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Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation

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CHAPITRE IV.

De l'âge de quelques mots et de quelques locutions.

Si jamais nous avons un bon dictionnaire français, ce ne sera pas avant qu'on possède l'acte de naissance de chaque mot. On en viendra là; ce travail est beaucoup plus effrayant par l'apparence qu'il n'est difficile en réalité. On a bien déterminé l'âge de chaque poignée de terre dont se compose notre chétif globe. Il est moins téméraire d'interroger les mots que d'interroger les pierres et la poussière. Si peu disposé qu'il soit à répondre, un mot sera toujours aussi capable de raconter son histoire qu'un grain de sable la sienne. Or, les grains de sable ont parlé; les mots parleront à leur tour; il n'est que de savoir s'y prendre.


Quand on sera par ce moyen arrivé au noyau de la langue française, je crois qu'on sera surpris de ce qu'on y trouvera: des mots regrettables tombés en débris, d'autres qui vivent encore à moitié, d'autres estropiés, d'autres qui, pour sauver leur existence, ont été obligés de se transformer, de se déguiser sous une acception nouvelle, parfois opposée à leur acception primitive: par exemple, le mot valet, qui a désigné successivement le fils d'un gentilhomme, un jeune prince, et un laquais du plus bas étage; vassal, vasselage, autrefois brave, bravoure; d'autres locutions qui semblent nées d'hier, et qui se retrouvent dans le berceau de la langue, parfaitement intactes, n'ayant, depuis six siècles, perdu ni altéré un seul de leurs traits.

Qui croirait que s'évertuer se trouve dans un poëme du XIe siècle, la chanson de Roland? Qui s'aviserait d'y chercher arpent, manœuvrer?

Roland à l'agonie lutte énergiquement contre la mort:

Co sent Rollans: la veue ad perdue,
Met sei sur piet, quanqu' il poet s'esvertue.
(Roland, st. 168.)

Et l'archevêque Turpin, également blessé à mort, se traîne vers un ruisseau pour y chercher un peu d'eau, dont il ranime Roland évanoui; mais le cœur lui manque au bout de quelques pas, il tombe:

Einz qu'on alast un seul arpent de camp,
Falt li le coer, si est chaeit avant.
(Id., st. 163.)

L'unique différence, c'est que l'arpent marquait alors une mesure de champ beaucoup plus petite.


MANŒUVRER ou MANOUVRER signifiait ouvrer de la main. La poignée dorée de Joyeuse, l'épée de Charlemagne, était manouvrée:

En l'oret punt l'a faite manuverer.
(Roland, st. 179.)

Regnard fait dire au Crispin du Légataire:

Quarante mille écus d'argent sec et liquide,
De la succession voilà le plus solide.

ARGENT SEC est une expression du temps de saint Louis; je la retrouve dans un conte de Rutebeuf, où un curé, accusé d'avoir donné la sépulture chrétienne à son âne, porte à son évêque, comme legs du défunt, vingt livres d'argent sec:

Vingt livres en une courroie,
Tous sés, et de bonne monnoie.
(Le Testament de l'Asne, Barb., I, 119.)

Et dans le roman du châtelain de Coucy:

Garson aiment joiel noiant,
Il aiment miex le sec argent.

NE SONNER MOT, expression du XIe siècle. On la rencontre à chaque page du livre des Rois:—«Li reis lur out cumanded que ne sunassent mot.» (Rois, p. 410).—«A sun baron mot ne sunad.» (Ibid., 99).


DE PAR LE ROI est du même temps; mais on écrivait mieux qu'aujourd'hui, en mettant un t à part:—«Ysaie vint à li, si li dist: De part nostre Seignur» (Rois, p. 416); a parte Domini nostri. (Voy. plus bas l'article de PAR.)


Le peuple conserve une expression qui était jadis très-commune, et, à ce qu'il paraît, du meilleur style, puisqu'elle est employée à chaque instant dans la version des saintes Écritures. C'est le mot battant, pris comme adverbe: Un habit tout battant neuf:—«Il enveiad ses message tut batant après Abner.» (Rois, p. 132.)


Qui s'aviserait dans un récit du moyen âge d'employer le mot emprunté comme l'on fait aujourd'hui, un air emprunté, tournure empruntée, vous êtes emprunté, semblerait coupable d'un énorme anachronisme de style. Cette métaphore n'est-elle pas née d'hier? Point du tout! Elle est du XIIIe siècle. A la fête donnée à Vandeuil par le sire de Coucy:

Avoec madame de Coucy
Furent maintes dames parees;
Pas ne sembloient empruntees
A festoier estrange gent.
(Le Roman dou Chast. de Coucy, v. 903.)

