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Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation

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CHAPITRE II.

MALBROU121.
Est-il Anglais?—Est-ce un héros moderne?

[121] Ce morceau a été publié dans une Revue. En le réimprimant on n'a pas cru devoir retrancher l'exposition sommaire de quelques points de théorie traités avec plus de développements dans diverses parties de cet ouvrage, auxquelles ce chapitre peut servir de résumé.

Un autre personnage parmi le peuple, aussi célèbre qu'Arlequin, c'est monsieur d' Malbrou. L'immortalité est un quine à la loterie du temps; il ne faut pas une grosse mise pour y faire fortune: Saint-Aulaire gagna la sienne avec un quatrain, et tous les titres de monsieur de Malbrou sont une chanson.

Cette chanson, dont la vogue fut prodigieuse, n'était pas connue du beau monde avant 1783; mais vers cette époque elle fit tout à coup explosion; c'est le mot. Sa fortune, depuis fixée à un cran un peu plus bas, n'a plus varié, et, selon toute apparence, ne variera plus. Monsieur de Malbrou restera populaire jusqu'à la fin du monde; car il est solidement établi, non-seulement en France, mais dans l'Europe entière et par delà: on le chante en Afrique et en Égypte. Je ne serais pas surpris d'apprendre qu'il a pénétré à la suite des jésuites jusqu'à la Chine et aux Indes; le nouveau monde en fait ses délices comme l'ancien. Quelle catastrophe serait donc capable d'anéantir cette chanson? Je ne vois que le jugement dernier: Si fractus illabatur orbis.

Voici, en peu de mots, l'histoire de sa naissance, ou plutôt de sa renaissance; comme j'espère le faire voir tout à l'heure.

Le Dauphin, fils de Louis XVI, avait une nourrice appelée madame Poitrine; qui, vu la convenance de son nom et de son emploi, risque bien d'être prise pour un mythe par les Niebuhrs des siècles à venir. Cette bonne dame, un jour qu'elle berçait le petit prince en chantant pour l'endormir, reçut la visite inopinée de la reine. Or, madame Poitrine chantait justement Malbrou. Marie-Antoinette, excellente musicienne, élève de Gluck, prit en gré cette chanson, et mit à la mode Malbrou, comme un an plus tard elle y mit les Quesaco. La cour, à l'exemple de la reine, se passionna pour Malbrou; la ville se modela sur la cour. Malbrou se trouva dans toutes les bouches, sur les écrans, sur les éventails; on en fit des tableaux, des dessus de porte, jusqu'à des poëmes122. Les voitures, les habits, les perruques, tout fut à la Malbrou: c'était un engouement universel. Mais vous observerez que tout ce monde allait à gauche, en prenant la chanson de Malbrou au burlesque. Elle n'offre absolument de ridicule que les couplets ajoutés par les courtisans beaux esprits. Le seul Beaumarchais eut le tact assez fin pour sentir que l'air est une des mélodies les plus sentimentales: aussi l'employa-t-il pour la romance que chante Chérubin aux pieds de la belle comtesse. Ce trait d'un homme de goût ne détrompa point le public, le sot public, comme l'appelle Jean-Jacques; et la chanson de Malbrou est restée un type convenu de folle plaisanterie. Et pourquoi? parce qu'on y trouve le nom d'un général anglais qui battit une fois les troupes françaises. Il est clair qu'on ne pouvait chanter la mort de Marlborough que pour s'en moquer.

[122] L'anecdote, d'ailleurs bien connue, de madame Poitrine et de la reine, est attestée par un détestable poëme burlesque de Malbrough, que Beffroy de Regny publia en 1783, c'est-à-dire, le lendemain du fait.

Mais si, par hasard, dans cette pièce le nom de Marlborough était un nom substitué? A quel nom? direz-vous. C'est ce qu'il s'agit de déterminer, et la chose n'est pas facile; toutefois, on peut l'essayer.

