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Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation

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CHAPITRE IV.

Des deux manières d'abréger les mots: syncope et apocope.—De la tmèse54.

[54] On m'excusera d'employer ces termes d'école; ils ont l'avantage, une fois expliqués, d'épargner de grandes circonlocutions.

§ 1er.
SYNCOPE DANS LES NOMS.

Une tendance constante à resserrer les mots, combinée avec un soin scrupuleux de l'euphonie, voilà les deux caractères essentiels du génie de notre langue, et sous l'influence desquels elle s'est développée.

Voltaire avait reconnu le premier: «C'est, dit-il, une propriété des barbares d'abréger tous les mots.» Je lui en demande pardon, mais je crois l'épithète injuste. En toute chose, la simplicité est le dernier terme de l'art. Considérez les langues des sauvages ou celles qui se sont arrêtées à l'état primitif, comme le basque: quels mots incommensurables! quelle complication de temps et de cas! Ce n'est pas trop de la vie entière d'un homme pour apprendre à parler. Voilà le vrai caractère de la barbarie. La civilisation, au contraire, économise le temps; elle simplifie l'instrument, pour avoir le loisir d'exercer l'art. Ennius et ses contemporains disaient induperator, avispicium, dedecoramentum, indupetrare, extera, supera, qui, sous Auguste, étaient resserrés en imperator, auspicium, dedecus, impetrare, extra, supra. Au compte de Voltaire, Horace, Virgile et Cicéron, seraient les barbares; Ennius, Pacuvius et Lucile, les hommes plus civilisés.

Autre chose est d'abréger les mots, autre chose de les estropier. S'il est démontré qu'une abréviation conserve les caractères natifs, essentiels du mot, et s'allie en même temps avec la douceur et la facilité du langage, il est incontestable que c'est un perfectionnement.

Nous aussi nous avons commencé par des formes développées, que nous avons resserrées à mesure que nous avancions.

C'est un fait singulier, et qui n'a pas encore été remarqué, que la plupart de nos substantifs tirés du latin ne sont pas calqués sur le nominatif, mais sur l'accusatif. Apparemment nos pères regardaient l'accusatif comme la forme du mot la plus complète. Vierge, image, multitude, ordre, etc., dérivent de virginem, imaginem, mutitudinem, ordinem; la forme primitive était virgine, imagine, multitudine, ordene.

—«Chier frère, ceste génération ki raconterat? li angeles l'anonzat… li virgine croit; de foit conzoit virgine; virgine enfantet, e virgine parmaint!»

(Saint Bernard, p. 531.)

Le livre de Job traduit ces parole: imago coram oculis meis, «une ymagene devant mes oez.» (P. 486.)

—«Li fils si est la imagene del pere.» (Ibid.)

L'amiral Baligant fait un vœu à ses divinités Apollon et Mahomet, de leur élever des statues d'or fin:

Mi damne Deu, je vuz ai mult servit!
Tes ymagenes ferai tutes d'or fin.
(Roland, st. 255.)
Li amirals mult par est riches hom.
De devant sei fait porter sun dragon,
E l'estandart Tarvagan e Mahum,
E un ymagene Apolin le felun.
(Ibid., st. 237.)

«L'amiral est un homme très-riche: il fait porter devant soi son dragon, l'étendart de Tarvagant et de Mahomet, et une image d'Apollon le félon.»

APOLIN est abrégé d'Apollinem, comme fontaine, de fontem. Origine ne représente pas origo, mais originem. On disait par syncope orine:

Cil pautonier ki sont de pute orine.
(Rom. de Guillaume d'Orange.)

«Cette canaille de sale origine.»

MULTITUDE est par syncope de multitudine, qui est dans les Rois et dans saint Bernard:

—«E avez grant multitudine de gens e veels de or.»

(Rois, III, 398.)

GUASTINE ou wastine était formé pareillement de vastitudinem.

—«Uns huem mest en la guastine de maon.» (Rois, I, 96.)—«Ki est encontre la wastine al chemin55

(Ibid., 103.)

[55] Il est singulier de voir, deux lignes plus haut, le mot désert employé pour désigner la même chose: «E Saul vint al desert de Ciph.»

ORDENE (ordinem), ordre.

Saladin pressant Hugues de Tabarie afin d'être par lui fait chevalier, Hugues s'y refuse net:

Biau sire, fait il, non ferai.
Porquoi? et je le vous dirai:
Sainte ordene de chevalrie
Seroit en vous mal emploiiee,
Car vous estes de male loi
Se n'avez batesme ne foi.
(L'Ordene de chevalerie, v. 81.)

—«Me semblet ke les trois de ces quatre fontaines apartignent proprement a trois ordenes de sainte Eglise: une chacune fontaine a un chascun ordene

(Saint Bernard, p. 539.)

ORGENES (d'organa), aujourd'hui orgues:

—«E David sunout une manière de orgenes ki esteient si aturné ke l'om les liout as espaldes celi ki 's sunout.» (Rois, p. 141.)—«Et David jouait d'une espèce d'orgues qu'on liait aux épaules de celui qui en jouait.»


La syncope ne tarda pas à resserrer tous ces mots. Le livre des Rois dit partout aneme (animam); la chanson de Roland écrit déjà anme. Roland à l'agonie se recommande à Dieu:

Guaris de mei l'anme de tuz perils…
Mors est Rollans, Deu en a l'anme es cels.
(St. 173.).

ENGELE, dans les Rois et dans saint Bernard:

—«Glore soit a Deu en haltismes, ce dient li engele(P. 543.)—«Jacob vit les engeles montanz et «descendanz.»

(Job, p. 480.)

Dans le Roland, c'est déjà angle:

Ço sent Rollans que la mort li est pres,
Par les oreilles fors se ist la cervel:
De ses pers priet Deu que 's apelt
E poi de lui al angle Gabriel.
(Roland, st. 155.)

«Roland sent que sa mort approche. La cervelle lui sort par les oreilles. Il prie Dieu de se souvenir des autres pairs de France, et se recommande lui-même à l'ange Gabriel.»

Charlemagne arrive sur le champ de bataille de Roncevaux après la défaite accomplie. La nuit arrive, et l'armée française dort parmi les débris:

Karles se dort cume hume traveilliet.
Seint Gabriel li ad Deus enveiet,
L'empereur li cumande a guarder:
Li Angles est tute noit a sun chef.
(Ibid., st. 280.)

«Charlemagne repose comme un homme agité d'inquiétude. Dieu lui a envoyé saint Gabriel, avec ordre de garder l'empereur. L'ange se tient toute la nuit à son chevet.»

