Essais de Montaigne (self-édition) - Volume IV
La plus souhaitable est la moins premeditée et la plus courte, II, 424.
Tout ainsi que les choses nous paroissent souuent plus grandes de loing que de pres: i’ai trouué que sain i’auois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors que ie les ay senties. Par imagination ie grossis ces incommoditez de la moitié, et les conçoy plus poisantes, que ie ne les trouue, quand ie les ay sur les espaules. I’espere qu’il m’en aduiendra ainsi de la mort, I, 122.
Ie croy à la vérité que ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nous l’entournons, qui nous font plus de peur qu’elle: vne toute nouuelle forme de viure: les cris des meres, des femmes, et des enfans: la visitation des personnes estonnees, et transies: l’assistance d’vn nombre de valets pasles et éplorés: vne chambre sans iour: des cierges allumez: nostre cheuet assiegé de medecins et de prescheurs: somme tout horreur et tout effroy autour de nous. Nous voyla des-ia enseuelis et enterrez. Les enfans ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voyent masquez; aussi auons nous. Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes. Osté qu’il sera, nous ne trouuerons au dessoubs, que cette mesme mort, qu’vn valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage! I, 132.
Quoique la philosophie nous conduise aussi à mespriser la douleur, la pauureté, et autres accidens, à quoy la vie humaine est subiecte, ce n’est pas d’vn pareil soing: ces accidens ne sont pas de telle necessité, la pluspart des hommes passent leur vie sans gouster de la pauureté, et tels encore sans sentiment de douleur et de maladie, et au pis aller, la mort peut mettre fin, quand il nous plaira, et coupper broche à tous autres inconuenients, tandis que la mort est ineuitable; par consequent, si elle nous faict peur, c’est vn subiect continuel de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager. Il n’est lieu d’où elle ne nous vienne, I, 110.
Pourquoy craindrions nous de perdre vne chose, laquelle perduë ne peut estre regrettée? Puis que nous sommes menacez de tant de façons de mort, que chaut-il, quand ce soit, puis qu’elle est ineuitable? Quelle sottise, de nous peiner, sur le point du passage à l’exemption de toute peine? Comme nostre naissance nous apporta la naissance de toutes choses: aussi fera la mort de toutes choses, nostre mort. Parquoy c’est pareille folie de pleurer de ce que d’icy à cent ans nous ne viurons pas, que de pleurer de ce que nous ne viuions pas, il y a cent ans. La mort est origine d’vne autre vie: ainsi pleurasmes nous, et ainsi nous cousta-il d’entrer en cette-cy. Rien ne peut estre grief, qui n’est qu’vne fois. Est-ce raison de craindre si long temps, chose de si brief temps? Le long temps viure, et le peu de temps viure est rendu tout vn par la mort. Car le long et le court n’est point aux choses qui ne sont plus, I, 124.
L’extreme degré de traitter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la veoir, non seulement sans estonnement, mais sans soucy: continuant libre le train de la vie, iusques dedans elle, II, 550.
Nul ne se peut dire estre resolu à la mort, qui craint à la marchander, qui ne peut la soutenir les yeux ouuerts, II, 424.
Quelquefois la fuitte de la mort, faict que nous y courons: Comme ceux qui de peur du precipice s’y lancent eux-mesmes, I, 634.
A combien peu, tient la resolution au mourir? La distance et difference de quelques heures: la seule consideration de la compagnie, nous en rend l’apprehension diuerse, III, 568.
Pour euiter vne pire mort, il y en a qui sont d’aduis de la prendre à leur poste, I, 638.
Les tyrans Romains pensoient donner la vie au criminel, à qui ils donnoient le choix de sa mort, III, 452.
Le but de nostre carriere c’est la mort, c’est l’obiect necessaire de nostre visee: si elle nous effraye, comme est-il possible d’aller vn pas auant sans fiebure? Le remede du vulgaire c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir vn si grossier aueuglement? I, 112.
On se peut par vsage et par experience fortifier contre les douleurs, la honte, l’indigence, et tels autres accidens: mais quant à la mort nous ne la pouuons essayer qu’vne fois: nous y sommes tous apprentifs, quand nous y venons, I, 664.
Ce n’est pas sans raison qu’on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la ressemblance qu’il a de la mort. Combien facilement nous passons du veiller au dormir, auec combien peu d’interest nous perdons la connoissance de la lumiere et de nous! A l’aduenture pourroit sembler inutile et contre Nature la faculté du sommeil, qui nous priue de toute action et de tout sentiment, n’estoit que par iceluy Nature nous instruict, qu’elle nous a pareillement faicts pour mourir, que pour viure, et dés la vie nous presente l’eternel estat qu’elle nous garde apres icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la crainte, I, 666.
Nous troublons la vie par le soing de la mort. Vn quart d’heure de passion sans consequence, sans nuisance, ne mérite pas des preceptes particuliers, III, 574.
Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne deuenons pas autres pour mourir. I’interprete tousiours la mort par la vie. Et si on m’en recite quelqu’vne forte par apparence, attachée à vne vie foible: ie tiens qu’ell’ est produitte de cause foible et sortable à sa vie, II, 90.
La mort a des formes plus aisées les vnes que les autres, et prend diuerses qualitez selon la fantasie de chacun, III, 450.
Il n’y a pas beaucoup de mal de mourir de loing, et à part. Si estimons nous à deuoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins disgratiées que cette-cy, et moins hideuses. Ceux qui en viennent là, de trainer languissans vn long espace de vie, ne deuroient à l’aduanture souhaiter, d’empescher de leur misere vne grande famille. A qui ne se rendent-ils en fin ennuyeux et insupportables? les offices communs n’en vont point iusques là. Vous apprenez la cruauté par force, à vos meilleurs amis: durcissant et femme et enfans, par long vsage, à ne sentir et plaindre plus vos maux. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conuersation (ce qui n’aduient pas tousiours, pour la disparité des conditions), n’est-ce pas trop, d’en abuser tout vn aage? Plus ie les verrois se contraindre de bon cœur pour moy, plus ie plaindrois leur peine. Nous auons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher si lourdement sur autruy: et nous estayer en leur ruyne. La decrepitude est qualité solitaire, III, 446.
Si ie craingnois de mourir en autre lieu, que celuy de ma naissance: si ie pensois mourir moins à mon aise, esloingné des miens: à peine sortiroy-ie hors de France, ie ne sortirois pas sans effroy hors de ma paroisse. Mais la mort m’est vne par tout. Si toutesfois i’auois à choisir: ce seroit plustost hors de ma maison, et loing des miens. Il y a plus de creuecœur que de consolation, à prendre congé de ses amis. Des offices de l’amitié, celuy-là est le seul desplaisant: et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et eternel adieu. S’il se tire quelque commodité de cette assistance, il s’en tire cent incommoditez. I’ay veu plusieurs mourans bien piteusement, assiegez de tout ce train; cette presse les estouffe. C’est contre le deuoir, et est tesmoignage de peu d’affection, et de peu de soing, de vous laisser mourir en repos. L’vn tourmente vos yeux, l’autre vos oreilles, l’autre la bouche: il n’y a sens, ny membre, qu’on ne vous fracasse. Le cœur vous serre de pitié, d’ouïr les plaintes des amis; et de despit à l’aduanture, d’ouïr d’autres plaintes feintes et masquées, III, 438.