Il est hors de doute que la chanson de Malbrou n'a pas été composée sur le duc de Marlborough, mort en 1722; car déjà, à la mort du duc de Guise, assassiné par Poltrot le 15 février 1563, les huguenots répandirent une chanson visiblement calquée sur celle qui porte aujourd'hui le nom de Malbrou; or, la copie ne saurait avoir précédé l'original. Mais sur quoi jugez-vous que Malbrou est l'original, plutôt que la complainte du duc de Guise? Je vous le dirai tout à l'heure. Voici, en attendant, pour constater la ressemblance, cette complainte du duc de Guise. Ce morceau est devenu rare.

LE CONVOI DU DUC DE GUISE (1563).

Sur un air noté.

[123] Laplace, Pièces intéressantes, III, p. 239.

Laplace, qui a recueilli cette platitude historique, se demande laquelle des deux chansons est l'aînée. Il n'est pas malaisé de s'en apercevoir: le Convoi du duc de Guise n'est évidemment qu'une fade et grossière parodie de quelque antique romance, encore populaire au XVIe siècle, oubliée au XVIIIe siècle, et que la bonne madame Poitrine apporta du fond de sa province dans le Louvre des rois de France. Le Convoi du duc de Guise affecte de ne point rimer, parce que la chanson de Malbrou ne rime pas; je veux dire qu'elle semble ne pas rimer pour ceux qui ignorent les règles de la poésie au moyen âge.

La chanson de Malbrou est en vers de douze syllabes et en couplets monorimes, comme les chansons de Geste du XIIe et du XIIIe siècle. Chaque vers se partageait alors en deux hémistiches bien marqués, dont le premier jouit du privilége aujourd'hui réservé à la finale du vers féminin, c'est-à-dire que l'e muet n'y compte pas. Par exemple:

Chy fine le matere de Regnaut le baron,
Qui tant jour guerroya l'empereour Karlon.
Oncques plus vaillant prince ne viesti haubergon,
Que fu li bers Regnaut, tant il estoit preudom.
(Les quatre fils Aymon.)

«Ici finit l'histoire du baron Renaud (de Montauban), qui guerroya si longtemps l'empereur Charlemagne. Jamais ne vêtit l'haubergeon plus vaillant prince que ne fut le baron Renaud, tant il était brave homme.»

Il est sûr que ces vers paraîtront dépourvus de la moitié de leurs rimes, si on les dispose ainsi:

Chy fine le matere
De Regnaut le baron,
Qui tant jour guerroya
L'empereour Karlon.
Oncques plus vaillant prince
Ne vestit haubergon
Que fu li bers Regnaut,
Tant il estoit preudon.

Le même inconvénient se produit pour les alexandrins modernes mis en musique, parce que la phrase musicale ne peut s'étendre assez pour enfermer douze syllabes. Le musicien est réduit à partager le vers. Ainsi Guillard a écrit, dans Œdipe à Colone:

Elle m'a prodigué sa tendresse et ses soins;
Son zèle dans mes maux m'a fait trouver des charmes.
Elle les partageait, elle essuyait mes larmes;
Son amour attentif prévenait mes besoins.

Sacchini a chanté:

Elle m'a prodigué
Son amour et ses soins;
Son zèle dans mes maux
M'a fait trouver des charmes.
Elle les partageait,
Elle essuyait mes larmes;
Son amour attentif
Prévenait mes besoins.

Voilà huit vers qui ne riment que deux fois, et la première rime n'arrive qu'au sixième vers. Cependant l'oreille est satisfaite.

Cette expérience justifie pleinement le système de versification de nos aïeux, qui, sauf le droit de la rime, ne se seraient pas fait faute de disposer les hémistiches de la manière suivante:

Elle m'a prodigué
Son amour et ses soins. Son zèle dans mes maux
M'a fait trouver des charmes; elle les partageait,
Elle essuyait mes larmes. Son amour attentif
Prévenait mes besoins.

L'abbé de la Rue va jusqu'à prétendre que primitivement les rimes étaient placées à l'hémistiche dans l'intérieur des vers, et non à la fin. Je crois qu'il est tout à fait dans l'erreur. Au surplus, ce ne serait là qu'une question de copiste et non une question d'art, comme il paraît le croire. La différence n'existerait que sur le papier, et s'évanouirait à la récitation.