CHAIR ne dérive pas de caro, mais de carnem; d'où vient que dans les plus vieux textes il n'est jamais écrit autrement que carn, karn, charn. L'n reparaît encore aujourd'hui dans charnel, décharner, carnassier.

RÈRE-GUARDE, ANS-GARDE ou engarde, pour arrière-garde, avant-garde, se trouvent à chaque page de la chanson de Roland:

—«S'il trouve Roland à l'arrière-garde.»

Qu'en rere guarde trover le poüsum.
(St. 47.)

—«Que nous le pussions trouver à l'arrière-garde.»

E ki sera devant mei en l'ansgarde?
(St. 57.)

«—Et qui sera devant moi à l'avant-garde?»

MAIN, par syncope de matin.

On se tromperait de croire que main vient directement de mane, et a précédé matin. Premièrement, on abrége un mot racine, mais on ne l'allonge pas; cela est contraire au génie des langues en général, et à celui de la nôtre en particulier; ensuite le fait est une preuve irrécusable: le livre des Rois, celui de Job, saint Bernard, emploient toujours matin, et non pas main:—«Le matin a vus vendrum, e en vostre merci nus metrum.»

(Rois, I, p. 37.)

La femme d'Aloul va se promener au point du jour dans son verger; ils avaient pour voisin un prêtre:

Et li prestres en icele eure
Estoit levez par un matin.
Il erent si tres pres voisin…
Dame, fait il, bon jour aiez.
Por qu'estes si matin levee?
—Sire, dist elle, la rousee
Est bone et saine en icest tans…
—Dame, dist il, ce cuit je bien,
Car par matin fait bon lever.
(Le Fabel d'Aloul; Barb., II, 256.)

Matin est par syncope de matutinè, qu'on trouve dans Pline, Diomède et Priscien, auteurs plus connus au moyen âge que Virgile et Cicéron. On rencontre, dès le XIIIe siècle, les deux formes employées concurremment:

En petit d'eure Diex labeure,
Tel rit au main qui le soir pleure;
Et tels est au soir couroucies
Qui au main est joians et lies.
(Estula, Barb., III, p. 67.)
Oiez, seigneur, un bon fabel;
Uns clers le fist por un anel
Que trois dames un main troverent.
(Des trois Dames, Barb., III, p. 66.)

Main subsiste encore dans demain, qui signifie de matin, et dans l'endemain, dont nous avons fait avec deux articles, le lendemain. Le lendemain est aussi ridicule que pourrait être le lapropos. Les anciens auteurs n'ont jamais dit autrement que l'endemain:

—«De ce pristrent li message jour de respondre à l'endemainà l'endemain manda li dus son grant conseil…»

(Villehardouin, § 15.)
A l'endemain quant il li plout.
(Du Chevalier qui fist sa femme confesse.)
Tant que ce vint a l'endemain
Qui li borjois leva bien main.
(La Bourse pleine de sens.)
L'endemain si compaignon vindrent,
Et lor parlement a li tindrent.
(Une femme pour cent hommes.)

Je remarquerai tout de suite que cette faute d'un mot contrefait par la réduplication de l'article, a été commise plus d'une fois. Ainsi le mot lierre présente le même cas que l'endemain. Du latin hedera, on avait fait hiere, l'hierre, ou, sans h, l'ierre:

Jehans li Galois d'Aubepierre
Nous dist si com la fuelle d'yerre
Se tient fresche, novelle et vert…
(La Bourse pleine de sens, v. 418.)

Insensiblement l'article fit corps avec son substantif, auquel on en rendit un autre; et nous disons aujourd'hui le lierre.

De medecina, MEDECINE, et par syncope MECINE:

Apres apris tote mecine
Quanqu'est en erbe et en racine.
(Partonopeus, v. 4585.)
—Suer ce li respont la roïne:
Mes duels ne puet avoir mecine.
(Ibid., v. 4933.)

«Mon deuil ne peut avoir de remède.»

—«Ensi fait maintes foiz la mecine dele soveraine pieteit.»

(Job, p. 489.)

La femme du vilain mire (le Médecin malgré lui) vante les connaissances de son mari à ceux qui cherchent un habile praticien:

Saint Bernard dit toujours saint ESTEVENE (S. Stephanus).—«Nos avons en saint Estevene l'oyvre et la volunteit ensemble del martre.»

(P. 542.)

Estevene a fait par syncope Estene, ainsi qu'il est toujours écrit dans la Court de Paradis; d'où la forme Estève.

On aura remarqué, dans la citation qui précède, martre pour martyre. Cette syncope se maintient dans Montmartre (mons Martyrum).

De prosperitas on avait fait PROSPÉRITÉ, par syncope prospreté:

—«Lors assemblad li reis Achab de ses prophetes quatre cenz, e enquist se il a prosperitez ireit Ramoth de Galaad assegier.»

(Rois, p. 335.)

—«Tuit li prophete a une voiz annuncient al rei tute prospreté

(Ibid., p. 336.)

Et même prosprement, adverbe, pour prosperement:

—«E tuit cil prophete diseient ensement: Va en Ramoth de Galaad; prosprement i iras, e la cited prendras.»

(Ibid.)

De même VERTÉ (vreté), pour vérité;—FERTÉ (freté) pour fermeté.—MESTIER, de ministerium; comme MOUSTIER, de monasterium.

De l'italien medesino on fit MEISME, en trois syllabes, aujourd'hui même.

Le sire de Coucy, embarrassé de la déclaration qu'il veut faire à la dame de Fayel, se trouvant avec elle tête à tête, s'effraye, et pense qu'il aimerait mieux être au fond d'un abîme:

En son cuer pense en soi meisme
Miex me venist estre en abisme.
(R. du chast. de Coucy, v. 605.)

—«E il meismes vers Ramatha alad.»

(Rois, p. 76.)

De pessimus, PESME, contraction de pessime:

—«Lonz soit, chier freire, ades de nos cis tres pesmes chaigemenz et cis tres horribles enduremenz de cuer!»

(Saint Bernard, p. 562.)

«Loin de nous, mon cher frère, ce très-mauvais changement et très-horrible endurcissement de cœur!»

Bataille auerum e aduree e pesme.
(Ch. de Roland, st. 239.)

«Nous aurons bataille dure et très-mauvaise.»

Dist Blancandrins: Mult est pesmes Rollans!
(Ibid., st. 29.)

—«Mais si maris fud dur e pesmes e malicius.»

(Rois, p. 96.)

Les poëtes ont abusé quelquefois de la syncope, et sans doute tout ce qu'ils se permettent en ce genre n'était pas reconnu par l'usage.