Lors de ma santé, ie plains les malades beaucoup plus, que ie ne me trouue à plaindre moy-mesme, quand i’en suis; la force de mon apprehension encherit pres de moitié l’essence et verité de la chose. I’espere qu’il aduiendra de mesme de la mort, I, 668.
Ceux qu’on void défaillans de foiblesse, en l’agonie de la mort, ie tiens que nous les plaignons sans cause, estimans qu’ils soyent agitez de griéues douleurs, ou auoir l’ame pressée de cogitations penibles. Ç’a esté tousiours mon aduis, contre l’opinion de plusieurs, que ceux que nous voyons ainsi renuersez et assoupis auoient et l’ame et le corps enseueli, et endormy: et que par ainsin ils n’auoient aucun discours qui les tourmentast, et qui leur peust faire iuger et sentir la misere de leur condition, et que par consequent, ils n’estoient pas fort à plaindre, I, 670.
Ie me contente d’vne mort recueillie en soy, quiete, et solitaire, toute mienne, conuenable à ma vie retirée et priuée. Au rebours de la superstition Romaine, où on estimoit malheureux, celuy qui n’auoit ses plus proches à luy clorre les yeux. I’ay assez affaire à me consoler, sans auoir à consoler autruy; assez de pensées en la teste, sans que les circonstances m’en apportent de nouuelles: et assez de matiere à m’entretenir, sans l’emprunter. Cette partie n’est pas du rolle de la societé: c’est l’acte à vn seul personnage. Viuons et rions entre les nostres, allons mourir et rechigner entre les inconnuz. On trouue en payant, qui vous tourne la teste, et qui vous frotte les pieds: qui ne vous presse qu’autant que vous voulez, vous presentant vn visage indifferent, vous laissant vous gouuerner, et plaindre à vostre mode. Ie me deffais tous les iours par discours, de cette humeur puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d’esmouuoir par nos maux, la compassion et le dueil en nos amis. Nous faisons valoir nos inconueniens outre leur mesure, pour attirer leurs larmes. Et la fermeté que nous louons en chacun, à soustenir sa mauuaise fortune, nous l’accusons et reprochons à nos proches, quand c’est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu’ils se ressentent de nos maux, si encores ils ne s’en affligent. Il faut estendre la ioye, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse, III, 440.
Mourir de vieillesse, c’est vne mort rare, singuliere et extraordinaire, et d’autant moins naturelle que les autres: c’est la derniere et extreme sorte de mourir: c’est bien la borne, au delà de laquelle nous n’irons pas, et que la loy de Nature a prescript, pour n’estre point outre-passée: mais c’est vn sien rare priuilege de nous faire durer iusques là. C’est vne exemption qu’elle donne par faueur particuliere, à vn seul, en l’espace de deux ou trois siecles, I, 596.
Celuy qui meurt en la meslee, les armes à la main, il n’estudie pas lors la mort, il ne la sent, ny ne la considere: l’ardeur du combat l’emporte, III, 166.
C’est vne genereuse enuie, de vouloir mourir mesme vtilement et virilement: mais l’effect n’en gist pas tant en nostre bonne resolution qu’en nostre bonne fortune. Mille ont proposé de vaincre, ou de mourir en combattant, qui ont failli à l’vn et à l’autre: les blessures, les prisons, leur trauersant ce dessein, et leur prestant vne vie forcée. Il y a des maladies, qui atterrent iusques à noz desirs, et nostre cognoissance, II, 546.
Pourquoy crains-tu ton dernier iour? Il ne confere non plus à ta mort que chascun des autres. Le dernier pas ne faict pas la lassitude: il la declaire. Tous les iours vont à la mort: le dernier y arriue, I, 130.
Les faueurs et disgraces de la fortune ne tiennent rang, ny d’heur ny de malheur, et sont les grandeurs, et puissances, accidens de qualité à peu pres indifferente: le bon-heur de nostre vie dépend de la tranquillité et contentement d’vn esprit bien né, et de la resolution et asseurance d’vne ame reglee et ne se doit iamais attribuer à l’homme, qu’on ne luy ayt veu ioüer le dernier acte de sa comedie: et sans doute le plus difficile, I, 104.
Il est certain, qu’à la plupart, la preparation à la mort, a donné plus de torment, que n’a faict la souffrance. Le sentiment de la mort presente, nous anime par fois de soy mesme, d’vne prompte resolution, de ne plus euiter chose du tout ineuitable, III, 572.
En tout le reste il y peut auoir du masque: mais à ce dernier rolle de la mort et de nous, il n’y a plus que faindre, il faut parler François; il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot. Voyla pourquoy se doiuent à ce dernier traict toucher et esprouuer toutes les autres actions de nostre vie. C’est le maistre iour, c’est le iour iuge de tous les autres, II, 104.
On a tort, de dire, celuy-là craint la mort, quand il veut exprimer, qu’il y songe, et qu’il la preuoit. La preuoyance conuient egallement à ce qui nous touche en bien et en mal. Considerer et iuger le danger, est aucunement le rebours de s’en estonner, III, 290.
Si nous auons sçeu viure, constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de mesme, III, 574.
La vie despend de la volonté d’autruy, la mort de la nostre, I, 630.
NATURE (PHILOSOPHIE).
Tout ce qui est sous le ciel, dit le sage, court vne loy et fortune pareille. Il y a quelque difference, il y a des ordres et des degrez: mais c’est soubs le visage d’vne mesme nature, II, 150.
Toutes choses, dit Platon, sont produites ou par la nature, ou par la fortune, ou par l’art. Les plus grandes et plus belles par l’vne ou l’autre des deux premieres: les moindres et imparfaictes par la derniere, I, 360.
Nature est vn doux guide: mais non pas plus doux, que prudent et iuste, III, 698.
Nous ne sçaurions faillir à suiure Nature: le souuerain precepte, c’est de se conformer à elle, III, 590.
Qui se presente comme dans vn tableau, cette grande image de nostre mere nature, en son entiere maiesté: qui remarque en son visage, vne si generale et constante varieté, et non soy, celuy-là seul estime les choses selon leur iuste grandeur, I, 252.
Ce que toute la philosophie ne peut planter en la teste des plus sages, ne l’apprend elle pas de sa seule ordonnance au plus grossier vulgaire? I, 168.
Nature a maternellement obserué cela, que les actions qu’elle nous a enioinctes pour nostre besoing, nous fussent aussi voluptueuses. Et nous y conuie, non seulement par la raison: mais aussi par l’appetit: c’est iniustice de corrompre ses regles, III, 686.
Les cupiditez sont ou naturelles et necessaires, comme le boire et le manger; ou naturelles et non necessaires, comme l’accointance des femelles; ou elles ne sont ny naturelles ny necessaires: de cette derniere sorte sont quasi toutes celles des hommes, elles sont toutes superfluës et artificielles. Car c’est merueille combien peu il faut à Nature pour se contenter, combien peu elle nous a laissé à désirer. Ces cupiditez estrangeres, que l’ignorance du bien, et vne fauce opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre, qu’elles chassent presque toutes les naturelles, II, 174.