Revenons à la chanson de Malbrou. La voici comme on doit l'écrire, avec les consonnes euphoniques intercalaires124.

[124] J'omets le refrain, qui ne fait point partie de la chanson, et pourrait cependant servir à constater l'origine de l'air. On a prétendu que Mironton ton ton mirontaine était une altération (fort grave) de Massourah! Massourah! C'est une conjecture un peu hardie. Après tout, on voit des faits aussi extraordinaires.

Malbrou s'en vat en guerre, ne sais quand reviendra.
Il reviendrat à Pasques ous à la Trinité.
La Trinité se passe, Malbrou ne revient pas.
Madame à sa tour monte, si haut qu'el peut monter;
El voit venir son page tout de noir habillé:
—Beau page, mon beau page, quel nouvelle apportez?
—Aux nouvelles que j'apporte, vos beaux yeux vont pleurer:
* Monsieur d'Malbrouck est mort, est mort et enterré.
L'ai vu porter en terre par quatres officiers;
L'un portait sa cuirasse, l'autre son bouclier.
A l'entour de sa tombe romarin fut planté.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici commençait sans doute un couplet monorime en a, dont la suite est perdue.

Remarquons tout de suite, dans le premier couplet, un vers manifestement et grossièrement refait en 1783:

Monsieur d'Malbrouck est mort, est mort et enterré.

Le second hémistiche est pillé mot à mot du Convoi du duc de Guise; le premier ne va pas sur l'air, parce que seul il ne se termine pas par un e muet. Regardez tous les autres: guerre, Pasques, passe, monte, page, apporte, terre, cuirasse, tombe, branche; il n'en est pas un qui se dérobe à cette uniformité; et cette syllabe, qui ferait boiter le vers dans notre système moderne, est indispensable pour le rendre régulier musicalement; si bien que le vers interpolé, juste d'après les lois de la prosodie actuelle, est faux pour le chant, et qu'on est obligé de chanter: «Monsieur Malbrouck est more.» Les contrefacteurs n'ont pas pris garde à ce détail, si soigneusement observé par le vieux poëte. La particule nobiliaire mise au devant du nom de Malbrouck est une plaisanterie inepte qui trahit encore le faussaire. Les autres vers présentent tous les caractères de la versification du XIIIe siècle; ils ressemblent à ceux qu'on faisait sous saint Louis et sous Philippe-Auguste125.

Les hiatus dont nous paraît fourmiller la poésie de ces temps reculés n'existaient pas même en prose. Ils étaient prévenus par des consonnes euphoniques qui s'intercalaient dans le langage, mais souvent omises dans l'écriture, surtout à mesure que la date des manuscrits se rapproche de nous. La tradition orale les a maintenues parmi le peuple. Les plus anciens monuments de notre langue, le livre des Rois, les sermons de saint Bernard, la chanson de Roland, et quelques autres, ne permettent aucun doute à cet égard:

«Achitofel parlad à Absalon.—Atalie entrad el temple (livre des Rois).—Tu as dous anemins: lo pechiet et la mort.—Chier frere, nos est mestier ke la chariteit aiens. (Saint Bernard.

Luisent cis elmes ki ad or sunt gemmés…
L'escus li fraint ki est à flurs et ad or…
(Roland, passim.)

«Ces casques brillent qui sont émaillés d'or…» (at or).

«Il lui brise son écu, orné de fleurs et d'or…»

Le participe passé passif prenait toujours à la fin un d ou un t euphonique, comme les substantifs en é, beautet, vanitet, nativitet; comme les troisièmes personnes en a, il at, il vat:

Un grant mouton cornut ocis.
(Dolopathos, p. 255.)
Apres iço i est Neimes venud,
E dit al rei: Ben l'avez entendud!
Guenes li quens ço vus ad respondud
(Roland, st. 16.)

«Après cela y est venu Naime (le duc de Bavière), et dit au roi: Bien l'avez entendu! le comte Ganelon vous a répondu cela.»