L'auteur d'Agolant, après avoir décrit l'équipage guerrier et la bonne mine de Charlemagne, termine ainsi le portrait:

Esvos li rois richement atorné,
Auges ressemble du ciel jus devalé:
Ne semble pas chevalier emprunté.
(Agolant, Bekker, p. 163.)

AVOIR LA HAUTE MAIN SUR QUELQU'UN, SUR QUELQUE CHOSE, métaphore usitée dès le XIe siècle, si ce n'est qu'au lieu de sur on disait envers:

«E la malvaise gent et les fils Belial se asemblerent entour lui, e ourent la plus halte main envers Roboam, le fils Salomun.» (Rois, p. 298.)


LES OREILLES CORNENT:—«Tel vengeance frai sur Iuda e sur Ierusalem, que a ces ki lorrunt, tut les orilles lur en cornerunt.» (Rois, p. 420.)

EN TAPINOIS. On disait, du temps de Philippe-Auguste, en tapin (n euphonique). Le traducteur du livre des Rois ayant à rendre ces mots: «Et surrexit David clam, et venit ad locum ubi erat Saul,» met:—«E David levad priveement, e en tapin vint la u li reis fud.» (Rois, p. 103.) Les verbes se tapir, s'atapir, se rencontrent souvent dans la version des Rois et dans les livres du même temps:

—«Un prestres, qui avoit nom Plegilles, un jor pria nostre Seigneur qu'il li monstrast (en) quel forme et quel semblance s'atapissoit souz le pain et le vin que li prestres sacroit a l'autel.»

(Vies des SS. Pères, liv. II, dans Roquefort.)

Voici maintenant un relevé de quelques mots, propre à faire voir combien certaines idées ou nuances d'idées sont récentes parmi nous; car l'histoire des mots est celle des idées, et c'est par où le travail que je propose sur l'âge des mots serait philosophique, puisqu'il retracerait avec exactitude le progrès de la pensée et le mouvement de la civilisation.


DÉSAGRÉMENT: «Ce mot est nouveau, et commence à s'établir,» écrit Bouhours en 1675, deux ans après la mort de Molière.


INSIDIEUX a été fait par Malherbe. Ce mot, aujourd'hui parfaitement établi, était encore repoussé à la fin du XVIIe siècle. «S'il avait passé, dit Bouhours, il aurait frayé le chemin à insidiateur; mais comme on a rebuté insidieux, je crains qu'on ne reçoive pas insidiateur.» La conséquence du père Bouhours s'est trouvée fausse: insidieux est admis, et insidiateur ne paraît pas avoir la moindre chance de l'être. Toutefois, attendons tout du temps, et ne préjugeons rien.


SAGACITÉ se trouve dans Saint-Réal, dans Balzac; Gassendi: Cela passe la sagacité de l'esprit humain; et Balzac: La sagacité scaligérienne. Mais c'était du néologisme; c'était parler latin, italien ou espagnol en français:—«Par malheur, les femmes ne l'entendent pas, et ont peine à s'en accommoder.» (Bouhours, Rem. nouv.).

Au XVIe siècle, les diminutifs firent irruption dans la langue, sous les auspices de Ronsard et de son école, sans oublier la bonne demoiselle de Gournay, la fille d'alliance de Montaigne, qui avait pour eux une faiblesse très-tendre. Il en parut des foules; tout a été balayé, comme on balaye les débris des jouets des enfants parvenus à l'âge de raison. Nous avons pourtant gardé amourette et historiette, dont le second était inconnu à Ronsard.


CAVALIER et CAVALIÈREMENT, venus du fond de la Gascogne, se sont installés malgré Balzac. Ils trouvèrent de bons protecteurs à la cour, d'où ils se répandirent dans la ville. La Fontaine a dit:

Un équipage cavalier
Fait les trois quarts de leur vaillance.

Vers la même époque on fit improbation, infatuation, immodération, et d'autres mots pareils, qui eurent des succès divers.

Balzac n'est pas le père d'urbanité, que Ménage lui avait d'abord attribué, trompé sans doute par la vraisemblance du fait. Balzac, à la vérité, emploie ce mot, mais en lui reconnaissant l'amertume de la nouveauté. Pellisson et Patru l'impriment en italique.