Nostre bastiment et public et priué, est plein d’imperfection: mais il n’y a rien d’inutile en Nature, non pas l’inutilité mesmes, rien ne s’est ingeré en cet vniuers, qui n’y tienne place opportune, III, 80.
Nous appellons contre Nature, ce qui aduient contre la coustume. Rien n’est que selon elle, quel qu’il soit. Que cette raison vniuerselle et naturelle, chasse de nous l’erreur et l’estonnement que la nouuelleté nous apporte, II, 606.
NOBLESSE (NOMS).
La noblesse est vne belle qualité, et introduite auec raison: mais d’autant que c’est vne qualité dependant d’autruy, et qui peut tomber en vn homme vicieux et de neant, elle est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu. La science, la force, la bonté, la beauté, la richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et en commerce: cette-cy se consomme en soy, de nulle emploite au seruice d’autruy, III, 196.
De mon temps ie n’ay veu personne esleué par la fortune à quelque grandeur extraordinaire, à qui on n’ait attaché incontinent des tiltres genealogiques, nouueaux et ignorez à son pere, et qu’on ait anté en quelque illustre tige. Et de bonne fortune les plus obscures familles, sont plus idoynes à falsification. Combien auons nous de Gentils-hommes en France, qui sont de Royalle race selon leurs comptes? plus ce crois-ie que d’autres, I, 512.
Contentez vous de par Dieu, de ce dequoy nos peres se sont contentez: et de ce que nous sommes; nous sommes assez si nous le sçauons bien maintenir: ne desaduouons pas la fortune et condition de nos ayeulx, I, 512.
NOMS (NOBLESSE).
C’est vn vilain vsage et de tres-mauuaise consequence en nostre France, d’appeller chacun par le nom de sa terre et Seigneurie, et la chose du monde, qui faict plus mesler et mescognoistre les races, I, 512.
Ie sçay bon gré à Iacques Amiot d’auoir laissé dans le cours d’vn’ oraison Françoise, les noms Latins tous entiers, sans les bigarrer et changer, pour leur donner vne cadence Françoise, I, 510.
NOUVEAUTÉ.
Ie suis desgousté de la nouuelleté, quelque visage qu’elle porte; et ay raison, car i’en ay veu des effects tres-dommageables, I, 178.
Quand il se presente à nous quelque doctrine nouuelle, nous auons grande occasion de nous deffier, et de considerer qu’auant qu’elle fust produite, sa contraire estoit en vogue: et comme elle a esté renuersée par cette-cy, il pourra naistre à l’aduenir vne tierce inuention, qui choquera de mesme la seconde, II, 356.
OBÉISSANCE.
L’obeyssance n’est iamais pure ny tranquille en celuy qui raisonne et qui plaide, II, 508.
Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque pretexte, et vsurpons sur la maistrise: chascun aspire si naturellement à la liberté et authorité, qu’au superieur nulle vtilité ne doibt estre si chere, venant de ceux qui le seruent, comme luy doit estre chere leur simple et naifue obeissance, I, 96.
On corrompt l’office du commander, quand on y obeit par discretion, non par subiection. Pourtant cette obeïssance si contreinte, n’appartient qu’aux commandements precis et prefix. I’ay veu en mon temps des personnes du commandement, reprins d’auoir plustost obey aux paroles des lettres du Roy, qu’à l’occasion des affaires qui estoient pres d’eux, I, 96.
ODEURS.
La commune façon des corps et la meilleure condition qu’ils ayent, c’est d’estre exempts de senteur. La douceur mesme des haleines plus pures, n’a rien de plus parfaict, que d’estre sans aucune odeur, qui nous offence: comme sont celles des enfans bien sains. La plus exquise senteur d’vne femme, c’est ne sentir rien, I, 574.
Les medecins pourroient, ce crois-ie, tirer des odeurs, plus d’vsage qu’ils ne font: car i’ay souuent apperçeu qu’elles me changent, et agissent en mes esprits, selon qu’elles sont, I, 576.
OPINION.
L’opinion est vne puissante partie, hardie, et sans mesure, I, 462.
Il se faut garder de s’attacher aux opinions vulgaires, et les faut iuger par la voye de la raison, non par la voix commune, I, 354.
Quasi toutes les opinions que nous auons, sont prinses par authorité et à credit, III, 546.
Nos opinions s’entent les vnes sur les autres. La premiere sert de tige à la seconde: la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de degré en degré. Et aduient de là, que le plus monté, a souuent plus d’honneur, que de merite. Car il n’est monté que d’vn grain, sur les espaules du penultime, III, 608.
Nostre opinion donne prix aux choses; pour les estimer, nous ne considerons ny leurs qualitez, ny leurs vtilitez, mais seulement nostre coust à les recouurer: et appellons valeur en elles, non ce qu’elles apportent, mais ce que nous y apportons, I, 446.
La diuersité des opinions, que nous auons des choses, montre clairement qu’elles n’entrent en nous que par composition, I, 442.
Et ne fut iamais au monde, deux opinions pareilles, non plus que deux poils, ou deux grains. Leur plus vniuerselle qualité, c’est la diuersité, III, 76.
Nous tenons la mort, la pauureté et la douleur pour nos principales parties. Or cette mort que les vns appellent des choses horribles la plus horrible, qui ne sçait que d’autres la nomment l’vnique port des tourmens de cette vie? le souuerain bien de nature? seul appuy de nostre liberté? et commune et prompte recepte à tous maux? Et comme les vns l’attendent tremblans et effrayez, d’autres la supportent plus aysement que la vie, I, 442.
L’aisance et l’indigence despendent de l’opinion d’vn chacun, et non plus la richesse, que la gloire, que la santé, n’ont qu’autant de beauté et de plaisir, que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien ou mal, selon qu’il s’en trouue, I, 474.
Il n’est rien à quoy communement les hommes soyent plus tendus, qu’à donner voye à leurs opinions. Où le moyen ordinaire nous faut, nous y adioustons, le commandement, la force, le fer, et le feu. Il y a du mal’heur, d’en estre là, que la meilleure touche de la verité, ce soit la multitude des croyans, en vne presse où les fols surpassent de tant, les sages, en nombre, III, 530.
C’est chose difficile de resouldre son iugement contre les opinions communes. La premiere persuasion prinse du subiect mesme, saisit les simples: de là elle s’espand aux habiles, soubs l’authorité du nombre et ancienneté des tesmoignages. Pour moy, de ce que ie n’en croirois pas vn, ie n’en croirois pas cent vns. Et ne iuge pas les opinions, par les ans, III, 530.
PARENTÉ.
C’est à la verité vn beau nom, et plein de dilection que le nom de frere, I, 300.
Le pere et le fils peuuent estre de complexion entierement eslongnee, et les freres aussi. C’est mon fils, c’est mon parent: mais c’est vn homme farouche, vn meschant, ou vn sot, I, 300.
PARIS.