Ce t final euphonique est l'origine de la double forme bénie et bénite, le masculin étant, selon l'occasion, béni ou bénit, avec ou sans t126.

[126] Voyez le chapitre Des consonnes euphoniques, p. 89.

Ainsi, «Malbrou s'en vat en guerre.—Il reviendrat à Pasques,» sont parfaitement légitimes. Un académicien attendant son confrère pour condamner ces cuirs, comme on appelle arrogamment les archaïsmes du peuple, demande: Vat il bientôt venir? At il oublié l'heure de la séance? Peut-être dînet il en ville?

L's euphonique n'est pas plus extraordinaire à la fin de ou qu'à la fin de quatre; et puisque l'ancienneté de cet usage, autrefois général, a contraint l'Académie elle-même d'autoriser quatreS yeux, je ne vois pas pourquoi l'on ferait plus de difficulté pour quatreS officiers. Deux, qui vient de Duo, n'a pas plus de droit à l's finale: ou dit pourtant deuX hommes; la première forme était dous hommes. Pourquoi deux a-t-il gardé seul sa finale euphonique? En vertu de quelle logique accorde-t-on à deux ce qu'on refuse à quatre? Ils étaient jadis sur le même pied. L'histoire des mots ressemble à celle des hommes, égaux en naissant, inégaux par les hasards de la fortune.

Le pronom masculin sonnait i:—i viendra,… i dira… qu'i dit…

Le pronom féminin, entre é fermé et ai:—é sait… é fait… é va… Madame à sa tour monte si haut qu'é peut monter.

Mais devant une voyelle, l'l euphonique reparaissait: il ira… el aura.

Puis l'usage de faire constamment sonner cette l s'est établi dans les classes soi-disant lettrées: ile va… ile dort. Il en est résulté que le pronom féminin el s'est allongé d'une syllabe sur le papier: elle part, elle donne. Le bon sens, l'analogie auraient voulu qu'on modifiât de même l'autre, et qu'on écrivît ille, puisqu'on le prononce maintenant ainsi. Point! il est resté monosyllabe à l'œil, tandis qu'il a deux syllabes pour l'oreille.

Mais enfin, si nous manquons de logique, nos pères n'en sont pas cause; et vraiment ce serait pousser trop loin la fatuité de l'ignorance que de les blâmer d'avoir écrit: El voit venir son page… si haut qu'el peut monter.

Quel nouvelle… et non quelle nouvelle. Quel, tel, étaient invariables pour le genre. Tout adjectif était dans ce cas, venant d'un adjectif latin en is, et n'ayant par conséquent qu'une seule terminaison pour le masculin et pour le féminin. De là vient que mortel, royal, grand, etc., n'avaient qu'une forme pour les deux genres: c'est qu'ils dérivent de mortalis, regalis, grandis.

Cela vous démontre en passant l'absurdité d'écrire avec une apostrophe, grand'route, grand'messe, comme s'il y avait une élision de l'e sur une consonne. Cet e n'a jamais existé.

Cela vous explique aussi cette locution demeurée technique au palais, lettres royaux. M. Chicaneau, dans les Plaideurs:

J'obtiens lettres royaux, et je m'inscris en faux.
Ne sais quel chose traïnoient.
(Dolopathos.)

Ayez soin surtout de bien prononcer queu chose, queu nouvelle, comme vous prononcez queu diable! pour quel diable! Vous sentez en effet qu'en faisant sonner l'l, vous introduiriez un e muet qui romprait la mesure. Nos aïeux étaient bien autrement que nous attentifs à l'euphonie! ils avaient l'oreille bien autrement délicate que la nôtre par rapport à la musique du langage! Le XIIIe siècle était, à cet égard, incomparablement plus avancé que le XIXe. Cela blesse un peu notre vanité et la doctrine du progrès: j'en suis fâché; mais la vérité est ce qu'elle peut.

Nous avons, je crois, passé en revue toutes les fautes de français, c'est-à-dire, tous les vénérables archaïsmes de la chanson de Malbrou. Passons de la forme au fond.

