← Retour

Des variations du langage français depuis le XIIe siècle: ou recherche des principes qui devraient régler l'orthographe et la prononciation

16px
100%

DEUXIÈME PARTIE.
DES VOYELLES.

CHAPITRE PREMIER.

Des diphthongues dans les langues classiques.—Y en avait-il en latin?—Absence de diphthongues dans le premier âge de notre langue.—AI, AU,—AO,—EI,—EU.

Les Grecs n'avaient pas de diphthongues: græcis nulla est diphthongus, dit Th. de Bèze. (De Ling. fr. rect. pron., p. 41)

Nous possédons trop peu de renseignements sur la prononciation des Latins pour oser décider s'ils avaient ou non des diphthongues; plusieurs indices se réunissent pour faire croire le contraire. Convenons d'abord de ce que nous entendons par diphthongue: c'est un groupe de deux voyelles écrites, que le langage confond en une seule voix.

D'après cette définition, le son ou des Latins n'est point une diphthongue, car il était figuré par un seul signe u; de plus, ce son était bref: Dominus, Deus, meus.

Au, selon toute apparence, sonnait av ou af; c'était la valeur du digamma éolique.

Æ, dans Ennius, dans Lucile, Lucrèce, etc., sonne par diérèse:

Et lors même que les deux voyelles ne comptèrent plus que pour une syllabe, elles sonnaient encore distinctement, et la diphthongue accomplie pour l'œil n'était pas tout à fait admise par l'oreille; cela résulte invinciblement d'un passage où Varron note la mauvaise prononciation des paysans, qui, pour mæsius par æ, prononçaient par e simple mesius, et de même hedus pour hædus. (De Ling. lat. lib. VI, ad fin.)

Festus observe également que les paysans ne prononcent pas les diphthongues, disant, par exemple, orum pour aurum (aou-roum).

Enfin Cicéron, au troisième livre de l'Orateur, reprend Cotta qui supprimait l'i et ne faisait entendre que l'e dans les mots autrefois écrits par ei, comme leiber, leibertas.

Il paraît donc bien clair que la diphthongue, chez les Romains, n'était que la réunion rapide de deux voyelles en une seule syllabe. Et c'est ainsi qu'elle existe toujours en italien:

Chiudiam l'orecchie al dolce canto e rio.
(Gerus., XV, 57.)
Ed impaurita al suon, fuggendo e ratia…
(Ibid., st. 49.)

Il en était de même en français, avec cette différence que les deux voyelles comptaient pour deux syllabes. En d'autres termes, toutes les voyelles sonnaient isolément; les diphthongues étaient inconnues.

D'après la définition que nous en avons donnée, nous ne compterons pas comme diphthongues les sons au, eu, ou, très-fréquents dans le langage, mais que l'écriture ne peignait pas comme aujourd'hui, n'y employant alors qu'une seule voyelle. Au, eu, ou, résultaient des notations al, el, ol, suivies d'une consonne; ou s'écrivait encore u. Il n'y a pas là de diphthongue.

Le passage de Varron nous montre que nous prononçons très-mal le mot ætas, en disant comme les paysans latins, étas. La prononciation légitime est celle des Italiens et des Allemands, qui disent aétas. Cet aétas vous donne sur-le-champ l'origine du vieux mot , aujourd'hui modifié en âge.

Benoît de Sainte-More nous dit que le duc Robert demeurait à Rouen,

Pleins de vieillesce et plein d',
Dunt le cors a fraint e quassé.
(Chron. des ducs de Normandie, v. 8180.)
Seignors, fait il, biens est dreiz
Que tuit communaument sacheiz,
Pur quei ci sommes assemblé:
Mult est li dux de grant .
(Ibid., v. 8116.)
Ains ne l'aimai nul jour de mon .
(Garin.)
Il a dit coiement et en a mult juré
Qu'il n'en demourroit ja au jor de son .
(Chron. de Duguesclin.)

était par apocope d'ætas. Par la suite des temps, l'é est devenu muet; on a intercalé un g euphonique, et nous avons âge, dont l'accent circonflexe rappelle encore de loin la diphthongue d'ætas.

AI, AU.

On écrivait trair, oir, maistre, veoir, et l'on prononçait trahir, ouïr, ma-ïstre (magister), vé-oir. C'est une inconséquence moderne de dire trahir et traître; l'ancienne langue prononçait traï-tre ou trahitre; trahison a été mieux conservé.