I’ayme Paris tendrement, iusques à ses verrues et à ses taches: elle est la gloire de la France, et l’vn des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos diuisions: entiere et vnie, ie la trouue deffendue de toute autre violence. De tous les partis, le pire sera celuy qui la mettra en discorde. Et ne crains pour elle, qu’elle mesme, III, 428.
PAROLE.
La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l’escoute, III, 646.
Il n’est aucun sens ny visage, ou droict, ou amer, ou doux, ou courbe, que l’esprit humain ne trouue aux escrits, qu’il entreprend de fouïller. En la parole la plus nette, pure et parfaicte, qui puisse estre, combien de fauceté et de mensonge a lon faict naistre? III, 386.
PAROLE DONNÉE.
Le neud, qui me tient par la loy d’honnesteté, me semble bien plus pressant et plus poisant, que n’est celuy de la contraincte ciuile. On me garotte plus doucement par vn notaire, que par moy, III, 416.
Nous ne pouuons estre tenus au delà de nos forces et de nos moyens. A cette cause, par ce que les effects et executions ne sont aucunement en nostre puissance, et qu’il n’y a rien en bon escient en nostre puissance, que la volonté: en celle là se fondent par necessité et s’establissent toutes les regles du deuoir de l’homme, I, 54.
On nous propose cet exemple, pour faire preualoir l’vtilité priuee, à la foy donnee. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis en liberté, ayans retiré de vous serment du paiement de certaine somme. Vn homme de bien, sera il quitte de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains? Il n’en est rien. Ce que la crainte m’a fait vne fois vouloir, ie suis tenu de le vouloir encore sans crainte. Et quand elle n’aura forcé que ma langue, sans la volonté: encore ie suis tenu de faire la maille bonne de ma parole. Autrement de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu’vn tiers prend de nos promesses. En cecy seulement a loy, l’interest priué, de nous excuser de faillir à nostre promesse, si nous auons promis chose meschante, et inique de soy. Car le droit de la vertu doibt preualoir le droit de nostre obligation, III, 102.
Ceux qui par le vice de la mauuaise honte, sont mols et faciles, à accorder quoy qu’on leur demande, sont faciles apres à faillir de parole, et à se desdire, III, 514.
PASSIONS.
L’ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant vn faux subiect et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n’agir contre quelque chose, I, 42.
Qui ne sçait leur fermer la porte, ne les chassera pas entrées, III, 510.
Les passions qui sont toutes en l’ame, comme l’ambition, l’auarice, et autres, donnent bien plus à faire à la raison: que celles qui tiennent au corps et à l’ame, laquelle n’y peut estre secourue, que de ses propres moyens: ny ne sont ces appetits là, capables de satieté: voire ils s’esguisent et augmentent par la iouyssance, II, 634.
Toutes passions qui se laissent gouster, et digerer, ne sont que mediocres, I, 26.
PÉDANTISME.
I’ayme et honore le sçauoir, autant que ceux qui l’ont. Et en son vray vsage, c’est le plus noble et puissant acquest des hommes. Mais en ceux, et il en est vn nombre infiny de ce genre, qui en establissent leur fondamentale suffisance et valeur: ie le hay, alors si ie l’ose dire, vn peu plus que la bestise. En mon pays, et de mon temps, il amande assez les bourses, nullement les ames, III, 312.
PEINE (PUNITION).
La peine suit de bien prés le peché: elle naist en l’instant et quant et quant le peché luy mesme, I, 658.
Quiconque attent la peine, il la souffre, et quiconque l’a meritée, l’attend, I, 660.
PÉNITENCE.
A qui le ieune aiguiseroit la santé et l’allegresse, ce ne seroit plus recepte salutaire: non plus qu’en l’autre medecine, les drogues n’ont point d’effect à l’endroit de celuy qui les prent auec appetit et plaisir, I, 350.
PENSÉES.
Nous empeschons noz pensees du general, et des causes et conduittes vniuerselles: qui se conduisent tresbien sans nous: et laissons en arriere nostre faict: et Michel, qui nous touche encore de plus pres que l’homme, III, 388.
PÈRES.
Ie ne vis iamais pere, pour bossé ou teigneux que fust son fils, qui laissast de l’aduoüer: non pourtant, s’il n’est du tout enyuré de cet’ affection, qu’il ne s’apperçoiue de sa defaillance: mais tant y a qu’il est sien, I, 226.
Ie veux mal à cette coustume, d’interdire aux enfants l’appellation paternelle, et leur en enioindre vn’ estrangere, comme plus reuerentiale, II, 32.
C’est aussi folie et iniustice de priuer les enfans qui sont en aage, de la familiarité des peres, et vouloir maintenir en leur endroit vne morgue austere et desdaigneuse, esperant par là, les tenir en crainte et obeissance. C’est vne farce tres-inutile, qui rend les peres ennuieux aux enfans, et qui pis est, ridicules. Ils ont la ieunesse et les forces en la main, et par consequent le vent et la faueur du monde; et reçoiuent auecques mocquerie, ces mines fieres et tyranniques, d’vn homme qui n’a plus de sang, ny au cœur, ny aux veines: vrais espouuantails de cheneuiere, II, 32.
Vn pere est bien miserable, qui ne tient l’affection de ses enfans, que par le besoin qu’ils ont de son secours, si cela se doit nommer affection: il faut se rendre respectable par sa vertu, et par sa suffisance, et aymable par sa bonté et douceur de ses mœurs, II, 24.
Voulons nous estre aymez de nos enfans? leur voulons nous oster l’occasion de souhaiter nostre mort? accommodons leur vie raisonnablement, de ce qui est en nostre puissance, II, 26.
Ie treuue que c’est cruauté et iniustice de ne les receuoir au partage et societé de noz biens, et compagnons en l’intelligence de noz affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer noz commoditez pour prouuoir aux leurs, puis que nous les auons engendrez à cet effect, II, 22.
Vn pere atterré d’années et de maux, priué par sa foiblesse et faute de santé, de la commune societé des hommes, il se faict tort, et aux siens, de couuer inutilement vn grand tas de richesses. Il est assez en estat, s’il est sage, pour auoir desir de se despouiller pour se coucher, non pas iusques à la chemise, mais iusques à vne robbe de nuict bien chaude: le reste des pompes, dequoy il n’a plus que faire, il doit en estrener volontiers ceux, à qui par ordonnance naturelle cela doit appartenir. C’est raison qu’il en laisse l’vsage, puis que Nature l’en priue: autrement sans doute il y a de la malice et de l’enuie, II, 28.
PEUPLES.
Les peuples nourris à la liberté et à se commander eux mesmes, estiment toute autre forme de police monstrueuse et contre nature. Ceux qui sont duits à la monarchie en font de mesme. Et quelque facilité que leur preste fortune au changement, lors mesme qu’ils se sont auec grandes difficultez deffaitz de l’importunité d’vn maistre, ils courent à en replanter vn nouueau auec pareilles difficultez, pour ne se pouuoir resoudre de prendre en haine la maistrise, III, 170.
