Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation
TROU DE CHOU, DE POMME.
La première édition du Dictionnaire de l'Académie mentionne Trou de chou, avec cette restriction, Il est bas.
Elle eût parlé plus juste, disant: Il est vieux.
Trou de chou a complétement disparu de l'édition de 1835. Cependant on aurait pu l'y maintenir par grâce, comme aussi par égard pour Rabelais, qui, au chapitre 17 du livre V de Pantagruel, nous représente Henri Cotiral, «compagnon vieulx,» tenant «en sa dextre un gros trou de chou.»
Ménage (Observations) autorise trou de chou; et, après avoir rapporté ce vers de Villon,
il déclare que trou vient de thyrsus; un trou de chou, c'est un thyrse de chou. Ménage va jusqu'à citer là-dessus du grec. Il fallait, comme Ménage, en avoir de reste pour en dépenser sur les trous de chou.
Trou est dans les plus anciens monuments de la langue pour trognon ou tronçon, qui est évidemment dérivé de truncus, comme le pensait Nicot. Un trou de lance, dans Ogier l'Ardenois:
«Votre écu est entamé en mainte place, et les nombreux tronçons de lance y tiennent encore.»
Ce passage se lit autrement dans un manuscrit plus moderne:
«Il ne se retire pas du combat comme un vilain qui fuit: il emporte dix tronçons de lance plantés dans son bouclier.»
Plus loin:
«Il brise la lance au poing du guerrier; les tronçons en volent en l'air jusqu'au ciel.»
Observez que le mot tronçon était employé dans le même temps, car on lit, quelques vers avant ceux que je viens de citer:
Et dans la description du tournoi donné par Fayel:
TROUSSER, TROUSSES.
Il serait bien important, dans un vocabulaire, d'indiquer le sens premier, le sens propre d'un mot, et de ranger ensuite chronologiquement, autant que faire se pourrait, les sens venus par extension, et parfois très-détournés du primitif.
Au mot trousser, l'Académie dit: «Replier, relever. Il se dit ordinairement des vêtements qu'on a sur soi.»
Le sens primitif de TROUSSER est charger, imposer un fardeau, ce qui ne se peut faire sans le lever; de là l'extension du sens: mais si l'on ne connaît le premier, on ne comprendra pas les rapports qui lient ces mots, trousse, trousseau, porter en trousse, trousser en malle, trousser bagage, etc.
RETROUSSER, c'est proprement charger une seconde fois un objet qui était déjà chargé, troussé; mais on ne le trouve pas assez haut, on le retrousse.
Blancandrin, ambassadeur de Marsile auprès de Charlemagne, détaille les présents offerts par le roi sarrasin à l'empereur français:
«Il veut vous faire large part de ses richesses; vous donner ours et lions et vautours enchaînés, sept cents chameaux et mille autours qui auront passé la mue, quatre cents mulets chargés d'or et d'argent.»
L'épieu de Baligant, amiral de Marsile, était si énorme, que le seul fer dont il était garni eût fait la charge d'un mulet:
Un marchand, allant à la foire, achète pour sa maîtresse une robe de Pers:
«Il la plia dans une valise; la charge et attache derrière soi, sur son cheval brun.»
Une TROUSSE est donc ce dans quoi l'on porte. Ce mot s'appliquait à l'étui d'un barbier aussi bien qu'au carquois de Cupidon. Le trousseau de la mariée, c'est le ballot de ses hardes. Un trousseau de clefs, ce sont toutes les clefs que l'on porte ensemble en un petit fardeau ou paquet. Porter en trousse, trousser en malle, c'est charger comme une trousse qu'on mettait derrière soi sur le cheval, ou comme une malle; trousser un vêtement, c'est le lever comme si l'on voulait le charger sur un cheval; trousser bagage, c'est charger son bagage, partir, décamper.
