j'allions, je venions, dites…

«Ce sont les mieux parlants qui prononcent ainsi: J'allons, je venons, je disnons, je soupons

(Du Langage français italianisé.)

Mais Henri Estienne se trompe, au moins quant aux dates. Dans sa haine contre Catherine de Médicis, haine où il entre beaucoup de fiel religionnaire, comme de protestant à catholique ultramontain et ligueur, Henri Estienne impute à la cour de Henri III tout ce qu'il peut lui imputer, juste ou non; il fait arme de tout. Pour le dire en passant, c'est là ce qui gâte ses Dialogues du langage françois italianisé, et commande de ne s'y fier qu'avec grande réserve; car l'auteur, s'il n'est de mauvaise foi, est mal instruit. Il va jusqu'à prétendre que François Ier ne pouvait souffrir les courtisans qui italianisaient. Mais au contraire: cette manie d'italianisme, que Henri Estienne fait naître sous Henri III, remonte à François Ier. On en rencontre la trace dans tous les écrits du temps, dans Marot, dans la reine de Navarre, dans les correspondances des grands personnages; et, pour ne la point voir, il faut tout le parti pris de Henri Estienne. Le roi, bien loin de s'en plaindre, était le premier à en donner l'exemple. Toutes les fautes signalées avec tant d'amertume par Henri Estienne, non-seulement François Ier les commettait en parlant, mais il les écrivait même. La substitution de l'a à l'e, de la diphthongue ou à l'o simple:

N'estes vous pas de bien grans fous
De dire chouse au lieu de chose à
De dire j'ouse au lieu de j'ose?
Et pour trois mois, dire troas moas;
Pour je fay, vay, je foas, je voas?
En la fin vous direz la guarre,
Place Maubart, frère Piarre!
(Henri Estienne, Du lang. fr. ital.)

Or, prenez la lettre de François Ier à M. de Montmorency, rapportée à la suite des lettres de sa sœur Marguerite80, vous y lirez:

[80] Lettres de la Reine de Navarre, tom. I, pag. 467.

«Le cerf nous a menés jusqu'au tartre de Dumigny… J'avons esperance qu'y fera beau temps, veu ce que disent les estoiles, que j'avons eu le loysir de voir… Perot s'en est fouy, qui ne s'est ousé trouver devant moy…»

Ne voilà-t-il pas de quoi autoriser le langage de Martine, de Charlotte et de Piarrot:—«Par ma fi, Piarrot, il faut que j'aille voir un peu ça.—Tu dis, Piarrot?…—Je me romps le cou à t'aller dénicher des marles… etc.»

Nous commettons tous les jours cette faute de joindre un pluriel avec un singulier, et personne n'y prend garde, tant l'habitude excuse toutes choses. La seule différence est que nous avons retourné le solécisme de François Ier: c'est aujourd'hui le pronom que nous mettons au pluriel, avec le verbe au singulier. Le sentiment de la dignité personnelle est dans ces derniers temps monté si haut, que personne ne parle plus de soi qu'en disant avec emphase, nous, comme le roi. C'est une manière d'éviter le je, qui est, dit-on, odieux; ce nous solennel jusqu'au ridicule est-il plus modeste? Mais comme il faut que la grammaire retrouve toujours son compte, et qu'en définitive nous ne sommes qu'un, on laisse le participe au singulier. «Dans ce drame que nous donnons au public, nous nous sommes efforcénous nous sommes affranchi81…»

[81] Une autre formule de modestie raffinée consiste à parler de soi constamment à la troisième personne. Cela déguise et dissimule tout à fait la première:—«Celui qui écrit ces lignes… l'auteur de ce drame ne serait pas digne de suivre de si grands exemples: IL se taira, LUI, devant la critique… IL sent combien IL est peu de chose, LUI… IL se sait responsable, et ne veut pas que la foule puisse lui demander compte un jour de ce qu'IL lui aura enseigné… IL fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet…» Dans toutes ces phrases, le je serait choquant; il et lui passent inaperçus.

Les poëtes comiques ne se bornent pas à marier le singulier et le pluriel, ainsi qu'on faisait dans la docte cour du Père des lettres; ils donnent à cette première personne du pluriel une forme qu'elle n'a plus. Au lieu de Nous avons, aurions, dirons, c'est Nous avommes, auriomes, dirommes.

PIERROT.

«Tout gros monsieur qu'il est, il serait, parmafiqué, nayé, si je n'aviomme été là.»

(D. Juan, act. II, sc. 1.)

On ne saurait mieux parler, ni d'une façon plus conforme à l'étymologie et à l'ancien usage.

En effet, observez que l'm caractérise en latin cette première personne: Habemus, habebamus, amamus, audimus, vidissemus, etc. L'orthographe primitive conservait cette m. Reportez vos regards vers l'origine de la langue française; comment parlait-on à la fin du XIe siècle?

