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Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation

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CHAPITRE VII.

Suite des observations détachées.—Fleur d'orange et fleur d'oranger.—Flou.—Fonts baptismaux.—Il, li.—Illec, léans, céans.—Lésine ou Alesine.—Mystères; de quelques finesses de versification que l'on croit modernes.—OGIER LE DANOIS.—Orgues et ogres.—Où.—Par, parmi.

FLEUR D'ORANGE.

De tout temps on a dit, en bon français, de la fleur d'orange.

Malherbe écrit à son ami Peiresc:

«Selon ma coutume, je vous importune: je vous prie de me faire le bien de m'envoyer une bouteille d'huile de fleur d'orange

(Lettres, p. 24.)

«Et, à propos de cela, souvenez-vous de la fleur d'orange, je vous en supplie, monsieur.»

(Ibid., p. 30.)

Cette expression revient encore cinq ou six fois.

La cour de Louis XIV, qui passe pour avoir su le français, disait de la fleur d'orange.

«J'aime nos Bretons: ils sentent un peu le vin, mais votre fleur d'orange ne cache pas de si bons cœurs.»

(Mad. de Sévigné, lett. 179.)

Voltaire dit fleur d'orange:—«Je crois, ma foi, être dans la boutique d'un parfumeur; je suis empuanté d'odeur d'eau de fleur d'orange

(Les Originaux, act. II, sc. 8.)

C'est de nos jours seulement qu'on s'est avisé de raffiner sur cette expression, et d'y vouloir substituer fleur d'oranger. Fleur d'orange, sans égard pour les autorités qui le protégeaient, a été déclaré ridicule, absurde, à l'usage des sots. «Quiconque, dit spirituellement l'auteur des Nouvelles remarques sur la langue française, quiconque a trouvé des fleurs sur une orange, a le droit de parler de fleur d'orange. Mais on ne rencontre guère de pareilles fleurs qu'au jardin des Olives. On rencontre probablement aussi en ce lieu des fleurs de poires, des fleurs d'abricots; mais partout ailleurs ce sont les oliviers, les poiriers et les abricotiers qui portent des fleurs.»

(T. II, p. 239.)

La raillerie est vive et impitoyable, comme d'un homme dix fois sûr de son fait. On croirait entendre M. Nodier en personne.

Quoique je n'aie jamais cueilli de fleurs sur une orange, je ne laisserai pas de continuer à dire de la fleur d'orange, et même j'essayerai de défendre cette expression. Je n'hésite point à me ranger du parti le plus faible contre le plus fort, c'est-à-dire, avec les anciens contre les modernes; avec Malherbe, Voltaire et madame de Sévigné, contre M. Francis Wey.

Avant tout, je prendrai la liberté de faire observer à nos savants critiques que, dans cette locution fleur d'orange, il ne s'agit pas de la fleur, mais du fleur; que fleur ici ne traduit pas florem, mais odorem.

«Les loups reconnoissant au fleur celui qui les a supplantez, tous d'un commun accord le devorent.»

(PASQUIER, Recherches, VIII, chap. 15.)

Flairer, c'est aspirer une odeur; fleurer, c'est au contraire l'exhaler: témoin, dans le Malade, M. Fleurant, apothicaire.

L'article féminin la ne s'unit pas à fleur; il représente le mot eau, supprimé par ellipse. De la fleur d'orange, c'est de l'eau de fleur ou de senteur d'orange.

Voilà nos motifs pour maintenir la fleur d'orange. A quoi j'ose ajouter qu'il faut toujours y regarder à deux fois avant de condamner avec cette hauteur une locution qui a pour elle un long et universel usage, et tous les écrivains du XVIIe siècle.

On courrait beaucoup moins de risque à soutenir que fleur d'oranger est dû au purisme affecté et mal instruit du XIXe, et qu'il faut laisser l'exactitude de cette expression aux pharmaciens, qui distillent effectivement des fleurs d'oranger. Leur pensée se reporte à ce qu'ils mettent dans leur alambic, et la nôtre, au fleur de ce qui en sort.

Nos pères, en général, connaissaient mieux que nous la propriété des mots; ils savaient très-bien dire fleur d'oranger où cela était nécessaire; par exemple, dans ce passage de Rabelais: «Les truyes, en leur gesine, ne sont nourries que de fleurs d'orangiers

(Pantagruel, IV, 7.)

Il serait trop singulier qu'il eût fallu attendre jusqu'en 1845 à s'apercevoir que les oranges ne portent point de fleurs!

L'Académie ne donne point le substantif masculin fleur. Elle autorise de la fleur d'orange, et même bouquet de fleur d'orange; en quoi elle ne paraît pas avoir autant de raison, car ici fleur signifie nécessairement florem. Ce qui aura déterminé l'Académie, c'est apparemment cet endroit de Corneille:

Le cinquième (bateau) était grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portait un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade et d'orange.
(Le Menteur, I, 5.)

Corneille a cru qu'il pouvait dire un bouquet d'orange, comme un bouquet de grenade, et non de grenadier; de jasmin, et non de jasminier. En effet, l'analogie l'excuse.

Je ne vois pas ce qu'a de choquant jardin des Olives. Il paraît aussi loisible de désigner un jardin par le nom des fruits ou des fleurs que par celui des arbres à fleurs ou fruits. Jardin des roses est aussi bien et même mieux dit que jardin des rosiers.

Mais, outre cette raison, il en existe une autre; c'est que le mot olivier est récent, et qu'autrefois olive était le nom commun à l'arbre et à son fruit:

«Le roi Marsile le brave est à Saragosse; il est assis sous un olivier pour se rafraîchir.»

Blancandrin lui conseille d'envoyer à Charlemagne, au siége de Cordes, des ambassadeurs portant des branches d'olivier:

El seje a Cordes porrez Kallon trover;
Branches d'olive devez o vos porter.
(Ibid., XLVIII.)
Branches d'olives en vos mains porterez.
(Roland, st. 5.)

Ces exemples doivent suffire pour apaiser les scrupules de ceux qu'alarmerait la censure de M. F. W. Jardin des Olives est aussi bon que fleur d'orange. Il est possible même qu'oranger soit moderne comme olivier, et qu'orange ait servi, comme olive, à nommer l'arbre. Cela justifierait jusqu'aux bouquets d'orange de Corneille et de l'Académie.

Enfin, l'auteur des Observations blâme l'Académie d'avoir expliqué fleurer par répandre une odeur; M. F. W. trouve la définition incomplète, et veut répandre une bonne odeur. Il oublie que s'il y a des fleurs qui sentent bon, il y en a qui sentent mauvais; tout n'est pas rose, violette ou tubéreuse, témoin la couronne impériale, l'assa fœtida et le géranium puant.