C’est merueille que l’indiscrette et prodigieuse facilité des peuples, à se laisser mener et manier la creance et l’esperance, où il a pleu et seruy à leurs chefs: par dessus cent mescomtes, les vns sur les autres: par dessus les fantosmes, et les songes. Leur sens et entendement, est entierement estouffé en leur passion. Leur discretion n’a plus d’autre choix, que ce qui leur rit, et qui conforte leur cause: c’est vne qualité inseparable des erreurs populaires. Apres la premiere qui part, les opinions s’entrepoussent, suiuant le vent, comme les flotz. On n’est pas du corps, si on s’en peut desdire: si on ne vague le train commun, III, 504.
PEUR.
C’est ce dequoy i’ay le plus de peur que la peur. Aussi surmonte elle en aigreur tous les autres accidents, I, 100.
La peur naist par fois de faute de iugement, comme de faute de cœur, II, 288.
Il n’est rien qui nous iette tant aux dangers, qu’vne faim inconsideree de nous en mettre hors, III, 290.
Ceux qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d’estre exilez, d’estre subiuguez, viuent en continuelle angoisse, en perdent le boire, le manger, et le repos; là où les pauures, les bannis, les serfs viuent souuent aussi ioyeusement que les autres. Tant de gens, qui de l’impatience des pointures de la peur, se sont pendus, noyez, et precipitez, nous ont bien apprins qu’elle est encores plus importune et plus insupportable que la mort, I, 100.
Ie ne suis pas bon naturaliste et ne sçai guiere par quels ressors la peur agit en nous, mais tant y a que c’est vne estrange passion: et disent les Medecins qu’il n’en est aucune, qui emporte plustost nostre iugement hors de sa deuë assiete, I, 98.
Les Grecs en recognoissent vne autre espece, qui est outre l’erreur de nostre discours: venant, disent-ils, sans cause apparente, et d’vne impulsion celeste. Des peuples entiers s’en voyent souuent frappez, et des armees entieres. Ils nomment cela terreurs Paniques, I, 102.
PHILOSOPHIE, VÉRITÉ.
Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce poinct, où qu’il dit, qu’il l’a trouuée; ou qu’elle ne se peut trouuer; ou qu’il en est encore en queste. Toute la Philosophie est despartie en ces trois genres. Son dessein est de chercher la science, et la certitude. Les Peripateticiens, Epicuriens, Stoiciens, et autres, ont pensé l’auoir trouuée: ils ont estably les sciences, que nous auons, et les ont traictées, comme notices certaines. Les Academiciens ont desesperé de leur queste; et iugé que la verité ne se pouuoit conceuoir par nos moyens. La fin de ceux-cy, c’est la foiblesse et humaine ignorance. Ce party a eu la plus grande suitte, et les sectateurs les plus nobles. Les Sceptiques ou Epechistes disent, qu’ils sont encore en cherche de la verité. Ils iugent, que ceux-là qui pensent l’auoir trouuée, se trompent infiniement; et qu’il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second degré, qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’establir la mesure de nostre puissance, de cognoistre et iuger la difficulté des choses, c’est vne grande et extreme science, de laquelle ils doubtent que l’homme soit capable, II, 228.
Prenez les simples discours de la philosophie, sçachez les choisir et traitter à point, ils sont plus aisez à conceuoir qu’vn conte de Boccace. Vn enfant en est capable au partir de la nourrisse, beaucoup mieux que d’apprendre à lire ou escrire, I, 262.
La plus part des ames ne se trouuent propres à faire leur profit de telle instruction: qui, si elle ne se met à bien, se met à mal, I, 218.
La philosophie a pour son but, la vertu: qui n’est pas, comme on le dit, plantée à la teste d’vn mont coupé, rabotteux et inaccessible. Ceux qui l’ont approchée, la tiennent au rebours, logée dans vne belle plaine fertile et fleurissante: d’où elle void bien souz soy toutes choses; ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes. Les autres sont allez selon leur foiblesse, faindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur vn rocher à l’escart, emmy des ronces: fantosme à estonner les gents, I, 258.
La philosophie n’estriue point contre les voluptez naturelles, pourueu que la mesure y soit ioincte et en presche la moderation, non la fuite. Elle dit que les appetits du corps ne doiuent pas estre augmentez par l’esprit. Et nous aduertit ingenieusement, de ne vouloir point esueiller nostre faim par la saturité: de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre: d’euiter toute iouyssance, qui nous met en disette: et toute viande et breuuage, qui nous altere, et affame, III, 276.
La philosophie a tant de visages et de varieté, et a tant dict, que tous nos songes et resueries s’y trouuent. L’humaine phantasie ne peut rien conceuoir en bien et en mal qui n’y soit, II, 312.
Ce grand monde, c’est le miroüer, où il nous faut regarder, pour nous cognoistre de bon biais. Tant d’humeurs, de sectes, de iugemens, d’opinions, de loix, et de coustumes, nous apprennent à iuger sainement des nostres, et apprennent nostre iugement à recognoistre son imperfection et sa naturelle foiblesse. Tant de remuements d’estat, et changements de fortune publique, nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nostre. Tant de noms, tant de victoires et conquestes enseuelis soubs l’oubliance, rendent ridicule l’esperance d’eterniser nostre nom par la prise de dix argoulets, et d’vn pouillier, qui n’est cognu que de sa cheute. L’orgueil et la fiereté de tant de pompes estrangeres, la maiesté si enflee de tant de cours et de grandeurs, nous fermit et asseure la veüe, à soustenir l’esclat des nostres, sans siller les yeux. Tant de milliasses d’hommes enterrez auant nous, nous encouragent à ne craindre d’aller trouuer si bonne compagnie en l’autre monde: ainsi du reste, I, 252.
C’est grand cas que les choses en soyent là en nostre siecle, que la philosophie soit iusques aux gens d’entendement, vn nom vain et fantastique, qui se treuue de nul vsage, et de nul pris par opinion et par effect. Ie croy que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses auenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfans, et d’vn visage renfroigné, sourcilleux et terrible: qui me l’a masquee de ce faux visage pasle et hideux? Il n’est rien plus gay, plus gaillard, plus enioué, et à peu que ie ne die follastre. Elle ne presche que feste et bon temps. Vne mine triste et transie montre que ce n’est pas là son giste, I, 256.
La philosophie ne pense pas auoir mal employé ses moyens, quand elle a rendu à la raison, la souueraine maistrise de nostre ame, et l’authorité de tenir en bride nos appetits, II, 632.
L’ame qui loge la philosophie, doit par sa santé rendre sain encores le corps: elle doit faire luyre iusques au dehors son repos, et aise, I, 258.
On attache aussi bien toute la philosophie morale, à vne vie populaire et priuee, qu’à vne vie de plus riche estoffe. Chaque homme porte la forme entiere, de l’humaine condition, III, 108.
PHYSIONOMIE.
C’est vne foible garantie que la mine, toutefois elle a quelque consideration. Et si i’auois à les foyter, ce seroit plus rudement, les meschans qui dementent et trahissent les promesses que Nature leur auoit plantées au front. Ie punirois plus aigrement la malice, en vne apparence debonnaire. Il semble qu’il y ait aucuns visages heureux, d’autres malencontreux, III, 590.