Comment a-t-on pu trouver le mot pour rire dans cette romance naïve? Relisez-la donc, dégagé de vos préjugés et de vos habitudes d'enfance, et dites de bonne foi si vous connaissez rien de plus touchant que ces détails empreints de tout le charme et de toute la simplicité antiques? Il n'en est pas un qui ne respire la poésie des temps chevaleresques et ne nous reporte en plein moyen âge. Si madame à sa tour monte, et même si haut qu'el peut monter, autant en fait la pauvre femme de Barbe-Bleue, autant en fait Bramidone, la femme du roi Marsile, pour assister à la déconfiture des Sarrasins par l'armée de Charlemagne:

En sum la tour est muntee Bramidonie;
Ensemble od li ses clers e si canonie.
(Roland, st. 266.)

«Au sommet de la tour est montée Bramidone; ensemble avec elle ses clercs et ses chanoines.»

Entendez que ce sont chanoines et clercs de la cathédrale de Mahomet, car le roi Marsile et la reine Bramidone étaient païens. Il faudrait, pour ignorer cela, n'avoir pas lu le vingt-sixième chapitre de la seconde partie de Don Quichotte.

Et ce page tout de noir habillé, ce dialogue si rapide et si douloureux, ce guerrier tombé sur le champ de bataille, cette tombe entourée de romarin, ce rossignol qui chante sur la plus haute branche: comme toute cette poésie mélancolique convient bien au XVIIIe siècle, et s'adapte merveilleusement à ce vieux Curchill de Marlborough, mort à 72 ans, dans son lit, par suite d'une apoplexie qui l'avait rendu fou! N'est-ce pas là effectivement une agréable et piquante satire? et combien doit-on admirer le jugement de ceux qui, les premiers, ont interprété dans ce sens le chant de Malbrou!

Leur bon goût et leur intelligence éclate surtout dans les couplets qu'ils ont ajoutés au fragment de la nourrice:

[127] Pillé du Convoi du duc de Guise.

Cela n'a pas plus de raison que de rime. Les continuateurs n'ont pas même soupçonné l'ordonnance de ce qu'ils prétendaient finir. On voit qu'ils ont pillé la parodie de 1563, et n'ont réussi en définitive qu'à être, quand ils se croyaient réjouissants, bêtement plats ou platement bêtes. Aussi le peuple s'est-il bien gardé de consacrer leurs prétendus vers. La première moitié de Malbrou est dans toutes les mémoires; personne ne connaît ou n'a retenu la seconde. L'instinct populaire est infaillible à discerner le faux du vrai; et son arrêt lui seul, sans autre indication, suffirait pour mettre sur la trace de l'imposture.

Mais enfin, dira-t-on, si la chanson de Malbrou date du moyen âge, et si, comme il paraît, elle n'a nul rapport à Curchill de Marlborough, qui donc en est le héros? Ah! voilà le grand problème! Ici, nous nous engageons dans des landes inconnues, sur des sables mouvants. Avançons avec précaution.

Si nous possédions une leçon authentique du fragment chanté par madame Poitrine; si seulement nous avions le vers qu'on a remplacé par Monsieur d'Malbrouck est mort, cela nous aiderait beaucoup et peut-être nous mettrait tout soudain hors de peine; car certainement il y avait un nom dans ce fragment, et il y a dix mille à parier contre un que ce nom n'était pas Malbrouck. Mais on peut supposer que c'était quelque nom approchant, et que la ressemblance a conduit à la substitution, surtout si le personnage dépossédé était inconnu à Marie-Antoinette et à ses courtisans. Or, s'agissant d'un héros du XIIe ou du XIIIe siècle, le fait est assez vraisemblable.