La réserve de l'Académie est donc tout à fait louable; M. W. a contre son opinion Molière et Regnier: Molière, dans le nom de ce M. Fleurant; Regnier, dans le portrait du pédant, si admiré de Boileau:

Il ne faut pas imputer à l'Académie des torts imaginaires.

FLOU.

C'est l'ancienne prononciation du mot fleur, qu'on écrivait flur.

L'escut li fraint ki est ad or e a flur.
(Roland, passim.)

Ad or et a flou,—orné d'or et de fleurs ciselées.

L'r final se réservait à sonner devant une voyelle, par exemple, dans le diminutif flourette et dans le verbe flourir.

Un tableau flou, peindre flou ou à flou, un pinceau flou; dans toutes ces locutions techniques, flou signifie fleur, pris en manière d'adverbe. C'est peindre tendre et délicat comme une fleur, un pinceau-fleur, etc…

Saint Flou, évêque d'Orléans, est, dans le martyrologe de Corbie, sous le nom de sanctus Flosculus; c'est saint Flour, comme celui d'Auvergne.

De flou est venu flouet, toujours en suivant la même métaphore:

Damoiselle belette, au corps long et flouet,
Entra dans un grenier par un trou fort étreit.
(LA FONTAINE.)

«Voilà de mes damoiseaux flouets!» s'écrie Harpagon. Flouet est la bonne prononciation, et non fluet, comme l'on dit à présent. Trévoux dérive cet adjectif de fluxæ et non firmæ sanitatis, ridiculement. C'est chercher midi à quatorze heures.

Le flou d'une médaille ou la fleur de coin, c'est la même chose. On entend par ce mot une conservation si parfaite de la médaille, que le poli du coin s'y fait encore apercevoir. Fruste, au contraire, signifie effacé.

«Diognète sait d'une médaille le fruste, le flou et la fleur de coin.» (La Bruyère, de la Mode.) Les deux dernières expressions font double emploi. Quelques éditions écrivent mal à propos le feloux.

FONTS BAPTISMAUX.

L'Académie donne FONTS, pour un substantif masculin pluriel; ce qui suppose qu'il n'a pas de singulier. C'est un substantif féminin, et il a un singulier.

Font est l'abrégé de fontaine. Pour réfuter l'Académie, il suffit de rappeler les noms propres d'homme et de lieu:

De Bellefonds, la Font, de Lafont, Fontenelle.—La Chaude-Font, parce qu'il s'y trouve une source thermale. Les dictionnaires géographiques écrivent la Chaux-de-Font, ce qui n'offre aucun sens.

«Eve de Funtaine i aparut… si la levad (l'église) de Funz et de baptisterie.»

(Rois, p. 207.)

Mais pourquoi dit-on fonts baptismaux? C'est ce qui a trompé l'Académie. En voici la raison: baptismal, comme venant d'un adjectif latin en is, baptismalis, n'a qu'une terminaison pour les deux genres. Fonts baptismaux est aussi bien du féminin que lettres royaux, marchandises loyaulx, vierge royau. (Voyez p. 226-228.)

IL, LI.

Du pronom latin ille, nos pères se firent, en le partageant, un pronom, il, et un article, le, ou plutôt li, par la règle qui changeait l'e du latin en i français.

Li, dans le principe, dut servir pour tous les cas et tous les genres, au singulier; on fit pour le pluriel les, dans les mêmes conditions. Les est la dernière syllabe d'illas. L'a final se changeait régulièrement en e.

On a prétendu établir aussi des déclinaisons mobiles de l'article: Fallot en assigne jusqu'à vingt-cinq formes. Il n'y avait pas plus de ces déclinaisons pour l'article que pour les substantifs.

LI au masculin est assez connu:

Quant li vilain les vit venir,
Li sanc li commence a fremir.
(Le Vilain Mire.)

LI au féminin.

Je vaincrai dans le tournoi, dit Partonopeus; car il est impossible que j'y sois fatigué: rien que de penser à elle (d'elle) rafraîchira toujours mes forces:

Certes, je vaincrai le tornoi,
Car il ne porroit estre pas
Que gi fusse vencus ne las,
Ne m'eust sempres rafresci.
(Partonop., v. 7540.)
Dormoit Urrake empres disner,
Et Persewis ensemble od li.
(Ibid., v. 7606.)

«Urraque dormait toujours après dîner, et Persewis avec elle.»

Une dame, éprise du sire de Coucy, révèle à Fayel toute l'intrigue de sa femme. Fayel refuse d'abord d'en rien croire:

Je ne porroie croire
Que ceste parole fust voire,
Ne que ma femme me fesist,
Car je croy qu'onques Dieu ne fist
Ne meillour de li, ne plus sage;
N'onques ne pensa tel folage
Que vous cy de li me contés.
(Coucy, v. 4200.)

Les composés étaient aussi féminins, comme celui.

Fayel ayant de ses yeux vu l'infidélité de sa femme, finit par en être convaincu. Coucy, pour venger sa maîtresse, attire dans un rendez-vous la perfide dénonciatrice de ses amours; et quand celle-ci, aveuglée de passion, se rend à discrétion, Coucy la rebute avec mépris, et lui fait cette harangue un peu rude:

Dame, or esgardez:
Il ne demeure pas en vous
Que vostre mari ne soit cous.
Vous li estes de pute foi;
Et pour itant je vous chastoy
Que jamais ne voeillies mesdire
De celui ou mains a a dire
Qu'il n'at en vous, folle musarde!
(Coucy, v. 5780.)

«Regardez, madame: il ne tient pas à vous que votre mari ne soit cocu. Vous lui êtes de laide foi; que ceci vous apprenne à ne jamais médire de celle en qui il y a moins à dire qu'en vous, folle, musarde!»

Au quatrième vers, li est pour à lui, masculin; et au septième, celui désigne la dame de Fayel.

LES est demeuré commun pour les deux genres; ainsi nous sommes sur ce point dispensés de toute démonstration. Mais de ce fait il y a une induction à tirer: pourquoi aurait-on établi les invariable, et li variable? Quelle nécessité d'avoir des terminaisons mobiles au singulier, quand on s'en passait au pluriel?

Cependant, on rencontre pour le singulier les formes la, lo, le. D'où viennent-elles, sinon de l'imitation du latin?