Un écolier à qui vous présenterez le mot laicus, le lira naturellement en trois syllabes; les Français écrivaient aussi laic, et prononçaient, selon l'occurrence du mot suivant, laï ou laïque; frère laï;—laïque ou sacré. On dit aujourd'hui, avec une double forme écrite et parlée,—un laïque et frère lai:

Car dans ces dîmes de rebut
Les lais trouvaient encore à frire.
(La Fontaine.)

Cela est aussi peu judicieux que haïr et je hais. Jadis la diérèse était constante: haine sonnait haïne, sans qu'il fût besoin d'indication particulière.

Et encore au XVIe siècle, qui est l'époque où l'on se mit à bouleverser la langue, on maintenait je haïs. Joachim du Bellay fut un des premiers à se permettre je hais:

Je hay les biens que l'on adore,
Je hay les honneurs qui perissent.

De quoi il fut aigrement repris par un des meilleurs élèves de Marot, Charles Fontaine:—«La première personne du verbe haïr, que tu fais monosyllabe, est de deux syllabes divisées, sans diphthongue, comme il appert par le participe et l'infinitif qui sont divisés, et ainsi par tous les temps et personnes» (Quintil. Horatian.)


Par la même raison, au sonnait a-ü. Caoir ou chaoir de cadere, faisait au participe caut, ou chaut; c'est-à-dire kaüt. C'est ainsi qu'il faut prononcer dans cette phrase de saint Bernard:—«E por ce Deu creat il les hommes,… ki restorassent les murs de Jerusalem, ki chaut37 estoient.» (P. 524.)

[37] Le nom bien connu d'une danse obscène signifie la chute.

Carles cancelet; por poi qu'il n'est caut;
Mais Deus ne volt qu'il seit mort ne vencut.
(Chanson de Roland, st. 263.)

«Charlemagne chancelle; peu s'en faut qu'il ne soit tombé, etc.»

Le tréma est, comme les accents, d'invention très-moderne. Observons que tous ces signes extérieurs imaginés pour maintenir la prononciation, en ont au contraire hâté la ruine, en poussant à l'oubli des conventions d'orthographe qui la régissaient autrefois. Ces signes inspiraient une sécurité trompeuse: où l'on ne les voyait pas, on a mal prononcé; et comme rien n'est plus vite omis ou ajouté, le mauvais usage s'est substitué facilement au bon; les gens qui ne lisaient pas ont évité cet inconvénient: ils continuent à dire chaü et je haïs.

Ce fut l'oracle Vaugelas qui, de son autorité privée, décida qu'il fallait dire je hais et nous haïssons. Il devait au moins autoriser la forme usitée alors en province, nous hayons, vous hayez, ils hayent, cela eût été conséquent; mais il semble que ce redouté Vaugelas se soit plu à faire éclater sa toute-puissance dans l'inconséquence de sa décision; pareil à ces tyrans qui s'appliquent dans leurs actes à choquer la raison, pour constater d'autant mieux qu'ils ne reconnaissent aucune loi supérieure à leur volonté, non pas même le sens commun.

Au surplus, le guide principal des grammairiens du XVIIe siècle était une sorte d'empirisme qu'ils appelaient l'usage, sans distinguer le bon du mauvais par l'étude des origines. Les autorités ordinairement invoquées par Ménage sont la cour, les Parisiens, et par-dessus tout les dames; sans oublier ses propres ouvrages, qui l'emportent sur tout le reste: «J'ai dit dans mon Jardinier… J'ai écrit dans mon Oiseleur… dans mon éclogue de Christine… dans mes Origines, etc.» Il a aussi quelques vieux livres auxquels il s'en réfère de temps à autre; mais pas beaucoup: cela se borne à peu près à Rabelais et au dictionnaire de Nicot. Par exemple, M. de Vaugelas veut qu'on dise l'île de Chypre; Ménage lui résiste hardiment, parce que Nicod dit l'île de Cypre. Il se rallie à Nicod. Mais les dames disent de la poudre de Chypre, il ne peut se le dissimuler. Comment faire pour être avec les dames sans être avec Vaugelas? Dans ce combat de l'amour-propre et de la galanterie, qui sera le vainqueur? Ménage trouve un moyen le plus simple du monde de tout concilier:—«Je dirais donc l'île de Cypre et de la poudre de Chypre.» (Observ., p. 290.) Il n'a pas cédé!