Je trouve, dans le Romancero de Duran, une très-jolie pièce que je regrette de ne pas voir traduite dans l'excellent recueil de M. Damas-Hinard. A la vérité, don E. de Ochoa, qui a réimprimé à Paris le travail de Duran, ne donne cette pièce qu'en note, et avec la date du XVIIIe siècle. M. Ochoa s'est laissé abuser aussi par la ressemblance d'un nom propre; il a partagé l'erreur commune relativement à la personne de Malbrou, et, sans y regarder de plus près, il a rapporté au temps des guerres de la succession un morceau beaucoup plus ancien. Il donne positivement comme une imitation d'après Juan de Rivera ce qui peut-être a servi à Juan de Rivera de point de départ et de modèle128.

[128] Voyez, dans le Tesoro, la romance Caballero de lejas tierras; et dans le Romancero de M. Damas-Hinard, la page 265 du tome second.

Les acteurs de ce petit drame sont une épouse inquiète comme celle de la chanson de Malbrou, et un soldat, apparemment un croisé, qui revient de la guerre, et qui a le visage couvert par la visière de son casque.


—«Écoute, écoute, bon soldat, si tu es tel que tu me sembles: as-tu jamais rencontré mon mari à l'armée?

—«Je ne sais, madame. Donnez-m'en quelque signalement.

—«Mon époux est bon gentilhomme, bon gentilhomme et très-courtois, et monté sur un poulain blanc, plus léger qu'un cheval anglais. Il porte à l'arçon de sa selle les armoiries de notre roi, et son épée est suspendue avec ceinturon de Morlaix129.

[129] De toile de Morlaix, en Bretagne.

—«L'homme que vous dites, madame, depuis un bon mois il est mort, et par testament vous ordonne de vous marier avec moi.

—«Ne permette le Dieu du ciel, ni feu ma sainte mère Ignès, que femme de notre lignage se marie plus d'une fois! De ses trois filles qu'il me laisse, la première je marierai, la seconde prendra le voile; la troisième je garderai, qui me guide et qui m'accompagne, et qui me prépare à manger, et qui par la main me conduise dans la maison du colonel.

—«Ne vous affligez pas, madame; dame, ne vous affligez pas. (Il lève sa visière.) Tenez, regardez mon visage, pour voir si vous me connaissez?

—«Ah! vous êtes mon cher Mambrou! vous êtes mon mari, mon maître! vous…» Elle chut évanouie dans les bras de son cher trésor, la pauvre dame, défaillante de sentiment et de plaisir.

«Puis étant à soi revenue, tous deux s'en furent chez le roi, qui les reçut entre ses bras comme ils se jetaient à ses pieds.

«Voilà, messeigneurs, le Mambrou que tout le monde défigure130, et qu'une Égyptienne chante sur la grand'place d'Aranjuez.»

[130]

Este es el Manbrù senores
Que se canta del revez.

Ce second vers est obscur, parce que l'expression est impropre, l'auteur ayant été contraint sans doute par la rime d'Aranjuez. J'ai choisi le sens qui m'a semblé le seul raisonnable: la gitana accuse d'inexactitude toute version autre que la sienne, et donne son adresse aux amateurs de la véritable complainte de Mambrou.

Il est clair qu'au temps où fut composée cette romance, le sujet en était populaire ainsi que le héros. Cette expression le Mambrou le fait assez entendre. Le Mambrou appartenait à tout le monde, mais tout le monde n'en savait pas l'histoire exactement; chacun l'accommodait à sa guise, d'où vient que notre poëte accuse ses rivaux d'infidélité et de chanter le Mambrou tout de travers, del revez. Effectivement, on peut voir une de ces versions dans le romancero de M. Damas-Hinard (II, 265). Dans cette dernière, Mambrou n'est point nommé; le récit est visiblement tronqué; il n'est question ni du testament du défunt, ni de ses trois filles, ni de la visite de la veuve au colonel de son mari, ni de la visite au roi. La dame annonce le dessein de se faire religieuse; le soldat lui répond: «Ne vous mettez pas en religion, madame, car votre mari bien-aimé, vous l'avez devant vous;» et tout finit là. De la première narration à cette copie sèche et décharnée, il y a la même distance qu'entre la chanson de Malbrou et celle du duc de Guise; et, par une conformité de destinée vraiment bizarre, dans l'une comme dans l'autre, on a pris, selon moi, l'original pour la copie, et la copie pour l'original. Ce malheureux nom de Malbrou en est la cause; il a tout brouillé.