Je l'accorde, mais en quel sens? Qu'il y avait un système constitué pour la déclinaison de l'article avec les terminaisons du latin; le système dont MM. Raynouard, Ampère, Fallot, et leurs élèves, nous présentent un tableau vaste et régulier? Nullement; et mon argument est bien simple: c'est qu'il n'est presque pas un des cas de ce tableau, si net dans la théorie, que, dans la pratique, on ne trouve confondu avec les autres. La doctrine est continuellement démentie par l'application: le est aussi féminin que li ou la:

Nus ne doit s'amie essaier;
Ki l'at, en pais le doit laissier.
(La Violette, p. 77.)
Sans congie prendre en est alé
De le cité parmi la porte.
(Ibid., p. 76.)

Voici maintenant les deux formes ensemble:

Lors li sambla et fu avieré,
Quant ot coisi la fremeté,
Et il le vit si garité,
Que li chastiaus de guerre fu.
(Ibid., p. 78.)

«Lors lui sembla et fut avis, quand il découvrit la forteresse et la vit si bien gardée, que ce fut un château de guerre.»

Lo est aussi masculin que li, qui est aussi féminin que le, qui est aussi bien nominatif ou accusatif que l'un ou l'autre. On trouve au pluriel li et les; le génitif del est commun aux deux genres pour le singulier, parce qu'il représente aussi bien de li ou de la que de lo ou de le, la dernière élidée. Le datif singulier est al, qui, sur une consonne, sonnait au, et, sur une voyelle, supposait l'élision de a la, a le, a li, a lo, comme l'on voulait. Del ost, al ost, ne sont d'aucun genre99. Aussi qu'est-il arrivé? que le mot ost, par exemple, qui est partout du féminin dans Roland et dans le livre des Rois, est passé plus tard au genre masculin, ensuite de l'équivoque de l'article100.

[99] Dans le fait, ils sont pour de la ost, à la ost. C'est encore ici l'écriture qui s'est trompée et a trompé.

[100] «S'en ala li reis e tute sa ost a Jerusalem.»

(Rois, p. 136.)

—«Lores se apruchad Joab od tute s'ost as Syriens.»

(Ibid., p. 153.)

—«E Absalon fist maistres cunestables de sa ost Amasa.»

(Ibid., p. 184.)

Ce mélange de formes, loin de prouver une déclinaison savamment organisée à la romaine, atteste au contraire l'absence de loi, et la faculté dont jouissait chaque écrivain, selon son érudition, de se reporter au latin, et d'en tirer l'article sous la forme qu'il jugeait la meilleure. Cette liberté n'avait pas l'inconvénient qu'on pourrait croire, en un temps où le latin régnait encore à côté du français, non-seulement dans les actes publics, mais jusque dans la chaire. On était toujours compris.

Je n'ai trouvé qu'un fait constant, un seul: c'est la distinction entre le nominatif et l'accusatif pluriel. Le nominatif était li, l'accusatif les.

«Li fals prophete requistrent Baal101 des le matin jesque au midi, e Helyes li cumenchad a rampodner.»—Illudebat illis Helias.

(Rois, p. 316, 317.)

[101] BAAL à l'accusatif. D'après M. Ampère, il devrait y avoir Baalim. (Voy. p. 259.)

«Li caldeu fierent les enfans ki garde sont des chamoz… Si ravissent li caldeu les chamoz…»

(Job, p. 502.)
Li adubez en sunt li plus pesant;
Envers les funz s'enturnerent alquans.
(Roland, st. 502.)

«Si comme dit le poete que envies assaut les souverains, et li vens soufflent les choses trop haultes.»

(Jean de Meun, trad. d'Abeilard.)

«Se nous demenomes ainsi li uns les altres…»—alii, alios.

(Villehard., p. 199.)

Hormis ce point, la déclinaison mobile de l'article est une invention aussi savante, aussi embrouillée et aussi chimérique que celle des noms. Je ne conseille à personne de travailler pour la comprendre, la retenir, et surtout la retrouver dans les textes. Ce serait temps et peine perdus.

IL est le pronom de la troisième personne. Jamais il ne changeait de forme:

S'en va Guidoine, il et si cumpaignons.
(La Desconfite de Roncevaux.)
Veez Lambert, franche gens honoree:
Il et belle Aude ont la paix porparlée.
(Gerars de Viane, v. 1022.)
Guidoine broche (n'a cure de sermon)
Desor un pui, il et Marsilion.
(La Desconfite de Roncevaux.)

Dans tous ces endroits, l'usage moderne substituerait à il, lui:—Lui et ses compagnons… Lui et la belle Aude, etc.

Pourquoi? Ce n'est pas assurément par considération pour la logique ou la clarté, que l'on affecte de confondre, en certains cas, le nominatif d'un pronom avec son datif; ni par égard pour l'euphonie ou les besoins de la versification, puisque lui et forme un hiatus inadmissible en vers.

Voilà donc une forme de langage supprimée, une des plus nécessaires. Le poëte moderne sera obligé de faire un long circuit pour dire, ou plutôt il ne pourra jamais dire:

S'en va Guidone, il et ses compagnons.

Pourquoi donc ce double emploi? pourquoi tantôt il, tantôt lui? Qui le sait le dise.

ILLEC.

La Fontaine, qui a sauvé tant de vieux mots, a souvent employé illec:

est sec, difficile à employer à cause de l'hiatus; illec est harmonieux, commode, et de plus a une couleur, un parfum d'antiquité dont le poëte peut tirer un excellent parti.

Illec est l'adverbe illuc transporté en français presque sans modification, car la première forme fut illuecques, qui se prononçait illeuc. Ce mot a passé par toutes les vicissitudes d'avecques: on a dit illuecques, illuecque, iluec, illecque, illec, et ce dernier même a disparu. C'est dommage!

LÉANS, CÉANS.

Deux expressions excellentes, sonores, pleines de sens, que rien ne remplace.

Léans est pour là ens, là dedans;

Céans, pour ci ens, ici dedans. L'euphonie a légèrement modifié leurs racines.

Léans se rapporte à un lieu qu'on désigne; céans marque le lieu où l'on est dans le moment où l'on parle.

Aubérée guette l'instant de la sortie d'un mari pour se glisser chez sa femme:

Et fu a un jor de marchié
Que la vielle ot bien agaitié
Que li sires n'ert pas laiens.
Et Diex, fait elle, soit Caiens!

Orgon rentrant chez lui après une absence:

Qu'est-ce qu'on fait céans? comme est-ce qu'on s'y porte?
Vous noterez que l'ange était un drôle,
Un frère Jean, novice de léans.
(LA FONTAINE, Féronde, ou le Purgatoire.)

La Fontaine emploie souvent léans et céans. Molière n'emploie que le second, l'autre était déjà trop vieux; mais céans avait toujours cours parmi la bourgeoisie. Il sied admirablement dans la bouche de madame Jourdain, de madame Pernelle, de Dorine, de Chrysalde.