Je n'ai rencontré qu'une fois mauvaise contracté en maise. C'est dans le Dit de la borjoise de Narbone:

Or serai je pendus, nen eschaperai ja
Pour maise compaignie que j'ai menee pieça.
(Jubinal, Nouv. rec. de Fabliaux, I, 37.)

Il est bien probable qu'il y avait ici abus.

YDLES. Le livre des Rois n'emploie jamais d'autre mot pour traduire idolum.

—«Si que il aourad neis les ydles as Amorriens.»

(Rois, p. 333.)

«De sorte qu'il (David) adora jusqu'aux idoles des Amorrhéens.»

Nous ayons refait le mot d'après le latin, en lui rendant la syllabe retranchée par nos pères. Cela est arrivé plus d'une fois, notamment pour les adjectifs numéraux que nous terminons en ième. Le livre des Rois et la chanson de Roland sont d'accord sur ce point: voici les termes qu'ils emploient: prime ou premer, l'altre, tierce, quarte, quinte, siste, sedme, ou setme, uitme, noesme, disme.

L'amiral Baligant a formé dix bataillons:

La premere est des Jaians de Malperse,
L'altre est de Huns, e la terce de Hungres,
E la quarte est de Baldise la lunge,
E la quinte est de cels de val Penuse,
E la siste est de la gent de Maruse,
E la sedme est de cieus d'Astri monies (sic),
L'oidme est d'Argoilles, et la noef57 de Clarbone,
E la disme est des barbez de fronde.
(Roland, st. 236.)

[56] Remarquez l'élision de l'a sur lui-même, a ajustées.

[57] La neuf, pour la neuvième.

Nous avons restitué une syllabe à ces adjectifs numéraux, ainsi qu'à ces adverbes grandement, loyalement, fortement, qui n'en avaient jadis que deux:

A faire son talent, à faire son désir. Les Italiens ont conservé le sens primitif de talento.

§ II.
SYNCOPE DANS LES VERBES.

INFINITIFS.—L'étude du vieux français, celle de toutes les langues, je pense, mène à reconnaître ce phénomène étrange, qu'une langue, à son origine, est régulière, logique dans toutes ses parties, et, à son point de perfection, pleine d'inconséquences et d'irrégularités. Comment cela se peut-il? Comment des barbares si éloignés de la civilisation qu'ils n'en ont pas même le premier instrument, une langue à eux, ces barbares composant leur langage à la hâte, au hasard, des débris d'un autre langage vieilli et corrompu; comment ces gens-là auraient-ils pu observer l'ordre, la déduction, l'analogie, toutes ces lois philosophiques qu'une méthode rigoureuse, fortifiée d'un long exercice, a tant de peine encore à maintenir? Au contraire, lorsque la société s'est organisée, lorsque les arts sont cultivés en paix, lorsqu'une lente et savante analyse remplace de tous côtés une synthèse brutale et précipitée; en un mot, lorsque fleurissent les académies, c'est alors que nous allons voir le triomphe de la logique! Toutes choses vont être épluchées, rectifiées au compas de la géométrie, classées dans un bel ordre et un enchaînement régulier, qui permettra d'en admirer l'ensemble et d'en comprendre la suite d'un coup d'œil.

Nous sommes, grâce à Dieu, dans cette dernière période. Nous jouissons non pas d'une, mais de cinq académies, sans compter les sociétés savantes, grammaticales ou autres. Approchez: que voyez-vous? Le plus effroyable chaos dans la langue; l'impossibilité démontrée, ou peu s'en faut, d'avoir une grammaire et un dictionnaire. Passe encore pour la grammaire, direz-vous; mais le dictionnaire! C'est la besogne de six greffiers. Oui, sans doute. Et c'est justement pour s'obstiner à comprendre et à exécuter ainsi la chose, que l'Académie n'en est pas venue et n'en viendra jamais à bout.

Au contraire, nos aïeux, sans doctrine et sans académiciens, s'étaient arrangé une langue si régulière, qu'à une énorme distance, et à travers le brouillard des âges, un œil attentif en saisit encore les principales dispositions. Un pareil concert est incompréhensible. L'expliquera qui pourra; ce n'est pas moi qui l'essayerai. Je m'estimerai assez heureux si j'arrive à le faire reconnaître.

Il semble qu'on eût arrêté d'économiser sur chaque infinitif latin au moins une syllabe: c'était en entrant dans notre langue comme un péage, un droit d'admission. Audire fit ouïr; separare, sevrer; movere, mouvoir; amare, aimer; plangere, dolere, plaindre et se douloir; parolare, parler; rotolare, rouler58; ingenerare, engendrer, etc. Mourir n'a que deux syllabes, comme en latin; mais d'abord mori, à titre de verbe déponent, peut être mis dans une classe exceptionnelle; ensuite le primitif est réellement moriri, qui se trouve dans Plaute et même dans Ovide.

[58] Roland fut ainsi nommé, parce qu'en venant au monde il roula jusqu'au bord de la caverne où sa mère Berthe, sœur de Charlemagne, lui donna le jour. Son père Milon rend compte à Berthe du motif de ce nom: «La prima volta ch'io lo vidi, si lo vidi io che il rotolava, e in franzoso è a dire rotolare, roorlare… Io voglio per rimemoranza che l' habbia nome Roorlando.» (I Reali di Franza, liv. VI, c. 55.)

«La première fois que je le vis, je le vis qui rotolait, et le mot italien rotolar, c'est en français rouler… Je veux qu'en commémoration il s'appelle Roulant

C'est donc Roulant, et non Roland, qu'il faudrait dire. Tout le moyen, âge a prononcé Rouland, conformément à la valeur de l'orthographe exposée page 57. Le hasard fait que, dans un manuscrit anglo-normand cité par M. Fr. Michel, ce nom se trouve écrit à la moderne, Roulant:

De Roulant u de Oliver
Orrium mult plus volenters
Ke ne frium, si cum jo quit,
La passiun de Jesus Christ.
(Chans. de Roland, p. 208.)

«Nous sommes, dit le bon trouvère, si feinz (si feignants), que nous entendrions, je pense, plus volontiers chanter les exploits de Rouland, d'Olivier et des douze pairs, que la passion de Jésus-Christ.»

C'est cette condition inflexible de la syncope qui paraît avoir déterminé les finales diverses de nos infinitifs. Le latin n'en a qu'une: re59. Apparemment le français n'en aurait pas eu davantage, et tous nos infinitifs auraient été faits comme lire, mettre, courre, sans les convenances de l'euphonie, qui venait après la syncope, mais non moins exigeante.

[59] L'allemand n'en a qu'une non plus, en.

Enlevez la syllabe du milieu d'amare, inflare, probare: ce qui reste ne peut s'articuler amre, enflre, prouvre. On a retourné la position des lettres, ou, si vous l'aimez mieux, on a supprimé l'e final, et, par la métamorphose habituelle de l'a en e, on a eu aimer, enfler, prouver.