URBANITÉ devrait être de Balzac; mais était-ce à Chapelain à créer SUBLIMITÉ?


Ménage a fait PROSATEUR, et il ne manque pas de s'en vanter bien haut, criant: J'ai fait prosateur! Sur quoi le père Bouhours, qui détestait Ménage, et semble n'avoir écrit ses Remarques que pour avoir occasion de le déchirer, lui fait une querelle de vingt-deux pages consécutives et bien pleines, ni plus, ni moins.

Il constate d'abord que «prosateur est né sous une malheureuse étoile, et a vieilli sans faire aucun progrès à la cour, ni même en province.» Il démontre ensuite qu'il en devait être ainsi; sa démonstration, passablement pédantesque, se fonde sur ce que prosateur devrait signifier un faiseur de proses pour l'Église, et sur ce que le verbe proser est encore à faire. Le premier argument est ridicule, et le second est faux. Théophile, ou quelque autre adversaire de l'école de Malherbe, avait dit:

Tout ce qu'il propose
N'est que proser des vers ou rimer de la prose.

Si le jésuite Bouhours n'avait pas été aveuglé par son inimitié contre Ménage, il aurait reconnu que prosateur était un mot nécessaire pour remplacer orateur, mal à propos employé dans ce sens; et, au lieu de combattre ce mot par de mauvaises raisons et de petites épigrammes hypocrites encore plus mauvaises, il se fût appliqué à le recommander et à en montrer l'utilité. Au reste, le succès définitif de prosateur prouve deux choses: que tout jésuite n'est pas prophète, et qu'on peut réussir sans eux, voire malgré eux.


RENAISSANCE, mot nouveau en 1675, au témoignage de Bouhours.


EMPORTEMENT. «Nous avons vu naître ce mot, sans que nous sachions précisément qui en est l'auteur.» (Bouhours, Nouv. Rem.)


PASSIONNER et SE PASSIONNER. Vaugelas a rejeté le premier dans le sens actif d'aimer avec passion, quoiqu'il admît le participe passif passionné; il déclare excellent le verbe réfléchi, se passionner pour quelqu'un ou pour quelque chose. Le temps a confirmé l'arrêt de Vaugelas.


IMPATIENT DU JOUG. Ce latinisme, autorisé par Ménage, révoltait le père Bouhours, qui n'est pas moins scandalisé de calvitie, d'obscénité, et de ces néologismes, bien mériter de…, il n'est pas donné à tout le monde…


OBSCÉNITÉ avait été déjà raillé par Molière dans la Comtesse d'Escarbagnas: «Comment dites-vous cela, madame? obscénité? Il est tout à fait joli!» Cela ne l'a pas empêché de passer.


ACCUSER RÉCEPTION ou LA RÉCEPTION d'une lettre, locution créée par Balzac.


INTOLÉRANCE, INEXPÉRIMENTÉ, INDÉVOT, IRRÉLIGIEUX, IMPARDONNABLE, étaient encore discutés à la fin du XVIIe siècle, et n'ont pris pied dans la langue que pendant le XVIIIe. Quant à intolérance, l'établissement tardif du mot, lorsque depuis si longtemps on possédait la chose, atteste le progrès de la philosophie. Le zèle éloquent de Voltaire en faveur de la tolérance, et contre l'intolérance, a profondément enraciné l'un et l'autre mot dans notre langue. Si le mot tolérance n'eût pas existé, Voltaire était digne de l'inventer, comme l'abbé de Saint-Pierre le fut de créer le mot bienfaisance. La devise du bon abbé était, Paradis aux bienfaisants; il s'y trouvera sans doute aussi quelque petite place réservée aux tolérants, d'autant qu'il n'en faudrait guère pour les loger tous.


INDÉVOT fut accueilli par Boileau, et cette protection ne dut pas contribuer faiblement à sa fortune:

Laissez là, croyez-moi, gronder les indévots,
Et sur votre salut demeurez en repos.