Mais les rogneurs de notre langue ont décidé qu'ici et suffisaient à tout.

LÉSINE, ALESINE.

On devrait dire alesine, l'alesine; la lésine est la même faute que la Guyane, la Natolie. (Voy. p. 150 et 397.)

Alesina est, en italien, une alêne de cordonnier. A la fin du XVIe siècle, Vialardi composa une satire de l'avarice et des avares, intitulée la Compagnie de l'Alène, la Compagnia dell' Alesina. Ce livre, qui obtint un très-grand succès, fut traduit dans notre langue en 1604, et fit éclore une foule d'imitations: les Noces de la Lésine, la Contre-Lésine, etc. Le mot lésine ne remonte donc pas plus haut que le XVIe siècle. Regnier, dans sa satire du mauvais repas:

Or, durant ce festin, damoyselle famine,
Avec son nez étique et sa mourante mine,
Faisoit un beau discours dessus la lézina.

C'est ainsi que toutes les éditions écrivent le dernier vers. L'étymologie commandait de mettre:

Faisoit un beau discours dessus l'alésina.

Évidemment, Regnier fait allusion au livre de Vialardi, et se sert du mot italien, qui, probablement, n'avait pas encore été francisé en lésine. On aurait dû dire alesine, comme on avait fait par syncope alesne. J'observerai, en passant, que Regnier se nourrissait de la lecture des ouvrages italiens; il est plein d'imitations du Caporali, du Mauro et d'autres.

Pourquoi appelait-on les avares la Compagnie de l'alêne? L'abbé Goujet dit que l'on était reçu dans la compagnie de l'alesina quand on savait bien manier l'alêne et allonger le cuir avec les dents. C'est une explication conjecturale, et imaginée évidemment d'après la locution qu'il s'agit d'expliquer. Il est probable qu'on trouverait la véritable origine de cette métaphore dans le livre de Vialardi. Je ne l'ai point vu, mais je crois pouvoir rapporter au symbole qu'il a choisi cette expression du peuple, pour dire qu'un cuisinier a été avare de beurre dans un ragoût: On y a mis du beurre avec une alêne.

Vialardi n'a point d'article dans la Biographie universelle; Ginguené n'en fait pas mention davantage. Baillet et l'abbé Goujet parlent de lui et de son livre. (Anti, in-4o, p. 368, et Biblioth. française, VIII, 134.)

MYSTÈRES.

De quelques finesses de versification que l'on croit modernes.

Quand on veut donner l'idée d'une composition grossière et barbare, on cite toujours les Mystères du moyen âge. On ne les a pas lus, mais n'importe: on les méprise de confiance. Ce sont des œuvres très-irrégulières sans doute, mais l'art n'y est pas si étranger qu'on le croit bien. Qui prendrait la peine de les examiner, y pourrait faire des découvertes intéressantes, et aussi inattendues que celui qui, en battant les broussailles, trouverait des pièces d'or.

S'attendrait-on, par exemple, à rencontrer dans un mystère la forme piquante et spirituelle du triolet, qui semble une invention de l'esprit du XVIIIe siècle? Voici un joli triolet tiré du mystère de la Passion, joué à Angers en 1482. La scène est aux noces de Cana; le vin manque:

ABIAS.
Il n'y a plus de vin es pots;
Vez-cy tres fascheuse nouvelle!
SOPHONIAS.
C'est assez pour prendre propos,
Si n'y a plus de vin es pots;
Et l'on dira que sommes sotz,
Si le maistre d'hostel appelle.
MANASSÈS.
Il n'y a plus de vin es potz;
Vez-cy tres fascheuse nouvelle!

On pourrait croire que c'est un hasard, mais nullement. L'auteur emploie la même forme quand il veut montrer que le personnage tient à son idée. Saint Pierre, pendant la nuit qui précède la Passion, vient frapper à la porte d'Anne, le grand prêtre. Il est transi de froid:

S. PIERRE.
Vous plairoit il point que j'entrasse,
Dame, par vostre courtoisie?
LA SERVANTE.
Que vous faut il?
S. PIERRE.
De vostre grace,
Vous plairoit il point que j'entrasse?
Il fait froit: si je me chauffasse?
LA SERVANTE.
Attendez la.—Cil nous ennuye!
S. PIERRE.
Vous plairoit il point que j'entrasse,
Dame, par vostre courtoisie?

Ces triolets valent, comme facture, ceux de Voltaire; ils sont peut-être de Pierre Gringoire102.

[102] Lacroix du Maine attribue ce mystère à Jean Michel, «poëte très-éloquent et scientifique docteur.» Mais Jean Michel florissait en 1486, et ce même mystère était connu dès 1402. Jean Michel n'a donc pu que le retoucher et l'étendre. Les confrères de la Passion se le transmettaient de main en main, sauf à le faire embellir par les poëtes de leur temps. Il arriva de la sorte jusqu'en 1507, époque où il fut imprimé à Paris. Il est hors de doute que Gringoire a dû y travailler en son rang. Il serait à désirer qu'on le réimprimât.

Voici un couplet de Madelaine, d'une allure leste et pimpante. Voyez comme ces vers coulent facilement! le ton est presque celui de la bonne comédie:

Cette Madelaine-là est parente de la Céliante du Glorieux; c'est la même verve et la même franchise de coquetterie.

Notre siècle se vante bien haut d'avoir porté au dernier degré le sentiment des rhythmes, les procédés de la versification, l'art d'agencer les rimes, la rapidité des vers de courte mesure, etc., etc… Je ne lui contesterai pas le mérite de la mise en pratique; mais pour celui de l'invention, c'est une autre affaire.

Si vous voulez juger combien toutes ces belles choses sont nouvelles, jetez les yeux sur cet autre couplet que le poëte met dans la bouche de Marthe. On se rappelle le caractère de Marthe dans l'Évangile: «Martha autem satagebat circa frequens ministerium.»

MARTHE.
Je me travaille et me debats
En fervente sollicitude,
Et à mesnager hault et bas
Soigneusement mets mon estude.
La vie est active et fort rude
Qui curieusement la maine;
Mais Dieu en rend beatitude
Lassus, en l'eternel domaine.
Ma sœur Madelaine,
En liesse vaine
S'esbat et pourmaine,
Chantant ses chansons;
Mon frere Lazare
Ses chiens hue et hare104,
Et souvent s'esgare
Parmy les buissons.
Ils n'ont soing en eulx
Fors d'estre joyeulx,
Et sont curieux
D'esbats et de jeulx,
A leurs volentés,
On les y soustient,
Rien ne les retient;
De Dieu ne souvient;
Fol desir les tient
En leurs voluptés.