En vne face qui ne sera pas trop bien composée, il peut loger quelque air de probité et de fiance. Comme au rebours, i’ai leu parfois entre deux beaux yeux, des menasses d’une nature maligne et dangereuse, III, 588.
PLAISIRS (VOLUPTÉ).
Il n’est aucune si iuste volupté, en laquelle l’excez et l’intemperance ne nous soit reprochable, I, 348.
Tous plaisirs et toutes gratifications ne sont pas bien logées en toutes gens, I, 348.
Les sages nous apprennent assez, à nous garder de la trahison de noz appetits; et à discerner les vrays plaisirs et entiers, des plaisirs meslez et bigarrez de plus de peine: car la pluspart des plaisirs, disent ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, I, 424.
Si la douleur de teste nous venoit auant l’yuresse, nous nous garderions de trop boire; mais la volupté, pour nous tromper, marche deuant, et nous cache sa suitte, I, 424.
PLURALITÉ DES MONDES.
La raison n’a en aucune autre chose plus de verisimilitude et de fondement, qu’en ce qu’elle persuade la pluralité des mondes. Il semble n’estre pas vray-semblable, que Dieu ait faict ce seul ouurage sans compaignon? et que la matiere de cette forme ayt esté toute espuisée en ce seul indiuidu, II, 270.
POÉSIE.
Nous auons bien plus de poëtes, que de iuges et interpretes de poësie. Il est plus aisé de la faire, que de la cognoistre, I, 402.
La poësie populaire et purement naturelle, a des naïuetés et graces, par où elle se compare à la principale beauté de la poësie parfaite selon l’art. La poësie mediocre, qui s’arreste entre deux, est desdaignée, et sans prix, I, 572.
Pour neant hurte à la porte de la poësie, vn homme rassis, I, 628.
PRÉDICTIONS (CRÉDULITÉ).
La faculté de prophetizer est au dessus de nous, I, 628.
C’est don de Dieu, que la diuination: voyla pourquoy ce deuroit estre vne imposture punissable d’en abuser, I, 364.
Le vray champ et subiect de l’imposture, sont les choses inconnües: d’autant qu’en premier lieu l’estrangeté mesme donne credit, et puis n’estants point subiectes à nos discours ordinaires, elles nous ostent le moyen de les combattre, I, 376.
Les moyens de diuination és astres, és esprits, és figures du corps, és songes, et ailleurs, qui restent encore entre nous, sont un notable exemple de la forcenée curiosité de nostre nature, s’amusant à preoccuper les choses futures, comme si elle n’auoit pas assez affaire à digerer les presentes, I, 72.
I’en voy qui estudient et glosent leurs Almanacs, et nous en alleguent l’authorité aux choses qui se passent. A tant dire, il faut qu’ils disent et la verité et le mensonge. Ie ne les estime de rien mieux, pour les voir tomber en quelque rencontre, I, 76.
PRÉSOMPTION.
La mere nourrice des plus fausses opinions, et publiques et particulieres, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soy, II, 470.
La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les creatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse, II, 136.
Fascheuse maladie, de se croire si fort, qu’on se persuade, qu’il ne se puisse croire au contraire: et plus fascheuse encore, qu’on se persuade d’vn tel esprit, qu’il prefere ie ne sçay quelle disparité de fortune présente, aux esperances et menaces de la vie eternelle! I, 582.
Il y a deux parties en la presumption: sçauoir est, de s’estimer trop, et n’estimer pas assez autruy, II, 468.
Il ne faut pas iuger ce qui est possible, et ce qui ne l’est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à nostre sens. Et est vne grande faute, et en laquelle toutesfois la plus part des hommes tombent: de faire difficulté de croire d’autruy, ce qu’eux ne sçauroient faire, ou ne voudroient. Il semble à chacun que la maistresse forme de l’humaine nature est en luy: selon elle, il faut regler tous les autres. Les allures qui ne se rapportent aux siennes, sont faintes et fauces. Luy propose lon quelque chose des actions ou facultez d’vn autre? la premiere chose qu’il appelle à la consultation de son iugement, c’est son exemple: selon qu’il en va chez luy, selon cela va l’ordre du monde. O l’asnerie dangereuse et insupportable, II, 628.
Il est d’autre part certaine façon d’humilité subtile, qui naist de la presomption: nous recognoissons nostre ignorance, en plusieurs choses, et sommes si courtois d’auoüer, qu’il y ait és ouurages de Nature, aucunes qualitez et conditions, qui nous sont imperceptibles, et desquelles nostre suffisance ne peut descouurir les moyens et les causes. Que par cette honneste et conscientieuse declaration, nous esperons gaigner qu’on nous croira aussi de celles, que nous dirons entendre, III, 40.
Il semble à la verité, que Nature, pour la consolation de nostre estat miserable et chetif, ne nous ait donné en partage que la presumption. Nous n’auons que du vent et de la fumée en partage, II, 204.
PRÉVOYANCE.
La preuoyance conuient egallement à ce qui nous touche en bien, et en mal. Considerer et iuger le danger, est aucunement le rebours de s’en estonner, III, 390.
PRIÈRES (dévotion, Dieu).
Ie ne louë pas volontiers ceux, que ie voy prier Dieu plus souuent et plus ordinairement, si les actions voisines de la priere, ne me tesmoignent quelque amendement et reformation, I, 580.
Nous prions par vsage et par coustume: ou pour mieux dire, nous lisons ou prononçons noz prieres: ce n’est en fin que mine, I, 580.
C’est de la conscience que la priere doit estre produite, et non pas de la langue, I, 584.
Il ne faut pas demander à Dieu que toutes choses suiuent nostre volonté, mais qu’elles suiuent la prudence, I, 592.
La priere des Lacedemoniens publique et priuée portoit, simplement les choses bonnes et belles leur estre octroyées: remettant à la discretion de la puissance supreme le tirage et choix d’icelles, II, 368.
Il est peu d’hommes qui ozassent mettre en euidence les requestes secrettes qu’ils font à Dieu, I, 592.
L’Eglise peut estendre et diuersifier les prieres selon le besoin de nostre instruction: c’est tousiours mesme substance, et mesme chose. Mais le patenostre dit tout ce qu’il faut, et est trespropre à toutes occasions. C’est l’vnique priere, dequoy ie me sers par tout, et la repete au lieu d’en changer, I, 578.
PROCÈS.
De combien est il plus aisé, de n’y entrer pas que d’en sortir, III, 512.
Si nous estions sages, nous nous deurions resiouir et venter, ainsi que i’ouy vn iour bien naïuement, vn enfant de grande maison, faire feste à chacun, dequoy sa mere venoit de perdre son procés: comme sa toux, sa fiebure, ou autre chose d’importune garde, III, 512.
A combien de fois me suis-ie faict vne bien euidente iniustice, pour fuyr le hazard de la receuoir encore pire des iuges, apres vn siecle d’ennuys, et d’ordres et viles practiques, plus ennemies de mon naturel, que n’est la gehenne et le feu, III, 510.
PRODUCTIONS LITTÉRAIRES.