Trousse, désignait aussi une sorte de vêtement particulier aux pages; mais ceci se rapporte au sens secondaire de trousser. Ce vêtement s'appelait trousse, parce qu'il ne pendait pas, mais était relevé au corps. On employait le plus souvent ce mot au pluriel; de là l'expression: Mettre aux trousses de quelqu'un… avoir toujours quelqu'un pendu à ses trousses.
VASSAL, VALET.
Le premier sens de vassal était brave, courageux.
Le duc Robert de Normandie réunit les évêques, les barons, les abbés, et leur annonce son départ pour la terre sainte. Tous, d'une commune voix, le supplient de ne pas abandonner le pays:
«Très-cher duc, noble brave, comme voici fière nouvelle!»
Ganelon exaltant à Marsile la vaillance de Roland:
Olivier, à Roncevaux, s'aperçoit de la trahison de Ganelon, qui livre l'arrière-garde aux Sarrasins. Il presse Roland de sonner du cor pour rappeler l'avant-garde et Charlemagne: Cumpainz Rolland, sunez vostre olifant. Mais Roland ne veut pas corner pour des païens; il se confie, pour sortir d'affaire, à son épée et au courage des Français:
Si ferront vassaument. Ferrunt, frapperont, par syncope, du verbe férir. Réponse qui suggère au poëte cette réflexion:
«Merveilleuse bravoure.»
Enfin, ce qui achève de mettre le fait hors de doute, c'est l'épithète vassal appliquée à Charlemagne lui-même:
Cette acception persistait au XIIIe siècle, puisque Hébers, au commencement de son Dolopathos, applique le mot vasselage au fils du roi de France:
VASLET, par syncope de vassalet ou vasselet, est un jeune homme, un jeune brave. Ce mot désigne souvent un fils de roi ou d'empereur. Benoît de Sainte-More l'applique au duc Robert de Normandie:
Dans le fabliau du Vallet aux douze femmes, ce valet est qualifié damoisiaus, preuve qu'il était gentilhomme:
Le roman de la Rose met également sur une seule ligne les valets et les damoiselles:
Le mot valet conserve aujourd'hui même son acception primitive, sans que personne y prenne garde: c'est dans le jeu de cartes, où le roi, la dame et le valet représentent le père, la mère, et leur fils. Ce n'est pas à des laquais, à des garçons, qu'on eût donné les noms des chevaliers les plus illustres: Hector, Ogier, la Hire, Lancelot. Les quatre valets sont les quatre jeunes princes, héritiers des quatre rois. Le reste représente des groupes de simples soldats anonymes, les pions du jeu d'échecs.
Voilà donc un mot qui, après avoir honoré longtemps les fils de la plus haute noblesse de France, s'est vu relégué à désigner l'homme dans sa plus basse condition, et finalement est devenu si injurieux et si humiliant, qu'on ne l'applique plus à personne, et qu'il sortira ignominieusement de la langue où il était entré et a subsisté longtemps comme un titre d'honneur.
Il a fait sa révolution en six siècles à peu près: il était encore jeune au début du XIIIe; il est caduc au XIXe.
Le mot qui, au moyen âge, avait le sens actuel de valet, c'est garçon, augmentatif de gars; garcio, dans la basse latinité:
«Sa lance était portée par un garçon… Un garçon marchait devant lui, portant sa lance.»
Le sire de Coucy envoie un domestique porter un message à la dame de Fayel; il le récompensera, non avec un joyau, les laquais n'en tiennent point de cas, mais avec de l'argent sec, qu'ils préfèrent:
Quinze sous, somme énorme pour le temps.
L'acception primitive de garçon, après tant de siècles, subsiste encore entière.
VERBES RÉFLÉCHIS.
Nos pères affectionnaient singulièrement la forme réfléchie pour tout verbe exprimant une action relative à la personne qui la faisait, action physique ou morale, il n'importe. Ils disaient se dormir, se mourir, se dîner; se combattre à ou contre quelqu'un; se forfaire envers quelqu'un; se repentir, se pâmer, se gésir, se partir de…; d'où il nous reste, par double emploi, se départir de; se feindre, s'oublier, etc.
SE DORMIR.—«Il se giseit sur sun lit, si se dormeit.»