[103] La face haute, le nez au vent. De l'espagnol cara, visage.

[104] «Harer les chiens,—Attizare i cani a la caccia,—Echar los perros tras la caça.» (Trésor des trois langues.)

Ce mot manque dans Furetière.

Il me semble que des gens qui en sont venus là n'étaient pas absolument des brutes, ni des imbéciles grotesques, tels que nous les montre Notre-Dame de Paris. A la vérité, ils n'ont pas su proclamer avec emphase l'art, les artistes, leur sacerdoce, leur mission; ni vanter leurs propres vers ciselés, profondément fouillés; ni les arabesques de leur style, ni leurs âmes saintes; ni la gloire des gargouilles, des tarasques, des campaniles, des colonnettes; ni interpréter les portails, ni appeler les cathédrales des poëmes de pierre; enfin, rien! Ils sont inconnus: c'est bien fait!

OGIER LE DANOIS.—Origine de ce surnom.

Ogier le Danois n'avait rien de commun avec le Danemark. Son père était gouverneur de la Marche, c'est-à-dire, de la frontière d'Ardène. Ogier, né dans ce pays, était donc Ogier l'Ardenois, qu'on prononçait l'Adanois (r muette, en sonnant an).

De l'Adanois on fit le Danois.

Nous avons le poëme d'Ogier l'Ardenois, par Raimbert, de Paris, qui écrivait au XIIe siècle. Ce poëme a été publié; Ogier y est à chaque instant appelé le Danois, le bon Danois, et nulle part on n'y raconte l'origine de ce surnom. Il est singulier de voir Ogier appelé dans le titre l'Ardenois, et dans le texte le Danois. Voici comment cela peut s'expliquer: La composition du poëme remonte en effet au XIIe siècle, mais le manuscrit d'après lequel on a imprimé est d'une époque beaucoup plus récente. Le copiste, par une licence très-commune, tout en respectant le titre, aura partout, dans le texte, substitué l'épithète consacrée de son temps, et devenue, pour ainsi dire, partie intégrante du nom de son héros. Rien de plus fréquent que ces altérations. Les romans des Douze Pairs sont, à cet égard, un vrai chaos, parce qu'on y retouchait continuellement.

Nous voyons de même la rue de l'Ajussiane, ou de l'Egyzziane (sainte Marie l'Égytienne), transformée en rue de la Jussienne;

L'Anatolie (pays du Levant) est devenue, sous la plume de quelques écrivains, la Natolie;

L'endemain (le jour en demain) est aujourd'hui le lendemain, avec l'article redoublé, dont personne ne s'aperçoit. Les vieux textes ne portent jamais que l'endemain:—«L'endemain, Saül partit l'ost en treis.»

(Rois, I, p. 37.)
Et l'endemain revois au bos
Si me recarche l'en le dos.
(De l'Asne et dou Chien.)

On trouve aussi Ogier de Danemarche. Le ch ayant le son dur du k (voy. p. 52), marche sonnait marke; et voilà comment l'Adane-Marche devint le Danemarck. Danemarche (Danemarke) était le cri de guerre d'Ogier:

Mult hautement Danemarche rescrie.
(Ogier, v. 12541.)

On ne peut douter de la confusion de ces épithètes, l'Ardenois, le Danois. Ogier, qui porte dans le titre du poëme celle d'Ardenois, porte presque partout dans les vers celle de Danois. Il y a pourtant quelques exceptions, par exemple au vers 1345:

Karaheus a l'Ardenois apelé:
Diva, Ogier, que as tu empensé?

Ogier, fils de Geoffroy, duc d'Ardene, avait un oncle appelé Thierry, et surnommé également d'Ardene. Or, ce Thierry reçoit, comme son neveu, tantôt l'épithète d'Ardenois, tantôt celle de Danois:

Dont point Morans et l'Ardenois Tieris.
(v. 7488.)
Dex! come i fiert Kalles de Saint Denis,
Tieris d'Ardane, Namles li vieus floris!
(v. 7460)
Et d'autre part vint li Danois Tieris.
(v. 7016.)

Une hache danoise est une hache ardenoise. Liége fut de tout temps célèbre pour ses fabriques d'armes. Les paysans réunis sous les ordres du duc d'Ardene-marche sont mal couverts, vêtus de serge, et portent chacun une hache danoise:

Tu es de Danemarche,
Des mal quvers qui se vestent de sarge;
En lors poins ont cascuns danoise hache.
(v. 4301.)
Abatus fu li Ardenois Tierris;
D'une danoise l'enversa Guielins.
(v. 7545.)

Ogier est surnommé aussi d'outre-mer.

Vers lui se torne li Danois d'ultre mer.
(v. 83.)

Cela signifie l'Adanois d'outre-Meuse. Le Danemark n'est pas plus outre-mer que la mer n'est la Meuse; mais la géographie des poëtes du moyen âge n'en savait pas si long, et n'y regardait pas de si près.

On a invoqué le celtique, l'anglais, le breton, le gaulois et le gallois pour expliquer comment l'Ardenois avait pu devenir le Danois: «ARDEN était l'équivalent de DEAN, dont les anciens Gaulois et les Bretons se servaient pour désigner une forêt: les Anglais traduisent en latin deane-forest et Arden-forest par Silva danica; ainsi, l'on disait Deanois, Danois, pour Ardenois105.» Cela est bien savant! Je crois le chemin beaucoup plus court et plus sûr en passant par la prononciation: Ardene, Adane;—l'Adanemarke, le Danemark;—l'Ardenois, l'Adanois, le Danois.

[105] Préface d'Ogier le Danois, par M. Barrois, p. 3.

ORGUES et OGRES.

Tous les dictionnaires font ce mot masculin au singulier et féminin au pluriel. Sur quoi fondés, je l'ignore; mais c'est l'usage. En sorte qu'il faut dire, pour parler correctement: C'est un des plus belles orgues que j'aie vues. Nosseigneurs de l'Académie devraient bien nous régler cette impertinente irrégularité.

Le mot orgues se rencontre dans un curieux passage de la version du livre des Rois. Le traducteur, pour éclaircir le texte de temps en temps, y intercale une glose qu'il prend dans S. Augustin, dans S. Jérôme, dans les Paralipomènes, ou ailleurs, sans autrement en prévenir que par un mot en marge: c'est ou le nom de l'auteur à qui il emprunte, ou tout simplement le mot auctoritas. C'est ce mot qui accompagne le passage en question.

David, dit le texte, dansait devant l'arche, sautant de toutes ses forces, vêtu d'un éphod de lin.