Ce tour de passe-passe est digne de celui qui fait venir Mandore, sorte de luth, de Pandore, en changeant P en M, étymologie au moins aussi plaisante que celle d'Alfana, dérivé d'Equus. La difficulté ne serait pas plus grande à tirer Pandore de Mandore, en changeant M en P.

Le XIIe siècle, serrant de près l'étymologie latine, avait fait de adorare, aurer;—de adornare, aurner;—de aperire, auverir;—d'adjuvare, aidier;—d'adumbrare, aumbrer, et aumbremens;—d'adunare, auner. Prononcez tous ces mots avec la diérèse.

—«Et ço requiere que nostre sires me parduint cel pechie, s'il avient que mis sires entred al temple Remon pur aurer; e s'il se apuit sur mei, si je aur al temple Remon quant mis sires i aurrad.» (IVe liv. des Rois, p. 364.)

C'est-à-dire: «Et je requiers ceci, que notre seigneur me pardonne ce péché, s'il avient que mon seigneur entre au temple de Remon pour adorer; et s'il s'appuie sur moi, si j'adore dans le temple de Remon quand mon seigneur y adorera.»

—«Et Atalie la felenesse reine et li suen ourent mult destruit le temple Nostre Signur, et de riches aurnemenz del temple aveient honured la mahumerie Baalim.»

«Et des riches ornements du temple avaient honoré la mosquée de Baal.»

Elisée—«Refist ses uraisuns, que nostre sires auverist lur oils.»—«Ouvrît leurs yeux.»

—«Les aumbremenz des arbres ki furent el munt cuntre Jerusalem… Li reis fist detrenchier les aumbremenz.» (Rois, p. 428.)

«Les ombrages d'arbres sur la montagne… Le roi fit supprimer les ombrages…»

La prose laisserait incertain le nombre des syllabes, mais les vers ne permettent pas le doute: Ganelon dit au roi Marsile, en l'abordant:

… Salvez seiez de Deu
Li glorius que devum aurer,
(Ch. de Roland, st. 52.)

«Le glorieux que devons a-ourer, adorer.»

Demain soit nostre gent armee,
Et soit es cans nostre aünee.
(Partonop., v. 2883.)

«Et soit aux champs notre assemblée.»

La gent faee s'aünent environ.
(Guillaume d'Orange.)

«Les fées s'assemblent aux environs.»

Son umbre (dont suis effreie)
Aümbrout tote Normandie.
(Benoît de Sainte-More, v. 31501.)

«Ombrageait toute Normandie.»

Apres, vout Deu le munt former
E les elemenz diviser;
E quant il out tuit aorné
(Ibid., 23767.)
Mult quida bien certainement
Que de la doloreuse perte
Li fust grant honur aoverte.
(Ibid., v. 12830.)

Tous les mots de notre langue primitive sont tirés du latin, la plupart avec une syncope, ou du moins la suppression d'une consonne. Adjuvare, par exemple, et adjutorium, laissaient tomber leur d dans le trajet: aïder, aïe, aïue, qui sont devenus aide et aider:

Ah! dist il, tres orde traïtre,
M'es tu ja venue ferir?…
Mes si m'aïst sainz esperiz,
Je te ferai male nuit traire.
(De sire Hains et dame Anieuse, v. 180.)
Se m'aïst Diex et sainte croix.
(Les Braies au Cordelier, v. 170.)
Armees lor sunt bien aïes,
E tote lor granz compaignies.
(Benoît de Sainte-More, v. 21261.)

«Les armées leur font bonne aide.»

D'autres fois aiues, ou plutôt ajues:

Car il est reis de grant puissance,
D'autres ajues que de France.
(Ibid., v. 21137.)

[38] Aveient est ici de trois syllabes, a-vei-ent, probablement avec un v euphonique intercalaire devant la troisième. Avoient, dissyllabe, qu'on rencontre de très-bonne heure, n'infirme point ce que j'ai dit sur l'absence des diphthongues, car c'est déjà une forme contracte; la forme primitive, comme on verra plus loin, est avevoient, habebant.