Les infinitifs qui, après avoir subi l'opération de la syncope, se trouvaient toujours d'accord avec l'euphonie, sont demeurés en re: boire, clore, lire, faire, croire, feindre, etc.

Quelques verbes, se trouvant sur la limite de l'une et de l'autre situation, avaient les deux terminaisons à la fois. Par exemple, ardere avait fait ardre ou arder. Ce n'était pas, comme on pourrait le croire, une différence de dialecte; on employait indifféremment l'un et l'autre:

—«E li reis tut fist ardre defors Jerusalem el val de Cedron, e en Betel la puldre porter.» (Rois, 426.)

—«… E le curre ki faid fud en la reverence al soleil fist ardeir

(P. 427.)

Il n'est peut-être pas inutile d'observer que ardre se trouve ici dans le corps d'une phrase, et ardeir à la fin. Le premier fait mieux couler le discours, le second l'arrête plus net.


Quant aux terminaisons en ir et en oir, quel principe en décidait l'emploi plutôt que celui de er? Il y en avait un certainement. On se réglait apparemment sur la voyelle du latin; car il ne faut pas s'imaginer que ces substitutions de voyelles se fissent au hasard; tout était prévu, et ce qui confond de la part de ces prétendus barbares, c'est de les trouver observateurs si ponctuels de lois si minutieuses.

A se traduisait généralement par e:—Amare, aimer;—laudare, louer.

E, par i:—Implere, emplir;—fallere, faillir;—jacere, gésir;—quærere, querir;—legere, lire;—dire, fleurir, etc.

Ou bien par oi:—sapere, savoir;—cadere, chaoir;—sedere, seoir;—vedere, veoir;—recevoir, mouvoir.

L'i long de l'infinitif latin demeurait i en français. Salire, mentiri, sentire, audire, ferire, etc.; saillir, mentir, sentir, ouir, férir, venir.

Cette dernière disposition est remarquable en ce que, par une loi précisément contraire, hors des verbes, l'i latin se change en e français: mihi, sibi, tibi, me, te, se;—si dubitatif, se;—nisi, nes;—ubi, ove (première forme de );—illic, illec;—in, en;—inter, entre, etc.; d'où l'on peut tirer une indication utile pour reconnaître l'âge des mots composés. Dans les mots formés à une bonne époque, in, inter, sont toujours traduits en, entre: engager, enhardir, emmancher, engendrer, entretenir, entreprendre, ont été faits par des gens qui savaient la règle, ou du moins en conservaient la tradition; mais inventer, introduire, inspirer, instruire, imprimer, interdire, intervenir, intéresser, etc., portent le cachet moderne.

Cette règle de discernement s'applique également aux substantifs.


IMPARFAITS.—La forme de l'imparfait de l'indicatif, telle que nous l'employons aujourd'hui, est une forme syncopée. La forme primitive, calquée plus exactement sur le latin, reproduisait la terminaison bam, bas, bat: j'ameveis, tu ameveis, il ameveit. Saint Bernard, le Commentaire sur Job, n'en connaissent pas d'autre.

—«En ceste terre habondaveit et si sorhabondeveit.» (Saint Bernard, p. 553.) Abundabat et superabundabat.

—«Et ke fesoit li fil quant il por luy a vengier veoit si esmeut le peires k'il a nule creature n'en espargneveit?» (Ibid., 523.)—«Et que faisait le fils voyant son père si ému à le venger qu'il n'épargnait nulle créature?»

—«Et s'il donkes ne veskivet jai mie selonc la char.»—Et s'il ne vivait (véquivait, vivebat) déjà plus selon la chair.» (Ibid., p. 554.)

—«… Et la chambriere ki portiere eret et le frument purgievet, dormit.» (Job, p. 444.) Et purgabat frumentum.

Remarquez eret, erat; preuve que la forme ert était dès lors une forme syncopée.

—«Dunkes li sainz hom proievet ke li jors perisset.» Priait que le jour pérît. (Ibid., 445.)

—«Et por offrir les sacrefices soi levevet main.» (Ibid. 492.)

Ces deux textes, Job et saint Bernard, ne manquent jamais cette forme complète, qui ne se rencontre pas dans le livre des Rois. Celui-ci écrit partout se giseit, se dormeit, dans la forme moderne; est-ce à dire que le livre des Rois soit d'une rédaction postérieure à celle des deux autres, ou que, du temps de l'auteur, la forme syncopée de l'imparfait fût déjà en usage? Je ne le pense pas; la différence vient sans doute des copistes, dont les uns auront marqué le v euphonique, l'autre au contraire l'aura négligé partout, laissant à ses lecteurs à le suppléer. Nous voyons par là clairement comment on a été amené à la forme contracte. Effectivement, levevait, avevait, poursuivevait, choquaient trop l'euphonie pour être longtemps maintenus: on les contracta promptement en avait, levait, poursuivait. Mais il est précieux d'avoir la certitude qu'ils ont existé sous la forme complète.


PRÉTÉRITS.—Nos pères écrivaient avec une s la troisième personne du singulier du parfait de l'indicatif: il dist, il fist. Cette s témoigne d'une contraction, comme si l'on avait dit: il disit, il fesit.

Au XVIe siècle, cette s fut réservée comme caractéristique à l'imparfait du subjonctif: je voudrais qu'il aimast, fist, dist. Nous l'avons totalement abolie au prétérit, et remplacée à l'imparfait du subjonctif présent par l'accent circonflexe.


FUTURS.—Le futur de nos verbes a été formé d'après la terminaison du futur latin ero. On ajustait cette terminaison française erai, sans s'inquiéter si l'infinitif était en er, comme aimer, ou en re, comme mettre; tous deux faisaient j'aimerai, je metterai.

ESTRE, j'esserai; AVOIR, j'averai, puis, par syncope, j'aurai ou j'arai; RECEVOIR, je receverai, par syncope recevrai; APPERCEVOIR, j'apperceverai, j'appercevrai; VALOIR, je vauderai, vaudrai; AIMER, j'aimerai; LOUER, je louerai, ou je lourai, pour la facilité de la versification.

Le portefaix jetant dans la rivière le second bossu, qu'il croit avoir déjà noyé tout à l'heure:

Tant t'averai hui apporté!…
(Des trois Bossus.)

[60] Au diable vivant.