Le traducteur n'est pas encore satisfait de cette danse; il veut que David jouât en même temps de l'orgue, et même de l'orgue de Barbarie. L'explication en est si claire, qu'il n'est pas possible de le méconnaître:—«David sunout une maniere de orgenes ki esteient si aturné ke l'um les liout as espaldes celi ki 's sunout; e il si sailleit e juout devant Nostre Seigneur.»

(Rois, II, p. 141.)

«David sonnait d'une espèce d'orgues qui étaient arrangé de façon qu'on les liait aux épaules de celui qui en jouait; et il dansait et jouait ainsi devant Notre-Seigneur.»


Malheureusement le texte porte le participe aturné invariable, en sorte qu'on ne peut en induire de quel genre était le mot orgues.

Le premier orgue qui parut en France y vint en 757; c'était un présent de Constantin Copronyme à Pepin, père de Charlemagne. Cet orgue fut placé à Saint-Corneille de Compiègne. Il fallait que ce fût un orgue de Barbarie, c'est-à-dire, dont on jouait à l'aide d'une manivelle, car il n'y avait personne en France capable de toucher un orgue à clavier; et l'on ne voit point que Constantin eût joint à son cadeau l'artiste sans lequel il devenait inutile. Gerbert, qui rapporte le fait, ne parle pas de cette circonstance.

Les règles de la prononciation rendaient impossible de prononcer orgues comme nous le prononçons aujourd'hui. (Voy. p. 30.) On transportait l'r après le g, ogres:

—«Les bones uevres en qui Dex se delite, si com li huem fet ou son de la harpe, u des ogres, u d'altres estrumenz.»

(Comment. sur le Psautier.)

«J'ai déjà parlé, dit Roquefort, de ce magnifique instrument que nos pères nommaient organ, orgenes, orguettes, ogres

(État de la poésie française, p. 119.)

Les héros de Vadé ne disent jamais autrement qu'ogres de Barbarie, expression qui doit dater de loin, car elle rappelle à la fois la prononciation primitive, et le pays éloigné d'où nous vint le premier orgue.

OU.

Il n'y a peut-être pas de mot dans la langue française dont le domaine ait été plus injustement restreint. Il servait jadis pour tous les rapports marqués aujourd'hui par à, en, vers; on mettait ou pour à qui, en quoi, auquel, par lequel, vers lequel, etc.

Maintenant ou n'est plus qu'une conjonction alternative, ou un adverbe de lieu; il signifie ubi et vel: encore, dans le premier cas, prend-on soin de le marquer d'un accent, pour le distinguer du second. Petite précaution puérile, inconnue dans le temps où elle pouvait paraître plus nécessaire, les fonctions du mot étant beaucoup plus diverses:

Ja il ne plaise à Dieu, le roi du firmament,
Que ayons paix a Karlon, le roy ou France apent.
(Les quatre fils Aymon, v. 426.)

«Le roi de qui la France dépend, à qui elle se rattache.»

Trestous li Deu ou croient les François.
(Ogier, v. 1457.)
Ou pensez vous, frere Symon?
Je pens, fait il, a un sermon,
Le meilleur ou je pensasse oncques.
(RUTEBEUF, De frere Denise.)

pour en quoi, dans lequel:

Hemi! ou arai je fiance?
(Coucy, v. 5678.)

s'écrie la dame de Fayel, qui se croit sacrifiée à une rivale.

Et pour itant, je vous chastoy
Que jamais ne vueilliez mesdire
De celui ou mains a a dire
Qu'il n'at en vous, fole, musarde.
(Ibid., v. 5780.)

«Par là, je vous enseigne à ne jamais médire de celle en qui il y a moins à reprendre qu'en vous.»

—«L'on est à cette heure à parfaire le procès de maistre Gérard, j'espère que, la fin bien congneue, le roi trouvera qu'il est digne de mieulx que du feu.»

(Marguerite, reine de Navarre.)
Au logis d'une fille j'ai ma fantaisie.
(REGNIER.)

se rapporte à la fille, et non au logis. C'est «fille en qui j'ai ma fantaisie.»

Le XVIIe siècle conservait au mot cette large signification, si commode pour la rapidité du discours.

—«Si un animal faisait par esprit ce qu'il fait par instinct, et s'il parlait par esprit ce qu'il parle par instinct, pour la chasse, et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses il a plus d'affection, comme pour dire: Rongez cette corde qui me blesse, et je ne puis atteindre.»

(PASCAL, Pensées.)

Un académicien moderne dirait: Choses auxquelles il a plus d'affection; la corde à laquelle je ne puis atteindre.

Et voilà donc l'hymen j'étais destinée!
(RACINE, Iphigénie.)

Molière emploie toujours pour marquer ces sortes de rapports. J'ose affirmer, après examen, qu'il n'est pas de mot plus rare dans ses œuvres que le mot auquel. Je ne pense pas qu'on l'y rencontrât plus d'une ou deux fois. Lequel est, chez Molière, au sens interrogatif de uter, et n'a jamais le sens relatif, dont on lui est aujourd'hui si libéral.

Ayez, je vous prie, agréable
De venir honorer la table
vous a Sosie invité.
(Amphitryon, III, 5.)
Non; il faut qu'il ait le salaire
Des mots tout à l'heure il s'est émancipé.
(Ibid., III, 4.)
Aux différents emplois Jupiter m'engage.
(Prologue d'Amphitr.)

«Les sentiments d'estime et de vénération votre personne n'oblige.»

(Pourceaugnac, III, 5.)

«C'est une chose l'on doit avoir de l'égard.»

(L'Avare, I, 7.)

«C'est une chose vous ne me réduirez point.—L'engagement j'ai pu consentir.—C'est un parti il n'y a point à redire.—C'est ici une aventure je ne m'attendais pas.»

(MOLIÈRE, passim.)

Essayez de remplacer dans ces deux passages, tirés de poëtes bien différents, et où les grammairiens voient une faute de français, c'est-à-dire, contre leur français:

Et, pour justifier cette intrigue de nuit
me faisait du sang relâcher la tendresse…
(L'École des maris, act. III, sc. 2.)
Nous avons tous les deux au front une couronne
nul ne doit lever de regards insolents.
(Le Roi s'amuse, act. I, sc. 5.)

C'est parler conformément aux meilleurs et aux plus anciennes traditions de la langue.

Malherbe:

«Pour me conserver dans vos bonnes graces, je me tiendray très-heureux que vous m'honoriez de quelque commandement je puisse m'en rendre digne.»

(Lettres, p. 16.)

«Il (M. de Montpensier) est extrêmement mal, et le remède de lait il est depuis trois semaines, pour avoir été employé trop tard, ne fait pas l'effet que l'on désiroit en la guérison d'un si bon prince.»

(Ibid., p. 45.)