—«Respundirent ces de Jabes: Dune nus respit set jurs: manderum nostre estre a tuz ces de Israel. Si poum aver rescusse, nus l'attenderum; si nun, nus nus renderum

(Ier livre des Rois, p. 36.)

«Répondirent ceux de Jabès: Donne-nous répit sept jours; (nous) manderons notre position à ceux d'Israël. Si (nous) pouvons avoir rescousse, nous les attendrons; sinon, nous nous rendrons.»

Cette m finale suivie d'une consonne était muette, et de là vient qu'on prononce nous manderons, attendrons; mais, suivie d'une voyelle, elle sonnait, par exemple dans ce verset:

«Le matin a vus vendrum, e en vostre merci nus mettrum

(Rois, p. 37.)

Il fallait prononcer «vendrome, et en votre merci nous mettrons

Le traître Ganelon, ambassadeur de Charlemagne, se présente à Saragosse devant le roi sarrasin Marsile,

Et dist al rei: Salvez seiez de Deu
Li glorius que devum aurer.
(Roland, st. 32.)

Lisez: Et dit au rei: Sauvez seiez de Deu li gloriou que devome aourer. Quem debemus a(d)orare.

Dans un autre passage, Marsile et ses courtisans conspirent l'assassinat de Roland, n'importe par quel moyen ni à quel prix:

[82] Les éditeurs ont mal à propos écrit averiumes, prenant sur eux cette distinction, qui n'existe dans aucun manuscrit, de l'u voyelle et de l'u consonne. La mesure démontre que c'est ici l'u voyelle qu'il faut prendre. En mettant averiumes, le vers est faux.

Aurioumes, auriomes, aurions.

—Qu'en avez fait? ce dit Fromons li viez?
—Sire, en ce bois l'avonmes nous laissié.
(Garin, t. II, p. 243.)

—«Se nous demenomes ensi li uns les aultres et alomes rancunant, bien voi que nous reperdrons toute la tiere, et nous meismes seromes perdu.»

(Villehard., p. 199.)

La troisième personne du pluriel a pour caractéristique l'n:

Franceis sunt bon, si ferrunt vassalment.
(Roland, st. 83.)

Ferront, par syncope pour feriront; les Français sont bons, dit Roland; ils frapperont en braves.

Mais cette troisième personne aujourd'hui ne se termine plus en ont, excepté au futur; aux autres temps l'e muet a remplacé l'o; ils aiment, ils appellent, etc. Il y avait jadis plus d'uniformité:

PIERROT.

«Allons, Lucas, ç'ai-je dit, tu vois bian qu'ils nous appelont!… Que d'histoires et d'engingorniaux boutont ces messieux-là!… Jarni, v'là où l'on voit les gens qui aimont!…»

(Don Juan, act. II, sc. 1.)

Je retrouve également cette forme dans la traduction du livre de Job, faite au commencement du XIIe siècle:—«Li Caldeu… envaïrent les chamoz, si les enmenont

(P. 501.)
Un duc i ot, qu'apelont Fauseron.
(La Desconfite de Roncevaux, introd. du Roland, p. 55.)

«Il y eut un duc qu'ils appellent Fauseron.»

Cette forme dérive manifestement de la forme latine en unt: legunt, audiunt, faciunt. On disait ils font, et, par analogie, ils lisont, ils entendont. L'esprit humain tend toujours à la simplicité, à l'unité. Comme nos pères avaient regardé la seconde déclinaison latine pour régler sur elle leurs substantifs masculins, mettant une s au singulier (dominus) et l'ôtant au pluriel (domini) peut-être avaient-ils choisi de même la conjugaison en ere, ire, pour modèle de la leur.


Aucune consonne finale ne sonnait sur la voyelle précédente, mais elle était réservée pour sonner sur la suivante, s'il y avait lieu. Ainsi Pierrot parle aussi correctement que sensément lorsqu'il dit à Charlotte:

«Je te dis toujou la même chose, parce que c'est toujou la même chose. Et si ce n'était pas toujou la même chose, je ne te dirais pas toujou la même chose.»

(Molière, Don Juan.)

Par la même raison, entonnoi est très-bien prononcé pour entonnoirs.—«Ils avont itou d'autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes.»

(Ibid.)

Entonnois est comme refretois (refectoires), dans ce passage de la Cour de Paradis, où le bon Dieu, voulant convoquer une assemblée générale des saints, leur envoie comme huissiers saint Simon et saint Jude: Allez, leur dit-il,

Alez m'en tost par ces destrois,
Par chambres et par refretois;
Semonez-moi et sains et saintes.
(Barb., I, p. 202.)

Vous avez vu que la notation en sonnait toujours comme dans menteur, et jamais comme nous la faisons sonner aujourd'hui dans je viens et les noms propres Vienne, Ardennes, Gien, Agen. Vous ne serez donc pas surpris d'entendre les paysans du théâtre vous dire: Hé bian!—Je revians tout à l'heure.—Ça n'est rian!—J'en avons vu bian d'autres!