«Entrerent en la chambre u Hisboseth se dormeit.»
Nous disons encore s'endormir, témoignage de l'ancienne locution.
SE GÉSIR.—«E se vint à l'hostel Amon sun frere, u il se giseit.»
S'EMPARTIR.—«Lores s'empartid Sesac de Jerusalem.»
SE DISNER.—Jéroboam, au troisième livre des Rois, invite l'envoyé de Dieu à se disner avec lui:
—«Li reis preiad cel hume Deu qu'il remeist, e od lui se dignast.»
—«E tu m'as fait merci e receud entre ces ki se dignent a tun deis.»—Entre ceux qui dînent à ton dais.
SE COMBATTRE.—«Si se cumbatirent (les Syriens) cuntre lui (David).»
«Kar une gent se cumbaterad encuntre altre.»
SE REPENTIR.—«Li fols reis l'en creid, e de sun mesfait s'en repentid.»
—«Saint Pols ne se repentivet mie.»
SE PASMER.—Corneille et Molière ont employé pâmer sans le pronom réfléchi:
Ils ne sont point parvenus à faire accepter cette forme neutre, et l'ancienne forme réfléchie a continué de prévaloir. Elle date de l'origine de la langue: Roland, monté sur Veillantif, trouve le cadavre de son cher Olivier, gisant à Roncevaux. Il lui adresse quelques mots touchants, et, succombant à la douleur, il s'évanouit:
«Quand tu es mort, douleur est que je vis. A ce mot se pâme le marquis, sur son cheval qu'il appelle Veillantif.»
Charlemagne s'évanouit à son tour, en trouvant le corps de son neveu Roland:
«Il regarde à terre, et voit son neveu étendu. Il se prit à le regretter tant doucement: Ami Roland, que Dieu aie pitié de toi! Jamais on ne vit pareil chevalier pour assembler et mener à fin les grandes batailles. C'en est fait de ma gloire! Charles se pâme, il ne peut s'en empêcher.»
SE FORFAIRE.—«Pur ço que cil de Jerusalem forfaiz se furent envers nostre Seigneur.»
SE FAINDRE.—S'épargner à quelque chose, être faignant:
SE MOURIR.—Mourir était actif, comme aujourd'hui tuer. On disait mourir quelqu'un; au participe passé, mort:
«Charles, dit l'amiral, réfléchis, et prends conseil de te repentir envers moi: tu as tué mon fils.
Le fils de Charlemagne, jouant aux échecs avec Bauduinet, le fils d'Ogier, s'irrite de perdre, lance l'échiquier d'or à la tête de son adversaire, et le tue:
De là la forme passive se mourir, que nous gardons encore. Se périr, tant reproché aux gens du peuple, n'est pas plus ridicule que se mourir.
S'OUBLIER.—Coucy reçoit une lettre de la dame de Fayel:
«On lui mandait qu'à la tombée de la nuit il veuille ne pas s'oublier, mais vienne tout droit au château de Fayel, par la petite porte, selon sa coutume.»
TROIS PÉRIODES DANS NOTRE LANGUE.
Je distingue dans notre langue trois périodes. Dans la première, la plus courte, et celle dont il nous reste le moins de monuments, les voyelles prédominent sur les consonnes.
Pendant la seconde, la plus longue et la plus féconde, au moins jusqu'ici, l'équilibre tend à s'établir.
Nous assistons à la troisième, qui donne visiblement la prédominance aux consonnes sur les voyelles.
Le caractère de la seconde période paraît celui du génie de notre langue, qui, dans la première, cherche à se développer, fleurit dans la seconde, et dans la troisième s'achemine à la décadence.
La langue française, dans sa jeunesse, se sentait trop de son origine italienne; dans sa vieillesse, elle porte trop les marques des influences étrangères; elle est sortie du midi, et va se perdre du côté du nord.
Mais quand elle ne sera plus, il lui restera toujours cette gloire d'avoir servi, plus qu'aucune autre, à la civilisation de l'univers.