Corneille:

Et c'est je ne sais quoi d'abaissement secret
quiconque a du cœur ne consent qu'à regret.

Voltaire écrit, pour tout commentaire, que cela n'est pas français. Avec sa permission, je crois qu'il se trompe:

Pardonne à cet hymen j'ai pu consentir.
(Alzire, III, 1.)
Sais-tu l'excès d'horreur je me vois livrée?
(Mérope, IV, 4.)

La correspondance de Voltaire offrirait autant d'exemples en prose que ses poëmes d'exemples en vers. Si Voltaire a eu un tort, c'est d'avoir blâmé Corneille, et non de l'avoir imité en rejetant cette insupportable circonlocution moderne, dans lequel, par laquelle:—Le moment dans lequel je parle est déjà loin de moi.—Cette intrigue vers laquelle la tendresse me faisait relâcher.

L'Académie donne trois exemples de pris, dit-elle, dans un sens moral, quoiqu'il soit malaisé de savoir ce que c'est que le sens moral d'un adverbe.—« me réduisez-vous? en sommes-nous? allons-nous?»—Les deux derniers n'en font qu'un, et c'est évidemment une question de lieu; par conséquent y est parfaitement à sa place. me réduisez-vous? est autre chose. est ici évidemment pour à quoi; et si la substitution est légitime dans cette façon de parler, pourquoi ne l'est-elle pas dans toutes les analogues? Qu'est-ce que c'est que réserver une seule locution, et de quel droit? L'usage? Mais l'usage de Pascal, de Corneille et de Molière vaut bien, apparemment, celui du XIXe siècle!

Reprenons donc, il en est temps, une façon de parler excellente, commode et leste, que nous étions en train de remplacer par la plus gênante, la plus traînante et la plus insipide. Nous avons d'ailleurs tout intérêt à ne point envieillir nos grands écrivains, à ne point permettre que de mauvais grammairiens, des pédants, pour tout dire, y introduisent des solécismes posthumes. Quand nous aurons laissé abolir l'autorité de Racine, de Molière, de la Fontaine, de Pascal et de Voltaire, sur qui, s'il vous plaît, nous guiderons-nous? sur M. Girault-Duvivier, ou sur M. Napoléon Landais?

Ouvrez la grammaire des grammaires; vous allez être bien édifié! Elle distingue adverbe, ou pronom absolu, et ou pronom relatif. Elle permet le dernier avec «un verbe qui marque une sorte de localité physique ou morale.» Mais elle avoue que «la poésie s'en sert parfois dans des cas ou il n'y a pas localité physique ou morale

C'est à ces faiseurs de galimatias double qu'est abandonnée la police de notre langue; ce sont là nos instructeurs, et les juges en dernier ressort de Molière, de Pascal, de tous nos grands écrivains! Il fallait effectivement moins de génie pour composer Tartuffe ou les Lettres provinciales que pour comprendre le pronom ou dans une localité morale.


Voici la règle suivie, sans conteste, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle: a, y, ou, sont trois termes corrélatifs; où va l'un des trois, les deux autres vont également.

Essayez ce principe à tous les exemples cités de Molière, de Corneille, etc., vous reconnaîtrez qu'il s'y adapte et les résout. On dit: Consentir à quelque chose; j'y consens:—«C'est une chose je ne puis consentir.»

(MOLIÈRE.)

Exposer quelqu'un au mépris; Vous l'y exposez:—«L'affront ton mépris l'expose.»

(Idem.)

Penser à quelque chose: J'y pense:—« pensez-vous, frère Symon?»

(RUTEBEUF.)

Avoir égard à: J'y aurai égard:—«C'est une chose l'on doit avoir de l'égard.»

(MOLIÈRE.)

Atteindre à: J'y atteindrai:—«Cette corde je ne puis atteindre.»

(PASCAL.)

Croire à quelque chose: J'y crois:—«Laissons là la médecine, vous ne croyez point.»

(MOLIÈRE.)

En un mot, de saint Louis à Louis XV, on n'a point parlé autrement. C'est la bonne manière, et il faut s'y tenir.

PAR.—PARMI.

Las Latins disaient per me, per te, dans le sens de moi seul, toi seul:

Quamvis, Scæva, satis per te tibi consulis et scis.
(HORACE, ep. 17, lib. I.)

«Scæva, quoique tu saches assez te conduire tout seul…»

Nos pères avaient copié cette locution, et disaient: Tout par vous, par lui, par eux, par elles:

Les cloches de l'église, de ce soyez certains,
Sonnerent tout par elles, sans mettre piez ne mains.
(Le Dit du Buef, Jubinal, Nouv. recueil, I, 69.)

Sonnèrent toutes seules.

Félix resta tout seul.

Cette locution s'est conservée pure chez les Anglais: By himself, by herself; tout seul, toute seule; mot à mot, par lui-même, par elle-même.—Are you quite by yourself? Êtes-vous absolument seul? mot à mot, tout par vous-même.

Et dans le patois lorrain, tot pâ li, tote pâ lei, tout par lui, toute par elle; tout seul, toute seule. Lei, pronom féminin, comme en italien.

Le français moderne garde encore une trace à demi effacée de cette façon de parler, dans à part lui, à part moi, qu'on devrait écrire, à par lui, à par moi, sans t. Par lui, par moi, sont ici construits avec le signe du datif, comme au hasard, à l'étourdie, à l'abandon. Je me dis à par moi… Il réfléchissait à par soi.—Je me dis à moi tout seul… Il songeait à lui tout seul.

Un chevalier, en réalité le plus poltron des hommes, faisait grand étalage de sa bravoure. Tous les jours il sortait armé de pied en cap, allait au bois, et, de retour avec sa lance brisée et son écu bossué, prétendait avoir occis un nombre de brigands. Sa femme soupçonne l'imposture, et, pour en avoir le cœur net, s'avise de suivre un jour son mari, déguisée en chevalier; elle l'attaque, le renverse, et lui impose pour rançon de sa vie une condition très-humiliante, que je ne dirai pas:

Elle se dit à par soi.

Une autre trace de cet emploi subsista longtemps dans les petites écoles où les enfants apprennent à épeler, et subsiste probablement encore au fond de quelque hameau soustrait par sa misère à l'influence de l'enseignement renouvelé. Là, on dit, A par soi, A;—E, par soi, E.—C'est-à-dire que cette voyelle, prise isolément de toute combinaison, sonne A, E. Molière nous en a laissé un curieux exemple dans les Amants magnifiques. Clitidas prétend avoir le talent de lire dans les yeux des amoureux le nom de l'objet aimé. Il dit au prince Sostrate, secrètement épris de la princesse Ériphile:—«Tenez-vous un peu, et ouvrez les yeux: E par soi, é;—r, i, ri; Éri.» C'est-à-dire, E tout seul, é.