(D. Juan.)

Vous avez vu également que cette notation ui avait été inventée pour altérer la valeur originelle de ce caractère u, qui sonnait ou, comme en latin;—que d'abord ui sonna u, et plus tard i, toujours par un son simple.

Appliquez cette règle aux mots lui, je suis, je puis, et puis: vous approuverez nécessairement le peuple qui dit pisque, et pis; et Charlotte disant à Pierrot:—«Que veux-tu que j'y fasse? C'est mon himeur, et je ne me pis refondre.—Enfin, je t'aime tout autant que je pis!—Je vous sis bian obligée, si ça est.»

Et Pierrot disant à Charlotte:

«Ignia pas jusqu'aux souliers qui n'en soyont tout farcis (de rubans), depis un bout jusqu'à l'autre!…»

«Regarde la grosse Thomasse, comme alle est assotée du jeune Robin! Alle est toujou autour de li à l'agacer… toujou alle li fait queuque niche, ou li baille queuque taloche en passant…»

Vous dites encore, avec une réticence: Queu diable! pour quel diable!… absolument comme dit Pierrot: «Morgué! queu mal te fais-je?» (Voy. p. 54 et suiv.)


Vous avez été averti que oi sonnait jadis oué; que les Français avaient été successivement les Fransoués, puis les Francés; c'est pourquoi il est bon, aujourd'hui qu'ils sont devenus les Français, d'écrire leur nom par ai, en dépit des gens qui, pour ce fait, vilipendent encore tous les jours monsieur de Voltaire, comme ils l'appellent très-malignement.

Moi, foi, roi, étaient donc prononcés moué, foué, roué, en un monosyllabe très-bref.

Le son ouvert de cet oi est un des griefs de Henri Estienne contre les seigneurs de son temps, qui prononçaient troas moas, je voas. Pierrot avait pris d'eux cette mauvaise prononciation:

CHARLOTTE.

«Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine: si je sis madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.

PIERROT.

«Ventreguienne! je gny en porterai jamais, quand tu m'en payerois deux fouas autant!» (Don Juan.)

Mais pour cette fouas il faut pardonner à Pierrot, car sa cause est la nôtre; et nous ne saurions le condamner sans nous enfermer dans le même arrêt.

Que reste-t-il encore? Certaines syncopes hardies.

CHARLOTTE.

«Je vous dis qu'ous vous teigniez!… Parce qu'ous êtes monsieu!…»

C'est encore un emprunt au langage de la cour de François Ier, qui disait sans façon, a'vous, sa'vous, pour avez-vous, savez-vous. La reine de Navarre ne s'est point fait scrupule d'user de cette syncope dans ses poésies mystiques, et Théodore de Bèze l'autorise par une règle expresse. (Voy. p. 225 et 226.) Ayant pour elle ces graves autorités, Charlotte ne peut être inquiétée pour son style.

Ce n'est pas la peine de s'arrêter à ces formes, je lairai, je donrai, pour je laisserai, je donnerai:

Compère Guilleri,
Te lairras-tu mouri?
(Chanson populaire.)

«Les valets n'aiment pas les bijoux; ils préfèrent l'argent sec. Hé bien! je lui donnerai quinze sous.»

Sur ce futur syncopé, voyez pages 210-213.

Ces mauvaises liaisons, on z'a, on z'entra, sont également expliquées au chapitre des consonnes euphoniques:—«Uns entrad n'ad gaires el paveillom le rei, pur li ocire.» (Rois, p. 104)—«On entra naguère au pavillon du roi, pour le tuer.»


AVEC Z'UN. Dans un vaudeville de Désaugiers, une servante souhaitant la bonne fête à son maître: Acceptez ce rasoir, lui dit-elle, avec z'un cuir. On rit; il n'y a pas tant de quoi rire: Madelon prononce conformément à l'ancienne orthographe: Avecques un cuir. (Voy. p. 102.)

D'autres locutions, aujourd'hui condamnées, se trouvent dans les meilleurs écrivains du moyen âge, par exemple, tant seulement:

«Se nous sommes chi tant seulement cinq jours sans autre secours de viande, grant mervelle iert se nous ne sommes tous morz.»

(Villeh., p. 201.)

«Si nous restons ici seulement cinq jours sans autre secours de subsistance, c'est grand merveille si nous ne sommes tous morts.»

En un mot, et pour conclure, le patois des paysans de théâtre n'est autre chose que l'ancienne langue populaire, c'est-à-dire, la véritable langue française, notre langue primitive, qui s'est déposée au fond de la société, et y demeure immobile. C'est de la vase, disent avec dédain les modernes. Il est vrai; mais cette vase contient de l'or, beaucoup d'or.

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