Des enfans, ie ne sçay si ie n’aymerois pas mieux beaucoup en auoir produict vn parfaictement bien formé, de l’accointance des Muses, que de l’accointance de ma femme, II, 52.
Ce que nous engendrons par l’ame, les enfantements de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produits par vne plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres. Nous sommes pere et mere ensemble en cette generation: ceux-cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d’honneur, s’ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfants, est beaucoup plus leur, que nostre; la part que nous y auons est bien legere: mais de ceux-cy, toute la beauté, toute la grace et prix est nostre, II, 48.
Nous disons d’aucuns ouurages qu’ils puent à l’huyle et à la lampe, pour certaine aspreté et rudesse, que le trauail imprime en ceux où il a grande part. Mais outre cela, la solicitude de bien faire, et cette contention de l’ame trop bandée et trop tendue à son entreprise, la rompt et l’empesche, I, 70.
PROLÉTAIRES.
A quoy faire nous allons gendarmant par les efforts de la science? Regardons à terre, les pauures gens que nous y voyons espandus, la teste panchante apres leur besongne. De ceux-là, tire Nature tous les iours, des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux que nous estudions si curieusement en l’escole. Combien en vois ie ordinairement, qui mescognoissent la pauureté; combien qui desirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction? Celui là qui fouït mon iardin, il a ce matin enterré son pere ou son fils. Les noms mesme, dequoy ils appellent les maladies, en adoucissent et amollissent l’aspreté. La phthysie, c’est la toux pour eux: la dysenterie, deuoyement d’estomach: vn pleuresis, c’est vn morfondement: et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. Elles sont bien griefues, quand elles rompent leur trauail ordinairement: ils ne s’allitent que pour mourir, III, 554.
Ie ne vy iamais paysan de mes voisins, entrer en cogitation de quelle contenance, et asseurance, il passeroit son heure derniere. Nature luy apprend à ne songer à la mort, que quand il se meurt, III, 576.
PROVIDENCE.
Dieu pourroit nous ottroyer les richesses, les honneurs, la vie et la santé mesme, quelquefois à nostre dommage: car tout ce qui nous est plaisant, ne nous est pas tousiours salutaire: si au lieu de la guerison, il nous enuoye la mort, ou l’empirement de nos maux: il le fait par les raisons de sa prouidence, qui regarde bien plus certainement ce qui nous est deu, que nous ne pouuons faire: et la deuons prendre en bonne part, comme d’vne main tres-sage et tres-amie, II, 370.
QUALITÉS.
C’est vne espece de mocquerie et d’iniure, de vouloir faire valoir vn homme, par des qualitez mes-aduenantes à son rang; quoy qu’elles soient autrement loüables; et par les qualitez aussi qui ne doiuent pas estre les siennes principales, I, 432.
QUERELLES.
Regardez pourquoy celuy-là s’en va courre fortune de son honneur et de sa vie, à tout son espée et son poignard; qu’il vous die d’où vient la source de ce debat, il ne le peut faire sans rougir; tant l’occasion en est vaine et friuole, III, 512.
Qu’est-ce qui faict en ce temps, nos querelles toutes mortelles? et que là où nos peres auoyent quelque degré de vengeance, nous commençons à cette heure par le dernier: et ne se parle d’arriuée que de tuer? Qu’est-ce, si ce n’est coüardie, II, 570.
Qui entre legerement en querelle, est subiect d’en sortir aussi legerement. C’est une mauuaise façon. Depuis qu’on y est, il faut aller ou creuer. Entreprenez froidement, mais poursuiuez ardamment. De faute de prudence, on retombe en faute de cœur; qui est encore moins supportable, III, 514.
Les excuses et reparations, que ie voy faire tous les iours, pour purger l’indiscretion, me semblent plus laides que l’indiscretion mesme, III, 516.
Vn homme d’honneur, qui doit sentir vn desmenti, et vne offence iusques au cœur, qui n’est pour prendre vne mauuaise excuse en payement et consolation, qu’il euite le progrez des altercations contentieuses, III, 506.
Aucun dire n’est si vicieux, comme le desdire est honteux, quand c’est vn desdire, arraché par authorité, III, 516.
La plus part des accords de noz querelles du iourd’hui, sont honteux et menteurs. Nous ne cherchons qu’à sauuer les apparences et trahissons cependant, et desaduouons noz vrayes intentions aux despens de nostre franchise, et de l’honneur de nostre courage, et cherchons des conillieres en la fauceté, pour nous accorder. Il ne faut pas regarder si vostre action ou vostre parole, peut auoir autre interpretation, c’est vostre vraye et sincere interpretation, qu’il faut mes-huy maintenir, quoy qu’il vous couste, III, 514.
RAISON.
La raison humaine est un glaiue double et dangereux, II, 506.
Oserons nous dire que cet aduantage de la raison, dequoy nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous tenons maistre et Empereurs du reste des creatures, ait esté mis en nous, pour nostre tourment, I, 450.
Nostre raison est flexible à toute sorte d’images, II, 600.
Nos raisons anticipent souuent l’effect, et ont l’estenduë de leur iurisdiction si infinie, qu’elles iugent et s’exercent en l’inanité mesme, et au non estre, III, 542.
L’humaine raison est vn instrument libre et vague. Les hommes, aux faicts qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison, qu’à en chercher la verité. Ils passent par dessus les presuppositions, mais ils examinent curieusement les consequences. Ils laissent les choses, et courent aux causes. Plaisans causeurs. La cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte des choses: non à nous, qui n’en auons que la souffrance, III, 526.
A quoy faire la cognoissance des choses, si nous en deuenons plus lasches? si nous en perdons le repos et la tranquilité, où nous serions sans cela? I, 450.
Quelles differences de sens et de raison, quelle contrarieté d’imaginations nous presente la diuersité de nos passions? Quelle asseurance pouuons nous prendre de chose si instable et si mobile, subjecte par sa condition à la maistrise du trouble, n’allant iamais qu’vn pas forcé et emprunté? II, 352.
La raison humaine est vne teinture infuse enuiron de pareil pois à toutes nos opinions et mœurs, de quelque forme qu’elles soient: infinie en matiere, infinie en diuersité, I, 162.
J’appelle tousiours raison cette apparence de discours que chacun forge en soy: cette raison, de la condition de laquelle, il y en peut avoir cent contraires autour d’un même subject: c’est un instrument de plomb, et de cire, alongeable, ployable, accommodable à tout biais et à toutes mesures: il ne reste que la suffisance de le sçauoir contourner, II, 346.
Il n’est rien si soupple et erratique. C’est le soulier de Theramenez, bon à tous pieds, III, 544.
RAISON D’ÉTAT.
Le Prince, quand vne vrgente circonstance, et quelque impetueux et inopiné accident, du besoing de son estat, luy fait gauchir sa parolle et sa foy, ou autrement le iette hors de son deuoir ordinaire, c’est malheur. A cela, nul remede: nous ne pouuons pas tout. Ce sont dangereux exemples, rares, et maladifues exceptions, à nos regles naturelles: il y faut ceder, mais auec grande moderation et circonspection. Aucune vtilité priuee, n’est digne pour laquelle nous facions cet effort à nostre conscience: la publique bien, lors qu’elle est et tres-apparente, et tres-importante, III, 98.