Mais peut-être je saisis un héros de hasard pour étayer une hypothèse caduque? Nullement. Les témoignages sur Mambrou ne sont pas nombreux, mais ils suffisent pour qu'on ne puisse nier et son existence et son antique célébrité. L'auteur d'un livre allemand intitulé Deux ans chez les Mores, ou le Renégat par contrainte, parlant du goût de ses hôtes pour la musique, dit: «Ces braves gens, dans leur ignorance, se passionnaient pour toute espèce de chant; dans leur répertoire, ils donnaient le premier rôle à la vieille chanson de Malbrough, ou de Mambrun, comme on l'appelle en Espagne131;» et il ajoute en note: «Ce nom de Mambrun a passé dans la légende espagnole; toute pierre monumentale dont on ignore l'origine, on dit aux étrangers que c'est le tombeau de Mambrun.» Il cite à cette occasion le premier vers de la chanson de Mambrun:

[131] Zwei Jahre unter den Mohren, p. 34.

Mambrun se fué a la guerra…

Par malheur, il s'en tient là, ne supposant pas que le moindre intérêt puisse s'attacher à ce qu'il regarde comme une traduction d'une chanson des rues du XVIIIe siècle, tandis que cette chanson de Mambrun ou de Mambrou, car c'est tout un, est peut-être l'original de notre Malbrou. Si elle n'en est l'original, elle peut du moins en être contemporaine. Ce qui tendrait à le faire croire, c'est qu'une tradition bien connue, et que M. de Chateaubriand n'a pas jugée indigne d'être recueillie, attribue à l'air de Malbrou une origine arabe. Les soldats de saint Louis l'auraient rapporté d'Afrique; ce serait l'air d'une complainte composée par les Sarrasins sur leur défaite à la Massoure. La complainte des vaincus aura passé dans le camp des vainqueurs; et comme le peuple ne retient guère un air qu'à la faveur des paroles, tout porte à croire qu'une chanson française aura été composée sur la mélodie arabe; cette chanson célébrait l'aventure de Mambrou, apparemment un des croisés, et même un croisé français. Quiconque a jeté les yeux sur les chansons de geste de ce temps-là, sait que rien n'y est plus fréquent que l'épithète de membré ou de membru, accolée au nom du héros:

Non ferai, sire, dit Rolant li membré.
(Gerard de Viane, v. 3260.)
Li grans barnages est encontre venus:
Mille de Puille et Harnaus li membrus.
(Ibid., v. 3180.)

Le membrou, c'est-à-dire, le vigoureux, l'homme aux formes athlétiques.

Il est important d'observer que le roi de France et le roi d'Aragon partirent l'un et l'autre pour la terre sainte en 1269. Les Espagnols et les Français étaient réunis dans la même cause, en sorte que le chant de Mambrou dut être rapporté en Espagne par les soldats de Jayme Ier, en même temps qu'il arrivait en France par les soldats de Louis IX. Cette circonstance explique la simultanéité de la tradition dans les deux pays.

Sur le caractère oriental de la mélodie de Malbrou, nous avons encore le témoignage de l'auteur allemand déjà cité, d'autant moins suspect que cet auteur rapporte un fait en passant, sans y soupçonner aucune conséquence historique:

«Au surplus, il ne faut pas s'étonner que cet air plaise tant au peuple espagnol, précisément à cause de sa simplicité, qui le rapproche du style de la musique moresque.»

L'air de Malbrou est répandu dans tout l'Orient. Un de mes amis m'a assuré l'avoir entendu en Égypte. Pendant quelques jours il fut dérouté par la manière de chanter particulière au pays. Il se disait, Je connais cela! mais il faisait de vains efforts pour saisir et fixer ce souvenir fugitif. A la fin, il reconnut, à sa grande surprise, que cet air dont on lui rebattait les oreilles n'était que l'air de Malbrou. Il y a là-dessous un autre héros que le Curchill de 1722. Ce n'est pas au XVIIIe siècle que se sont formées les légendes et les traditions populaires; la mémoire du vainqueur de Malplaquet n'aurait pas subitement poussé de si profondes racines en France, en Afrique, et dans le Levant132.