«Ils n'avaient davantage (ma-ïs, magis) défense, conseil, aide, ni de quoi dépenser.»

On voit, par cet exemple, que mais, originairement, retenait le sens et la mesure de magis, d'où il dérive. Le passage suivant, de Villon, nous montre le même emploi de mais à la fin du XVe siècle:

L'est-il ma-ïs, l'est-il plus, l'est-il encore?

Le sens originel, non la mesure de mais, se conserve dans la locution, n'en pouvoir mais; c'est-à-dire, n'y pouvoir davantage: non posse magis. C'est une espèce d'ellipse, comme si l'on disait: Vous voyez qu'il n'en peut rien; eh bien! il n'en peut mais.

AO.

LAON était toujours de deux syllabes. Les quatre fils Aymon, envoyés par leur père, se présentent à la cour de Charlemagne; et Richard, le plus hardi des quatre, demande au grand empereur de les équiper et de les armer chevaliers. Charlemagne, enchanté de leur bonne mine et de leur tournure, y consent:

A un lundi matin, en bel establison,
Les adouba le roy de France et de Laon.
(Les quatre fils Aymon, v. 244.)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et quant Renaut la vit (sa mère) de tel condicion,
Qui li eust doné la cité de Laon,
Ne se tenist il point en icelle saison
Qu'il n'eust souspiré.
(Ibid., v. 513.)

On écrivait aussi Loon, mont Loon (peut-être avec une consonne euphonique intercalaire), comme poon pour paon:

Asez i ont e claret et vin viez,
Poons pevrez et capons et dainsiez.
(Ibid.)

«Il y eut au repas assez de vin clairet et vieux, paons poivrés (épicés), chapons et venaison.»

PAOUR, de pavor, aujourd'hui resserré en une seule syllabe, en faisait deux:

En tremblant de paour s'aventure a contée.
(Le Dit du Buef.)

TAON, AOUST, FAON, SAOUL, se prononçaient de même par diérèse:

Oncques vache que point tahons
Ne vi si galoper par chaut
Comme Galestrot va le saut.
(De Constant Duhamel.)

«Jamais je ne vis dans la chaleur vache piquée d'un taon galoper en sautant comme fait Galestrot.»

Un roncinet de povre coust
Qu'il avoit tret devant l'aoust.
(Des deux chevaux, Barb., II, 63.)
Ce fut a la foire d'aoust
Que sire Reniers de Dissise
Se partit de dame Phelise.
(La Bourse pleine de sens, v. 74.)

On prononçait en trois syllabes la mi-août:

Et lor dist qu'a la mi aoust
Soient apareillie quoy qu'il coust.
(R. de Coucy, v. 6955.)

Mi-oût, comme le prescrit l'Académie, n'est guère plus harmonieux que mi-août. Ce n'était pas la peine de changer la coutume.

Un moine de Saint-Acheul, voulant troquer un cheval maigre contre celui d'un paysan qui passait, fait l'éloge de sa bête. Il ne faut pas, dit-il, s'en rapporter aux apparences:

Encore soit il povre et maigres,
S'est il plus vaillans et plus aigres
Que tel que l'on vendroit cent sous.
Mais il ne fu pieça saous.
(Des deux chevaux)

Au XVIe siècle, nous retrouvons tous ces mots resserrés d'une syllabe; la synérèse est consommée, la diphthongue existe. On écrit ouvrir, ombreux, orner, etc. Si quelquefois on veut bien encore figurer l'a sur le papier, c'est pure complaisance:—«Nous l'escrivons encore en saoler, aorner, là où il n'est nulle mémoire de l'a en la prononciation.» (Meygret, de l'Escriture françoise.)

Ou bien nous rencontrons dès cette époque les inconséquences dont fourmille notre langue actuelle.—«Nous prononçons pan et fan, dit Théodore de Bèze; mais pour le verbe faonner, la diphthongue ao subsiste dans la prononciation comme dans l'écriture.» (De Ling. fr. rect. pron., p. 43.)

L'Académie, aujourd'hui, prescrit de dire fan et fanner; quelque grammairien y trouvera l'inconvénient d'une équivoque avec faner un pré.