Le médecin malgré lui ayant guéri la fille du roi, se voit contraint par le bâton de guérir aussi tous les malades de la ville: il les rassemble dans une salle, où il a fait allumer un grand feu: Je vais, dit-il, brûler le plus malade d'entre vous; les autres boiront de sa cendre, et seront guéris. A ce mot ils le sont tous, et en se retirant rendent témoignage au roi de la science du faux médecin:

Moult a grand chose a vous garir,
Je n'en poroie a chief venir.
Le plus malade en eslirai
Et en cel feu le meterai;
Si l'arderai en icel feu,
Et tuit li autre en aront preu61,
Car cil qui la poudre bevront
Tout maintenant gari seront.
(Du Vilain Mire.)

[61] Profit.

Le poëte aurait pu dire beveront, comme il a dit metterai.—Ailleurs, je la garrai, pour je la garirai.

Les poëtes du XIIIe siècle employaient la forme primitive et complète du futur, ou la forme syncopée, selon l'exigence du mètre. Voici un passage où l'on trouve ces deux formes réunies. Il est tiré d'un fabliau que j'aime à citer, car c'est un des plus spirituels de notre vieille littérature, le fabliau d'Aubérée. On jugera si ma prédilection est mal fondée, et si l'auteur, qui doit avoir été enfant de Compiègne ou de Saint-Quentin, manquait de verve et de comique.

Il faut savoir que l'adroite Aubérée a excité la jalousie d'un mari, en cachant dans le lit nuptial un vêtement masculin, un surcot. L'époux, brutal de sa nature, sans autre forme de procès, a jeté sa femme à la porte; la charitable et dévote Aubérée l'a recueillie. Tout cela était calculé avec un amant caché chez dame Aubérée. Le lendemain, il s'agit de calmer les soupçons du borgois. Aubérée se place sur le chemin de cet homme, et commence une lamentation désespérée: on lui avait confié un surcot à raccommoder; elle l'a emporté en ville, l'a oublié, perdu quelque part; bref, on lui réclame ou le surcot ou sa valeur, trente sous:

Elle s'escrie a haute voix!
«—Trente sols! la veraie croix!
Trente sols! dolente chaitive;
Trente sols! lasse! que ferai?
Trente sols! et où les prendrai?
Diex! je suis trop malhéureuse!
Trente sols! lasse! dolereuse!
Or m'est il trop mésavenu!
Estes-vous62 le borgois venu;
Dame Aubérée veu l'a,
Si crie encor et ça et la:
Trente sols! lasse! trente sols!
Or viendra Çaiens le prevoz,
Si prendera ce pou que j'ai.
C'est le songe que je songeai!

[62] Voici.

Cela n'est-il pas digne de Regnier, voire de Molière?

Il gerra, il parra, je lairai, nous emmenrons, pour il gésira, il paraîtra, je laisserai, nous emmenerons, etc.

Ja ne gerra mais delez moi
Li vilains qui tel hernois porte.
(Du Vilain à la C. N., Barb., II, 129.)

«Jamais ne couchera près de moi le vilain, etc.»

Le Jongleur n'ose pas risquer au jeu les âmes à lui confiées par Satan:

Dist saint Pierre: Qui li dira?
Ja pour vingt ames n'y parra.
(De S. Pierre et du Jongleor.)
Que donras tu a mon seignor,
Se je te faz estre deslivres?
—Sire, je li donrai vingt livres.
(De Constant Duhamel.)

Dans le Chevalier qui fist sa femme confesse (le Mari confesseur, de la Fontaine), le chevalier emprunte le costume de son ami le prieur:

[63] Avec moi. Prononcez l'i comme j: meneraije o moi.

§ III
CONTRACTIONS MALGRÉ UNE CONSONNE INTERMÉDIAIRE.

Le peuple a retenu l'usage d'une sorte de contraction particulière, par laquelle deux syllabes se fondent en une, bien que séparées par une consonne. Je trouve cette fusion pratiquée principalement sur des monosyllabes: Jes, tes, nes, des, pour je les, te les, ne les, de les.

Dans Gombers et les deux clercs, dont la Fontaine, après Boccace, a fait le Berceau, dame Guile dit à celui qu'elle croit son mari:

Levez tost sus, car il me semble
Que nos clers sont meslé ensemble.
Je ne sai qu'il ont a partir.
—Dame, jes irai despartir.

«Je les irai séparer.»

Satan dit au Jongleur, en lui confiant la garde de ses chaudières:

Garde ces ames, sor tes iex,
Car je tes creveroie andex.
(De S. Pierre et du Jongleor.)

«Je te les crèverais tous deux.»

Les chefs de l'armée païenne crient à leurs soldats: Gardez que les Français ne se retirent vivants! Félon soit qui ne les va envahir!

Tut par seit fel ki n'es vat envaïr.
(Roland, st. 151.)

Les païens font retraite du côté de l'Espagne. Roland ayant perdu Veillantif son cheval, ne les saurait poursuivre, n'es ad dunc encalcez. Il demande à l'archevêque Turpin la permission d'aller, avant tout, reconnaître et chercher les cadavres des Français. Il faut savoir que Turpin est lui-même grièvement blessé, étendu à terre devant Roland, qui, pour le panser, lui a déchiré sa blaude ou son bliaut. Le passage est noble et touchant; on me saura gré de ne point l'abréger:

Si li tolist le blanc obert leger,
Et sun bliaut li a tut detrenchet,
En ses granz plaies les pans li ad butet,
Cuntre sun piz puis si l'ad embraceit,
Sus l'erbe verte puis l'at suef culchet.
Mult dulcement li at Rollans preiet:
«E, gentilz hom, car me dunez cunget.
Nos cumpaignuns que evumes tant chers
Or sunt il morz; n'es i devums laiser.
Jo es voell aler e querre e entercer
De devant vos juster e enrenger.
—Dist l'arcevesque: Alez, e repairez.
(Roland, st. 159.)

«Si lui ôta le blanc haubert léger, et lui détrancha toute sa blaude, et lui en a mis les pans dans ses grands plaies. Puis l'a embrassé contre sa poitrine, et puis l'a couché tout doux sur l'herbe verte. Roland lui a fait bien doucement cette prière: Hé, gentilhomme, car me donnez congé. Nos compagnons que nous eûmes si chers, or sont-ils morts. Nous ne devons pas les laisser là. Je les veux aller chercher et reconnaître, avant de vous ajuster et arranger.—Allez, dit l'archevêque, et revenez.»

Cela est plein d'émotion, de grandeur et de simplicité. Le beau antique ne va pas plus loin, ce me semble.

On dist que c'est aumosne des povres hosteler.
(Le Dit du Buef, Jubinal, Nouv. recueil.)

«On dit que c'est faire l'aumône que de loger les pauvres.» De les pauvres hosteler.

«Si nous les attendons.»