(Act. I, sc. 1.)

L'adverbe à part n'est qu'une forme elliptique de à par, en sous-entendant le pronom complémentaire indiqué par le reste de la phrase:

Quant au pauvre frère Girard,
Il avait eu son fait à part
(LA FONTAINE, les Cordeliers de Catalogne.)

A par lui, à lui tout seul. La Fontaine fait entendre qu'on l'avait poignardé, tandis qu'on brûlait les autres dans la grange du bourgeois.

L'on devrait donc écrire le mot par sans t;—part, partie, n'a rien de commun avec cette expression, qui descend directement du latin per, joint à un pronom. Le frère Girard avait eu son fait per se.

A propos de per se, je remarquerai que le Complément du Dictionnaire de l'Académie a tort d'écrire un as percé à la bouillotte; c'est un as per se, un as tout seul et non accompagné, un as tout par lui.

Nous avons vu au chapitre de la tmèse un autre emploi de par, dont il subsiste un dernier vestige dans la locution par trop, où par communique à trop la valeur superlative.—Quoi! battre mon sénéchal en ma présence! cela est par trop hardi!

Trop par eüs le cuer hardi
Quand tu devant moi feru l'as.
(Le Dit du Buffet, Barbaz., II, p. 164.)

Voyez pag. 235.


Mais si l'usage met un t de trop dans à par soi, en revanche il le met de moins dans cette autre locution de par le roi, qui signifie de la part du roi. Le rapport aujourd'hui marqué par le génitif s'exprima longtemps par la simple juxtaposition des substantifs: La Fête-Dieu, les quatre fils Aymon, sont la fête de Dieu, les quatre fils d'Aymon (voy. p. 266). De même, la part le roi est la part du roi. Écrivez donc: Je vous l'ordonne de part le roi! A parte regis.

«O petite Belleem, s'écrie saint Bernard, mais ja (jà, déjà) magnifiee de part notre Signur!»

(Sermons, p. 532.)

Ainsi l'usage écrit part avec un t, venant de per, et par sans t, venant de partem. Il met le substantif où il faut la préposition, et la préposition à la place du substantif. C'est une belle chose que l'usage! et les grammairiens ont bien raison d'en faire leur suprême loi. C'était l'ultimo ratio de Ménage, de Vaugelas, de Bouhours, de Patru et de Th. Corneille. Aucun d'eux n'a jamais songé à protester contre une si respectable autorité.


PARMI. Pourquoi l'Académie n'autorise-t-elle parmi qu'avec un pluriel indéfini ou un singulier collectif: Parmi les hommes, parmi le peuple? Où a-t-elle pris cette règle?

Mi est par abréviation, ou, comme parlent les doctes, par apocope, pour milieu. Par mi signifie donc littéralement par ou dans le milieu.

Au tournoi donné par le châtelain de Fayel:

Li sires de Hangest froié
Ot le bras et par mi brisié.
(Coucy, v. 1447.)

«Le sire d'Hangest eut le bras froissé et cassé par le milieu, par le mitan

Ogier le Danois fut par son père livré à Charlemagne, dont il était haï. Charles le fit jeter en sa chartre, lui donnant pour geôlier l'archevêque Turpin, à qui il fit jurer sor les sains (sur les reliques) de ne donner par jour, à son prisonnier, qu'un pain, un hanap de vin, et un seul morceau de viande. Turpin le jura; mais comment s'y prit cet excellent homme pour tenir son serment et consoler Ogier, héros d'un vaste appétit?

«Il faisait couper un cochon par la moitié, et lui en donnait la meilleure part tout entière.»

Un héros prend son gant droit et le plie en deux:

Tint son gant dextre si l'a par mi ploié.
(Ibid., v. 1580.)

On disait aussi en mi, ou d'un seul mot emmi:

Emmi la place li traient son destrier.
(Ibid., v. 1740.)

Malherbe, dans ses lettres, s'en sert fréquemment: «Comme il fut emmi chemin, il se mit à se plaindre de se sentir des tranchées de colique.»

(Lettres, p. 343.)

Maintenant, quelle est la restriction apportée par l'Académie à l'emploi de parmi?

«Il ne se met qu'avec un pluriel indéfini, qui signifie plus de deux, ou avec un singulier collectif.»

Qu'est-ce qu'un pluriel indéfini? Un pluriel est toujours défini, ou plutôt il n'est ni défini, ni indéfini. Est-ce à dire le pluriel d'un substantif indéfini? Mais, dans cet exemple que donne l'Académie, «J'ai trouvé un papier parmi mes livres,» en quoi mes livres est-il un substantif indéfini? Il semble, au contraire, très-défini, puisqu'il s'agit de mes livres, et non de ceux d'un autre.—«Ou avec un singulier collectif.» L'Académie n'autoriserait certainement pas parmi la forêt. Cependant forêt est un singulier collectif.

Cette limitation de l'emploi de parmi ne repose sur rien; c'est pourquoi elle est exprimée en termes vagues et embarrassés.

Pourquoi ne dirait-on pas errer parmi la presse; frapper parmi la figure?

Charlemagne, irrité contre un de ses fils, et tenant sous son manteau un baston quarré, fend la presse, et veut asséner au coupable un coup sur la tête:

Parmi la presse est a sun fil alé,
Parmi le cief l'en eust ja doné.
(Ogier, v. 1393.)

Bien qu'armée soit incontestablement un singulier collectif, l'Académie ne dirait pas passer parmi l'armée. On le disait jadis, et on le devrait dire encore sans difficulté:

«Si s'enturnerent vers l'ost as Philistins, e passerent parmi l'ost

(Rois, II, p. 213.)

Lorsque Harpagon menace la Flèche d'un soufflet: «Tu fais le raisonneur, lui dit-il, je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles!»

Par est ici une abréviation de parmi, comme dans ce vers de la chanson de Roland:

Li amirail chevalchet par cez oz.
(St. 232.)

«L'amiral chevauche par ou parmi cette armée.»

Sosie, peu soucieux des discords des deux Amphitryons, est résolu de vivre en paix avec son autre moi:

Et parmi leurs contentions
Faisons en bonne paix vivre les deux Sosies.
(Amphitryon, III, sc. 7.)

DON JUAN. «Quelle est ton occupation parmi ces arbres

(Act. III, sc. 2.)

Enfin, parmi s'employait autrefois partout où l'on avait à dire par le milieu. C'est son droit; il n'y a pas de raison de le lui enlever. Si l'usage lui en a ôté quelque chose, il faut contraindre l'usage à restituer.

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