A quelle époque commença-t-on de prononcer comme nous faisons aujourd'hui les mots paon, aoust, etc.? Ce doit être vers la fin du XVe siècle. Voici ma raison: dans les Chroniques de Normandie, on lit que Richard sans Peur rencontra la nuit, dans une forêt, une étrange assemblée de gens établis sur un grand drap; c'était la Mesnie Hellequin. Richard saute sur le tapis, questionne le chef: Nous allons en Palestine combattre les Sarrasins et âmes damnées, pour notre pénitence faire.—Il y veut aller aussi. On part sur le tapis volant, comme dans les Mille et une Nuits. Au bout d'un temps, Richard entend une clochette: Qu'est cela?—C'est matines qui sonnent à Sainte-Catherine du mont Sinaï. Richard, comme dévot, veut descendre pour assister aux matines; le roi de la Mesnie lui donne à tenir un pan du tapis:

«Lors le roi dist au duc Richard: Tenez ce paon de drap, et ne laissez point que vous ne soyez dessus; et allez à l'esglise prier pour nous, et puis au retourner nous vous revendrons querir. Lors vint le duc Richard atout son paon de drap, et entra dans l'esglise de Sainte-Katherine du mont Sinaï, etc.» (Chap. VII, feuille signée Eiii.)

On voit, par l'orthographe de ce texte, que dès lors la prononciation confondait le paon, oiseau, avec un pan de drap. Or, l'impression de ces chroniques est datée de Rouen, le quatorzième jour de mai 1487.

EI.

La mesure démontre qu'il faut prononcer ei par diérèse dans une foule de cas.

Le prétérit de facio, feci, était traduit par je feis, fé-is, en deux syllabes:

Mes miex l'en aime et miex l'en veut
Que il ne feist onques mes.
(Le lai d'Aristote.)

«Mais il l'en aime mieux et lui en veut plus de bien qu'il ne fit jamais.»

Une femme enceinte désire savoir si elle aura un garçon ou une fille; on lui enseigne un moyen de le découvrir:

Si m'enseigna l'on a aler
Entor le mostier sans parler
Trois tors, dire trois patenostres
En l'onor Dieu et ses apostres;
Une fosse au talon feisse,
Et par trois jors y revenisse.
(Rutebeuf, De la Dame qui feit trois tors entor le moustier.)

«On me conseilla de faire, sans parler, trois fois le tour de l'église, dire trois patenôtres, et creuser avec mon talon une petite fosse, où je reviendrais pendant trois jours.»

MEISME, par syncope de medesimo, meme, est toujours de trois syllabes:

Li baron montent, si ont le cri levé;
Kalles meisme sor un mulet monté…
(Introd. à la ch. de Roland, p. XXI.)

Rutebeuf décrit une noce somptueuse: j'y étais moi-même, dit-il, et depuis je n'en ai pas revu une pareille:

Je meismes qui y estoie
Ne vi piesa si bele faire.
(De Charlot le Juif.)

VEIR (videre) est dissyllabe:

A ces paroles le porent bien veir;
Les destriers brochent, si sont alé ferir.
(La Desconfite de Roncevaux.)

Nous pouvons bien, dit Corsabrine, allié de Marsile, soutenir cette bataille. De ceux de France vous en verrez peu demeurer: c'est aujourd'hui qu'il leur faut mourir; Charlemagne ne pourra jamais les sauver:

Ceste bataille bien la poons soffrir.
De ceuz de France i poez po veir:
Hui est li jors qu'il les covient morir,
Que jamais Charles n'es porra garantir.
(Introd. du Roland, p. LVI.)

Sur la tombe de Begon de Belin fut gravé ce vers: Il fut le meilleur qui onques monta destrier:

La lettre dist qu'il ont desor lui mis:
Ce fust li mieuldres qui sor destrier seist.
(Garin, II, p. 272.)

EU.

Dans l'origine, on prononçait toujours avec la diérèse, é-u.

Le vilain du dit de Merlin Mellot se vante à sa femme d'avoir à sa disposition un trésor.—Et où le prendras-tu?

(C'est un arbre qui est en septembre meur).
—Devant que le verrai ne serai asseur,
Lors prirent pic et houe pour querir leur eur.
(Jubinal, Nouv. Recueil, I, 131.)

[39] Un séyu, un sureau, en picard.

«Au bout du jardin, droit dessous un sureau (c'est un arbre qui mûrit en septembre.)—Jusqu'à ce que je l'aie vu, je n'en serai pas certaine. Alors ils prirent pic et houe pour chercher leur bonheur.»