Dans tous ces exemples, on voit la même voyelle, deux e, se resserrer en une seule. Mais il n'est pas plus rare de trouver cette contraction opérée sur deux voyelles différentes, l'i et l'e. Ki 's, si 's, qui les, si les:

Cent mile humes i plurent ki 's esgardent.
(Roland, st. 283.)

«Qui les regardent.»

Charlemagne ordonne à son voyer Basbrun de pendre toute la famille du traître Ganelon:

Va, si 's pent tuz al arbre de mal fust.
(Roland, st. 290.)

«Va, et si les pends tous à l'arbre de bois maudit.»

Se, le, même suivis d'une consonne initiale, souffrent souvent une espèce d'élision ou plutôt de contraction, et ne sont plus représentés que par s', l'.

Roland à l'agonie, couché sous un pin, se souvient de ses victoires, de douce France (et dulces moriens reminiscitur Argos), des hommes de sa famille, et de Charlemagne son seigneur, qui le nourrit:

De plusurs choses a remembrer li prist:
De tantes terres cume li bers cunquist,
De dulce France, des humes de son lign,
De Carlemagne sun seignor, ki l' nurrit.
(Roland, st. 173.)

Ganelon condamné à mort, son parent Pinabel demande pour lui le jugement de Dieu. Charlemagne fait disposer, en manière de champ clos, sur la place d'Aix-la-Chapelle, quatre bancs, où vont s'asseoir ceux qui se doivent combattre, Pinabel et Thierry d'Ardenne:

Puis fait porter quatre bancs en la place.
La vunt sedeir cil ki s' deivent cumbatre.
(Ibid., st. 281.)

Il ne faut pas croire que ce fussent autant de licences réservées à la poésie. On les retrouve dans la prose, plus difficiles à reconnaître, parce que la mesure n'est plus là pour les constater quand l'orthographe omet de les peindre. Quand je lis dans le livre des Rois (P. 411):—«Pur ço fais ta ureisun a Deu;»—je ne doute pas qu'il ne faille prononcer fais t' ureisun. Au surplus, les copistes ont figuré ces contractions assez souvent pour nous permettre de suppléer aux incertitudes de l'écriture.

—«Li prusdum li volt force faire de receivre, mais ne l' volt pas oir.»

(Rois, p. 363.)

«Naaman voulait forcer Élysée à recevoir ses présents, mais le saint homme ne le voulut ouïr.»

—«E nostre sires s'en curechad (courrouça) vers Ozam, si l' ferid e il chait morz en la place.»

(Rois, p. 140.)

—«… Ço est encuntre lur ydles e lur fals deus, ki 's metterunt a plur e a plainte.»

(Rois, p. 139.)

«C'est contre leurs idoles et leurs faux dieux, qui les mettront à pleur et à plainte.»

—«E jo 's destruirai e tut depecerai… jo 's osterai si cume la puldre de la tere…»

(Rois, p. 209.)

«Et je les destruirai et tout dépécerai… je les ôterai comme la poudre du sol…»

Saint Bernard compare les hommes attachés aux biens d'ici-bas à des hommes qui se noient, et s'accrochent à ceux qui les voudraient sauver:

—«Tu varoyes k'il ceos tiennent k 'es tienent…»

(P. 523.)

«Tu verrais qu'ils tiennent ceux qui les tiennent.»

§ IV.
DE L'APOCOPE.

Outre la syncope, on a beaucoup usé de ce que les grammairiens appellent apocope: c'est le retranchement d'une ou plusieurs syllabes finales. On se contentait souvent de la première syllabe pour représenter le mot entier.

Exemples: Mi pour milieu: parmi; emmi (en mi.)

VIS, pour visage; d'où il nous reste vis-à-vis, c'est visage à visage. C'est pourquoi Voltaire raillait si impitoyablement ces locutions à la mode de son temps parmi les méchants écrivains: Mon respect vis-à-vis de lui; il a de grandes bontés vis-à-vis de moi. Vis-à-vis ne peut être synonyme de par rapport à ou à l'égard de.

FONT, pour fontaine, comme mont, pour montagne: font Evrault (fons Ebraldi), les Fonts baptismaux; la Font, la Chaude font, noms propres. Fontaine a existé dans notre langue avant font. La forme complète se rencontre beaucoup plus souvent que l'abrégée dans le livre des Rois et dans saint Bernard:

—«El chief est li fontaine de la divine pitiet ke ne puet estre espuisie.»

(Saint Bernard, p. 562.)

—«Jonathas e Achimas esturent deled la fontaine Roell.»

(Rois, II, p. 183.)

—«Li ost des Philistins s'assemblad en Afech, e Israel se fud alogied sur une fontaine ki lores esteit en Jesrael.»

(Rois, I, p. 112.)

—«Eve de funtaine i aparut… ei la levad de funz e de baptisterie.»

(Rois, II, p. 207.)

Ce dernier exemple constate du moins que les deux formes ont été usitées ensemble, et remontent à la plus haute origine de la langue.

PROU, PREU, abréviation de profit ou proufit.

Oïl voir, sire, pour vostre preu i viens.
(Garin, t. I, p. 153.)

Plus tard, prou est devenu adverbe signifiant beaucoup; l'idée d'abondance se lie naturellement à celle de profit.

Pour Dieu, ne prenez point de vilaine figure.
J'ai prou de ma frayeur en cette conjoncture.
(Molière, l'Etourdi.)

Ni peu ni prou.

Qu'ils ne se mangeroient leurs petits peu ni prou.
(La Fontaine.)

NOS, VOS, au singulier, pour nostre, vostre.

Or repairons a no maison.
(Coucy, v. 3113.)

«Retournons chez nous.»

«Et chaque soir en votre bosquet, tout près de la petite porte, vous le guetterez soigneusement.»—C'est le conseil donné à Fayel par son espion, relativement aux visites clandestines du sire de Coucy.

On employait indifféremment la forme complète ou l'abrégé, vostre ou vos.

Coucy déclarant son amour à la dame de Fayel:

Car vo grant sens et vo biautez,
Vostre maniere, vo nobletez,
Font que je suis vos vrais amis.
(Coucy, v. 200.)

Cette forme est proprement du langage picard, où elle subsiste toujours. Sur quoi il est important de remarquer que les copistes, écrivant rapidement, mettent quelquefois, par faute d'attention, vos, nos, pour vostre, nostre; et réciproquement, nostre, vostre, pour nos, vos. Il faut savoir cela pour rétablir en lisant la mesure d'un vers estropié sur le papier, par exemple:

Vos estes proz et vostre saveir est grant.
(Roland, st. 256.)

Il faut lire et vos saveir.

RU pour ruisseau.

Et le sang a grant ru couler.
(De Flourence de Rome.)