[132] Ce n'est pas que nous ayons manqué en France de chansonner le duc Curchill de Marlborough. Le recueil manuscrit des chansons historiques en trente et un volumes, qui a passé du cabinet de M. de Maurepas à la Bibliothèque royale, contient vingt-sept chansons sur Marlborough; mais celle qui seule a survécu, et qui devrait par conséquent avoir été la plus célèbre, ne s'y trouve pas; et, parmi les vingt-sept qui s'y trouvent, aucune n'offre le moindre rapport de détail avec la chanson de Malbrou, aucune n'est sur l'air de Malbrou, aucune enfin ne présente le nom de Marlborough autrement qu'en trois syllabes, et écrit ainsi, Malboroug.

En 1783, il y avait longtemps qu'on ne composait plus de chansons sur Marlborough, mais on se souvenait encore de celles qui avaient été composées. Voilà pourquoi ce nom célèbre a été si leste à se glisser dans une chanson dont le héros était inconnu.

Voilà beaucoup de circonstances qui se réunissent en faveur de notre thèse. Mais à moins qu'un bienheureux hasard ne vienne répandre sur cette question un supplément de lumières dont j'avoue qu'elle aurait grand besoin, il ne me paraît pas possible de déterminer avec certitude qui était le héros de notre chanson de Malbrou. Peut-être cette chanson avait-elle, comme dans l'espagnol, un dénoûment heureux et inattendu; peut-être le héros dont on annonce la mort au commencement, reparaissait-il à la fin. Nous saurions sans doute à quoi nous en tenir, si les seigneurs qui entouraient Marie-Antoinette se fussent trouvés aussi zélés archéologues qu'ils étaient empressés courtisans. Plût à Dieu que la chanson de madame Poitrine fût tombée dans quelque oreille, je ne dis pas savante, mais du moins intelligente et attentive, dont le propriétaire eût pris soin de transmettre à ses petits-fils ce singulier morceau de poésie! Par malheur, le seul homme capable de ce procédé, le marquis de Paulmy, terminait alors sa carrière. Il était né précisément en 1722, l'année de la mort de Marlborough; il mourut au moment où Marlborough ressuscitait. En arrivant dans l'autre monde, il aura appris le secret de Malbrou, dont il faut nous passer en celui-ci, au moins jusqu'à nouvel ordre.

Toutefois, un point semble mis hors de litige, savoir, que la chanson de Malbrou appartient au moyen âge et aux premières époques de la littérature française. La chanson de Malbrou est peut-être un fragment vivace de quelque vieille chanson de geste; avant de courir les rues, elle a peut-être été chantée dans les castels et dans les palais, devant les hauts barons et les nobles châtelaines, à la table des seigneurs et des rois. C'est une beauté qui a trop longtemps vécu, et que dans sa décrépitude personne ne reconnaît. C'est l'histoire de Marion Delorme, en son printemps maîtresse du cardinal de Richelieu, puis disparue tout à coup de la société, et si oubliée pendant un demi-siècle, que, lorsqu'elle mourut de misère à cent trente-quatre ans, on l'enterra sans se douter qui elle était. Accident bizarre! quand la littérature du moyen âge est morte depuis si longtemps, quand la prononciation de cette langue de Louis IX est devenue par les érudits une espèce d'énigme, l'objet d'une étude presque désespérée, nous avons là, au milieu de nous, une voix mystérieuse, une voix infatigable qui chante encore et retentit obstinément du fond du XIIIe siècle! tout le monde l'entend, et personne n'y prend garde; et les doctes se bouchent les oreilles avec mépris et indignation, pour n'être pas dérangés dans leurs recherches grammaticales. La réalité qu'ils poursuivent dans les nuages, ils la foulent aux pieds sans s'en apercevoir: c'est une grâce d'état.

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