Prononcez séu,—méu,—asséu,—éu. Cette forme serre de plus près le latin securus, maturus.

C'est surtout pour le participe passé passif en u que cette diérèse est essentielle à observer. Je ne crains pas, vu l'importance de la remarque, de répéter ici ce que j'ai dit plus haut à l'article du v euphonique. Quantité de verbes, par suite de la synérèse, c'est-à-dire, de la fusion de deux voyelles en une, ont perdu une syllabe au participe passé passif, et ainsi présentent une irrégularité; mais cette irrégularité est toute moderne. Autrefois savoir faisait sé-u; recevoir, recé-u; apercevoir, apercé-u; véoir, vé-u; avoir, é-u; etc.:

Quand tu devant moi feru l'as…
Et quand j'ai béü et mangié.
(Le Dit du Buffet, Barb., II, 164, 165.)

[40] Réunissez parhardi. Par, comme le per des Latins, communiquait à l'adjectif au positif la force du superlatif. Voyez, dans la troisième partie, l'article de PAR.

«Tu eus le cœur par trop hardi quand tu le frappas en ma présence.»

On prononçait évus, bévu,—d'autant que la forme primitive n'était pas boire, mais bevre, de bibere,

Au XVIIe siècle, éu ou évu subsistait encore dans la bouche même des lettrés; témoin ce vieux couplet cité par Ménage à propos d'autre chose:

Peu à peu la diphthongue a pris le dessus: on a prononcé la finale en une seule syllabe, beu, receu, sceu, et de la diphthongue on est descendu à la simple voyelle u. L'e a été éliminé de l'écriture comme il l'était déjà de la prononciation, et nous écrivons aujourd'hui bu, su, reçu, etc., sans même y ajouter l'accent circonflexe.

OE, OI, OU.

Voici quelques exemples de la diérèse d', , 41.

[41] J'emploie ce tréma, comme plus haut, p. 136, pour indiquer la diérèse, et non la prononciation actuelle de l'u.

Ganelon menace le roi Marsile de la vengeance de Charlemagne:

Pris e liez serez par poested;
Al siege ad Ais en serez amenet…
(Roland, st. 32.)

«Vous serez pris et lié par force (poësté), et conduit à Aix, au siége de l'empereur.»

Que mun nevold poïs venger Rollant!
(Ibid., st. 224.)

«Que je puisse venger mon neveu Roland!»—C'est la prière de Charlemagne à Dieu, après la défaite de Roncevaux.

Roland, au milieu de la bataille, dit à Olivier:

Tanz bons vassals veez gesir par tere!
Pleindre poüms France dulce la bele!…
(Roland, st. 126.)

«Nous pouvons plaindre douce France la belle.»

POÜR, POÜRUS, peur, peureux, dans Benoît de Sainte-More:

Sunt esbahi e merveillant,
Plus poürus e plus dotant…
(Chronique des Ducs de Norm., v. 325.)

LOÜN, LOÜNEIS, dans le même, c'est Laon, le Laonnois:

Li dux Guillaume
Est a Loün dreit repairié.
(Ibid., v. 10621.)
Vint a Loün li dux normant.
(Ibid., 10742.)

Ce sont là les vestiges d'un système qui ne pouvait se conserver longtemps pur; les diphthongues s'étaient glissées dans le langage, peu nombreuses, il est vrai, mais elles ne tardèrent pas à se multiplier rapidement une fois admises dans l'écriture: elles étaient trop nécessaires. Une circonstance d'ailleurs favorisa singulièrement leur introduction: ce fut la manière dont on imagina de peindre les diverses inflexions des voyelles simples, ce que nous faisons aujourd'hui à l'aide des accents. J'ai montré comment on y employait les consonnes, et comment e, par exemple, prenait le son fermé devant st, sp: estrange, esprit. Ce moyen fut jugé sans doute insuffisant, et l'idée vint de modifier une voyelle par l'adjonction d'une autre voyelle. Le premier résultat fut l'abréviation ou l'éclaircissement de la voyelle longue et sombre; le second fut un son mixte auquel les deux voyelles concouraient également, c'est-à-dire une diphthongue.

Ainsi la plupart des diphthongues actuelles furent écrites avant d'être parlées.

Chargement de la publicité...