Mais la Satire des femmes, composée en 1693, l'année de la mort du pauvre la Fontaine, ne fut publiée que l'année suivante, onze ans juste après le décès de Molière, et dix-sept ans après l'apparition de Tartuffe. Dévot se trouve dans Tartuffe: Ah! vous êtes dévot, et vous vous emportez! Indévot ne s'y trouve pas. Molière, qui l'eût si bien placé, n'avait à sa disposition que LIBERTIN:

Chose étrange, de voir comme dans le cours du temps la valeur des mots s'en va à la dérive! Qui croirait aujourd'hui que libertin, dans le XVIIe siècle, pouvait avoir une acception favorable? Peut-être même, à sa naissance, n'en avait-il point d'autre. «Libertin signifie quelquefois une personne qui vit à sa mode, sans néanmoins s'écarter des règles de l'honnêteté et de la vertu. On dira d'un homme de bien, ennemi de tout ce qui s'appelle servitude: Il est libertin; il n'y a pas un homme au monde plus libertin que lui. Une honnête femme dira même d'elle, jusqu'à s'en faire honneur: Je suis née libertine. Ces mots, en ces endroits, ont un bon sens et une signification délicate.» (Bouhours, Remarq. nouv.)

De nos jours, le sens de libertin s'est restreint aux mœurs, sans doute resserré dans cette limite par indévot et irréligieux. A coup sûr, aucune femme honnête n'oserait plus dire d'elle-même, Je suis née libertine; loin de s'en faire honneur.


Saint-Évremond a fait une dissertation sur le mot VASTE; marque que ce mot alors était encore nouveau et mal assuré. Nous devons à Ronsard AVIDITÉ, ODE et PINDARISER; PUDEUR, à Desportes; ÉPIGRAMME, à Baïf, qui a fait aussi AIGRE-DOUX et ÉLÉGIE. Au XVIe siècle, la renaissance des études mit tous les cerveaux en fermentation, et produisit une émulation incroyable à qui enrichirait le plus notre langue des dépouilles de l'antiquité. Il en demeura quelque chose.

Cette émulation se transmit au XVIIe siècle, mais moins générale, moins indépendante, et disciplinée par l'hôtel de Rambouillet, qui avait conquis une espèce de droit d'inspection sur ces matières. En cette noble demeure se trouvaient les bureaux de l'administration de la grammaire française. Aviez-vous mis au monde un terme ou un tour nouveau, vous couriez d'abord le faire enregistrer à l'hôtel de Rambouillet, afin de lui procurer l'état civil. C'est ainsi que Segrais fit recevoir son impardonnable; Sarrasin, burlesque85; Desmarets, plumeux; Balzac, féliciter. On faisait en ce temps-là des brigues et des cabales pour l'élection des mots, comme on en fait aujourd'hui pour celle des députés.—«Si le mot de féliciter n'est pas encore français, il le sera l'année qui vient; et M. de Vaugelas m'a promis de ne lui être pas contraire, quand nous solliciterons sa réception.» Il paraît, par cette lettre, que M. de Vaugelas avait donné ou vendu sa voix à Balzac pour féliciter.

[85] Sarrasin fut depuis éloigné de l'hôtel, pour une plaisanterie malséante sur le suicide de Lucrèce.

La reine de cette ruche de grammairiens, à la différence de la reine des abeilles, n'était pas stérile: la marquise de Rambouillet fit débrutaliser, et plusieurs autres qui, déclarés viables, moururent après avoir reçu le baptême dans la fameuse chambre bleue. Cet accident n'était pas rare: il emporta la pigeonne de mademoiselle de Scudéry.

Les solitaires de Port-Royal fournirent aussi leur contingent de mots nouveaux, que les jésuites ne manquaient pas de trouver ridicules et détestables. C'est surtout dans les traductions qu'ils risquaient ces tentatives, à l'ombre du texte original. Le traducteur de l'Ecclésiaste essayait hydrie, à l'occasion du verset Antequam conteratur hydria ad fontem; celui d'Horace glissait amphore dans l'ode ad Amphoram. Aussitôt le père Bouhours, sentinelle vigilante, sonnait l'alarme: «Quels termes, bon Dieu! à quel marché, à quelle foire de France vend-on des hydries et des amphores? Une servante n'étonnerait-elle pas bien sa maîtresse, de lui dire: J'ai acheté aujourd'hui une hydrie et une amphore?» Le scrupuleux père veut s'en tenir aux mots cruche et bouteille. Chacune des deux parties a gagné la moitié de son procès: le public a rejeté hydrie et retenu amphore. Il est superflu d'observer que les fins de non-recevoir du père Bouhours sont pitoyables! Le vocabulaire des arts et de l'archéologie ne relève pas de celui des servantes et des marchés. Mais le jésuite espérait tuer le janséniste par une plaisanterie: Dolus an virtus quis in hoste requirat?

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