D'où les noms Grand-ru, Duru, ou Val-ru, Vauru.

L'un est monsieur du Ru, l'autre, monsieur de l'Orme.
(Boursault, les Mots à la mode.)

LIN, pour linage (lignage); CIT, pour cité. Rien de plus fréquent:

France dame seit enoree,
Qui si bel maine son engin,
Que son fils ne seit de put lin.
(Partonopeus, v. 310.)

«Franche dame soit honorée, qui se conduit si bien que son fils ne soit pas de vilain lignage.»

Femme li donnent de haut lin;
Lor sires fu dusqu'en la fin.
(Ibid., st. 390.)
Li cuens Fromons les troi contes a pris:
S'es fait porter a Bordelle la cit.
(Garin, II, p. 175.)

«Il les fait conduire à la cité de Bordeaux.»

Il s'en est fui d'Orliens, la noble cit.
(Garin, t. II, p. 129.)

Le poëte, quand il n'est pas contraint par la mesure ou par la rime, emploie cité:

Ne tornerai s'aurai la cité pris…
En la cité furent li ostel prins…
(Garin, II, p. 128 et 136.)

SUM, SOM, SON.—Le sommet, le haut:

En sum la tur est montée Bramidone.
(Roland.)

«Au sommet de la tour est montée Bramidone.»

Porquant si l'a il tant hasté
Qu'en som le tertre l'a mené.
(Partonopeus, v. 691.)

«Au sommet du tertre.»

Le nom propre Granson signifie grand sommet.

Il ne faut pas croire que sommet soit d'une formation postérieure, car il est dans le livre des Rois:

«La guaite ki esteit al sumet de la porte vid venir Achimas.»

(Rois, p. 188.)

Et dans la chanson de Roland:

[64] Ce vers confirme par un nouvel exemple ce qui est dit, p. 192, que deux syllabes pareilles s'absorbent en une seule dans la mesure: l'olif' en sumet.

«Il met sous lui son épée, et son cor sur lui.»


Rien n'est plus ordinaire, du moins chez les poëtes, que la suppression de la finale en e muet dans les temps des verbes, mais seulement au singulier.

Je cuis, j'aim, je demant, je commant, je lais, je cons, je main; pour je cuide, aime, demande, commande, laisse, conte, mène:

D'un vilain vous cons qui prist fame.
(Barbazan, III, p. 128.)

Coucy déclarant son amour à la dame de Fayel:

Mais pour Dieu, prenge vous pitie
De moi qui vous aim loiaument
Et sui tout vos entierement.
(Coucy, v. 532.)
Il m'a mandé que je lui main
Lui et sa femme hui ou demain…
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Si li dist debonairement:
Dame, à dame Dieu vous commant.
(De Constant Duhamel.)

Que je lui mène.—Je vous recommande au Seigneur Dieu, Domino Deo.

On dénonce un curé pour avoir enterré son âne dans le cimetière. L'évêque irrité mande le prêtre, et le tance vertement. Ce passage de Rutebeuf donne une heureuse idée de son talent poétique; c'est pourquoi je ne crains pas de le citer au long:

Ou avez vous vostre asne mis,
Dist l'evesque? Mout avez fait
A sainte Eglise grant meffait;
Onques mais nuns66 si grant n'oi,
Qui avez vostre asne enfoi
La ou on met gent crestienne!
Par Marie l'Egyptienne!
S'il puet estre chose provee
Ne par la bone gent trovée,
Je vos ferai mettre en prison,
Qu'onques n'oi teil mesprison:
Dist li prestres: Biax tres dolz sire,
Toute parole se lait dire;
Mais je demant jor de conseil,
Qu'il est droit que je me conseil67.

[65] Dev, pour desvé, insensé.

[66] Nullum.

[67] Se conseiller, se conseiller à quelqu'un, était encore d'usage vers la fin du XVIe siècle.—«Comment Panurge se conseille à Her Trippa.»—«Comment Panurge se conseille à Pantagruel, pour savoir s'il doit se marier.»

«Faux, déloyal, insensé, où avez-vous mis votre âne? Vous avez fait à l'église un affront tel que jamais je n'en ouïs conter, vous, qui avez enterré votre âne où l'on met les chrétiens! Par sainte Marie l'Égyptienne! si le fait peut être prouvé, constaté par bons témoins, je vous ferai mettre en prison, car jamais je n'ouïs parler d'un tel outrage!»

Le prêtre dit: Beau doux seigneur, toute parole se laisse dire; mais je demande un jour de réflexion, car il est juste que je prenne conseil.»

Si l'on est curieux du dénoûment, le voici: le curé met vingt livres dans une bourse, retourne chez l'évêque, et lui dit:

[68] Que Dieu l'amende.

Rabelais, Swift ni Voltaire ne content pas d'une manière plus piquante. Quelle charmante naïveté que celle de ce bon évêque, qui, sans autre transition que celle de prendre la bourse, donne sa dévote bénédiction à l'âne inhumé en terre sainte, et invoque sur l'âme du défunt quadrupède la miséricorde du ciel! Voilà comment, grâce aux écus du malin curé, li asnes remest crestiens, l'âne demeure chrétien. On entrevoit que, moyennant un supplément, il eût été canonisé.

Croit-on qu'une littérature qui abonde en écrivains de ce mérite, ne vaille pas d'être étudiée avec quelque peine?


Deux syllabes consécutives commençant par un v produisent l'effet désagréable d'un bégaiement. Le désir de remédier à ce vice d'euphonie conduisit à retrancher la seconde syllabe d'avez, savez, dans ces formes avez vous, savez vous, qui devenaient ainsi plus rapides et plus coulantes: a'vous, sa'vous.

Cette apocope se faisait dès le XIIIe siècle, marquée ou non dans l'écriture, cela n'importe.

Dans la Bourse plein de sens, par Jean le Gallois d'Aubepierre, un marchand entretient une maîtresse; sa femme s'en aperçoit bien vite, et ne peut se tenir de lui en faire des reproches:

Biau sire, a moult grant deshonor!
Usez vostre vie lez moi.
N'avez vous honte?—Dame, de quoi?
(Barbaz., I, p. 62.)

Le dernier vers se doit lire: n'a'vous honte.

Le XVIe siècle nous montre encore cette contraction en pleine vigueur. Les poésies de la reine de Navarre, extrêmement travaillées et châtiées, en offrent cent exemples:

Pourquoy av' ous espousé l'estrangere?
(Le Miroir de l'ame pecheresse, p. 35.)
Mais qu'av' ous fait, voyant ma repentance?
(Ibid., p. 37.)

Les deux formes, contracte et non contracte, sont mélangées sans scrupule:

Av' ous souffert que je fusse huée,
Montrée au doigt, ou battue ou tuée?
M'avez vous mise en prison tres obscure,
Ou bannie sans avoir de moy cure?
M'av' ous osté vos dons et vos joyaux,
Pour me punir de mes tours desloyaux?
(Ibid., p. 42.)

Et à la fin de ce siècle, qui vit changer et modifier tant de choses de toute nature, Théodore de Bèze dit expressément:

—«Il est d'usage d'employer l'apocope dans certaines locutions, a'vous, pour avez vous; sa'vous, pour savez vous. Mais aga pour regarde, agardez pour regardez, sont des formes abandonnées à la populace de Paris.»

(De Ling. fr. recta pron., p. 84.)

A'vous et sa'vous sont aujourd'hui descendus au niveau d'aga et agardez. Ces locutions sont reléguées avec dédain parmi le peuple, après avoir brillé au Louvre de François Ier et de Henri III.

§ V.
ADJECTIFS INVARIABLES EN GENRE.

C'est ici le lieu de parler de certains adjectifs dont le féminin ressemble au masculin. Grand est aujourd'hui le plus connu ou même le seul connu, à cause des locutions conservées grand messe, grand route, j'ai grand faim, etc. Ce mot a l'air d'être l'objet d'une exception bizarre, parce qu'il survit seul de toute une classe. Il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup fréquenté les auteurs du moyen âge, pour avoir observé quantité d'autres adjectifs uniformes au masculin et au féminin. On pourrait supposer que c'est par le retranchement de l'e muet de la dernière syllabe; il n'en est rien: cet e ne leur a jamais appartenu.

M. Raynouard avait signalé cette apparente bizarrerie, dont l'origine a été indiquée par M. J.-J. Ampère avec beaucoup de sagacité.

Les adjectifs latins en is, comme grandis, fortis, viridis, n'ont qu'une terminaison pour le masculin et le féminin; tous leurs dérivés français observent la même condition.

TALIS, QUALIS; tel, quel:

Ne sai quel chose traïnoient.
(Dolopathos, p. 257.)

VIRIDIS, vert:

Son escuier lui apareille
Une robe vert qu'il avoit.
(Du Chevalier à la robe vermeille.)

VIRGINALIS, virginal:

Sainte Marie, roïne virginal,
Garissez moi mon cors et mon cheval.
(Agolant, v. 337, Bekker.)

REGALIS, royal:

Une vierge royaulx digne et purifiie.
(Les quatre fils Aymon, v. 749, Bekker.)

De là, cette expression lettres royaux, conservée au palais:

J'obtiens lettres royaux et je m'inscris en faux.
(Les Plaideurs.)

FORTIS, fort:

A tant li a on aportees
Armes molt beles et molt chieres,
Qui fors estoient et legieres.
(La Violette, p. 88.)

—«Naples et Corinte, deux citez qui sieent sur la mer, les plus fors qui soient el pais.»

(Villehardouin, p. 99.)

GRANDIS, grand:

Moult y ot grant noise et grant presse.
(De Constant Duhamel.)

Observez cependant qu'à cette rigide invariabilité il y avait deux conditions: 1o que l'adjectif fût immédiatement uni au substantif; s'il en était séparé, ne fût-ce que par l'article, il perdait aussitôt son droit et rentrait dans la classe commune:

Or fu au lit grande la noise
De la dame et de son mari.
(Le Fabel d'Aloul.)

2o Que l'adjectif précédât le substantif:

—«Et vint Saul ad unes faldes de brebis (ad caulas ovium) ki sur son chemin esteint: truvad i une cave grande, u il entrad pur sei aiser.»

(Rois, p. 93.)

La même règle d'invariabilité, mais sans condition, gouverne les adjectifs verbaux qui, dérivés d'un participe latin en ens, veniens, moriens, vivens, n'avaient chez les Romains qu'une terminaison pour les trois genres:

Preus, avenant, vaillant, invariables à cause de prudens, adveniens, valens.

L'empereur de Constantinople, sur le point de se séparer de sa fille qu'il vient de marier, lui donne les conseils suivants:—«Biele fille, or soiiez sage et courtoise. Vous avez un home pris, avoec lequel vous vous en alez, qui est auques (aliquantum) sauvages… Por Diu, gardez que vous ja por chou ne soiiez ombrage vers lui, ne changeans de vostre talent… Si soiiez simple, douche, débonnaire et souffrans, tant come vostre mari voudra.»

(Villehard., p. 189.)

Courtois varie, mais changeant et souffrant sont invariables.

Ces formes de féminin identiques à celles du masculin ne sont donc ni par apocope ni par élision, quoique nous écrivions grand'messe avec une apostrophe, et que tous les grammairiens admettent sérieusement cette élision impossible d'une voyelle sur une consonne.—«L'e muet de grande s'élide quelquefois: on dit et on écrit grand'mère, grand'tante, etc.»—Qui parle ainsi? L'oracle de la science, l'imposante GRAMMAIRE DES GRAMMAIRES, ouvrage mis par l'Université au nombre des livres à donner en prix, et reconnu par l'Académie française comme indispensable à ses travaux.» Cela ressemble à une épigramme contre l'Académie.

L'erreur de Girault-Duvivier existe déjà, il est vrai, dans Théodore de Bèze; et c'est là probablement qu'on l'a été prendre. Le progrès eût été de l'y laisser.

Voici le texte de Bèze:—«Observandum est autem particulariter fœminium adjectivum grande, in quo e consuevit etiam ante confortantes elidi, ut une grand' besogne, une grand' chose, une grand' femme.

(De ling. fr. rect. pron., p. 83.)

A cette occasion, je remarquerai que Théodore de Bèze n'est pas un guide toujours sûr, et que les érudits du XVIe siècle étaient incomparablement meilleurs philologues en latin où en grec qu'en français. Dans le XVIe siècle, à la fin surtout, le français subissait déjà de graves altérations. La renaissance des lettres grecques et latines détournait l'attention de la vieille littérature nationale, en avait fait même l'objet d'un docte mépris, qui a été rendu avec usure par le siècle suivant. Le XVIe siècle ne voyait rien de plus glorieux que d'effacer tout ce que nous avions, pour recommencer une langue et une littérature d'après l'antiquité. L'influence italienne exercée par la cour achevait de tout brouiller. Il ne faut donc se fier qu'avec circonspection aux témoignages soit de Henri Estienne, soit de Théodore de Bèze, soit des autres écrivains. Ils ont déjà perdu la pure tradition des règles et du langage; toutefois ils en sont encore bien plus rapprochés que nous, et c'est dans ce sens qu'on peut les étudier avec fruit.

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