RÉCOMPENSES HONORIFIQUES.
Ç’a esté vne belle inuention, et receuë en la plus part des polices du monde, d’establir certaines merques vaines et sans prix, pour en honnorer et recompenser la vertu, II, 10.
C’est à la verité vne bien bonne et profitable coustume, de trouuer moyen de recognoistre ainsi la valeur des hommes rares et excellens, et de les contenter et satisfaire par des payemens, qui ne chargent aucunement le publiq, et qui ne coustent rien au Prince, II, 10.
Ces loyers d’honneur, n’ont autre prix et estimation que cette là, que peu de gens en iouyssent, il n’est, pour les aneantir, que d’en faire largesse, II, 12.
Aucun homme de cœur ne daigne s’auantager de ce qu’il a de commun auec plusieurs, II, 14.
RELIGION (dévotion, Dieu, dieux).
O la vile chose, et abiecte, que l’homme, s’il ne s’esleue au dessus de l’humanité! C’est à nostre foy Chrestienne, non à la vertu Stoïque, de pretendre à cette metamorphose, II, 418.
C’est la foy seule qui embrasse viuement et certainement les hauts mysteres de nostre religion, II, 114.
Combien et aux loix de la religion, et aux loix politiques se trouuent plus dociles et aisez à mener, les esprits simples et incurieux, que ces esprits surueillants et pedagogues des causes diuines et humaines? II, 236.
La peste de l’homme c’est l’opinion de sçauoir. Voyla pourquoy l’ignorance nous est tant recommandée par nostre religion, comme piece propre à la creance et à l’obeyssance, II, 204.
La participation que nous auons à la cognoissance de la verité, quelle qu’elle soit, ce n’est point par nos propres forces que nous l’auons acquise. Dieu nous a assez appris cela par les tesmoings, qu’il a choisi du vulgaire, simples et ignorans, pour nous instruire de ses admirables secrets, II, 224.
Nostre foy ce n’est pas nostre acquest, c’est vn pur present de la liberalité d’autruy. Ce n’est pas par discours ou par nostre entendement que nous auons receu nostre religion, c’est par authorité et par commandement estranger. La foiblesse de nostre iugement nous y aide plus que la force, et nostre aueuglement plus que nostre clair-voyance. C’est par l’entremise de nostre ignorance, plus que de nostre science, que nous sommes sçauans de diuin sçauoir, II, 224.
Si nous auions vne seule goutte de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict la saincte parole: nos actions qui seroient guidées et accompaignées de la diuinité, ne seroient pas simplement humaines, elles auroient quelque chose de miraculeux, comme nostre croyance, II, 118.
Si nos moyens naturels et terrestres ne peuuent conceuoir cette cognoissance supernaturelle et celeste: apportons y seulement du nostre, l’obeissance et la subiection, II, 224.
Ou il faut se submettre du tout à l’authorité de nostre police ecclesiastique, ou du tout s’en dispenser. Ce n’est pas à nous à establir la part que nous luy deuons d’obeissance, I, 294.
En conscience tout l’acquest que l’homme a retiré d’vne si longue poursuite de la verité religieuse, c’est d’auoir appris à recognoistre sa foiblesse. L’ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l’auons par longue estude confirmée et auerée. Il est aduenu aux gens veritablement sçauans, ce qui aduient aux espics de bled: ils vont s’esleuant et se haussant la teste droite et fiere, tant qu’ils sont vuides; mais quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier et baisser les cornes. Pareillement les hommes, ayans tout essayé, tout sondé, n’ont trouué en cet amas de science et prouision de tant de choses diuerses, rien de ferme, et rien que vanité, II, 226.
Les simples, dit S. Paul, et les ignorans, s’esleuent et se saisissent du ciel; et nous, à tout nostre sçauoir, nous plongeons aux abismes infernaux, II, 220.
Il faut sobrement se mesler de iuger des ordonnances diuines, I, 376.
Ie trouue mauuais ce que ie voy en vsage, de chercher à fermir et appuyer nostre religion par la prosperité de nos entreprises, I, 378.
Il est mal-aisé de ramener les choses diuines à nostre balance, qu’elles n’y souffrent du deschet, I, 378.
Rien du nostre ne se peut apparier ou rapporter en quelque façon que ce soit, à la nature diuine, qui ne la tache et marque d’autant d’imperfection. Cette infinie beauté, puissance, et bonté, comment peut elle souffrir quelque correspondance et similitude à ce que nous sommes, sans vn extreme interest et dechet de sa diuine grandeur? II, 208.
Il se faut contenter de la lumiere qu’il plaist au Soleil nous communiquer par ses rayons; et qui esleue ses yeux pour en prendre vne plus grande dans son corps mesme, il y perd la veuë, I, 380.
Combien y a il d’arts, qui font profession de consister en la coniecture, plus qu’en la science? qui ne decident pas du vray et du faulx, et suiuent seulement ce qu’il semble? II, 236.
Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier sans inquisition, à l’ordre du monde. Vne ame garantie de preiugé, a vn merueilleux auancement vers la tranquillité, II, 236.
Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu aime, ce sont toutes agitations et esmotions, qui ne peuuent loger en Dieu selon nostre forme, ny nous l’imaginer selon la sienne, II, 224.
C’est vne estrange fantasie, de vouloir payer la bonté diuine, de nostre affliction. Ioint que ce n’est pas au criminel de se faire fouëter à sa mesure, et à son heure: ce qui vient à gré à celuy qui le souffre, ne se peut attribuer à punition, II, 266.
Le Sainct liure des sacrez mysteres de nostre creance n’est pas l’estude de tout le monde: c’est l’estude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle. Les meschans, les ignorants s’y empirent. Ce n’est pas vne histoire à compter: c’est vne histoire à reuerer, craindre et adorer. L’ignorance pure, et remise toute en autruy, estoit bien plus salutaire et plus sçauante, que n’est cette science verbale, et vaine, nourrice de presomption et de temerité, I, 584.
Des esprits simples, moins curieux et moins instruits, il s’en fait de bons Chrestiens, qui par reuerence et obeissance, croyent simplement, et se maintiennent sous les loix. Les grands esprits plus rassis et clairuoyans, font un autre genre de bien croyans: lesquels par longue et religieuse inuestigation, penetrent vne plus profonde et abstruse lumiere, és escritures, et sentent le mysterieux et diuin secret de nostre police ecclesiastique. En la moyenne vigueur des esprits, et moyenne capacité, s’engendre l’erreur des opinions: ils suiuent l’apparence du premier sens, I, 570.
Nous ne receuons nostre religion non autrement que comme les autres religions se reçoiuent. Nous nous sommes rencontrez au pays, où elle estoit en vsage, ou nous regardons son ancienneté, ou l’authorité des hommes qui l’ont maintenuë, ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécreants ou suyuons ses promesses. Nous sommes Chrestiens à mesme tiltre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans, II, 122.
Plaisante foy, qui ne croid ce qu’elle croid, que pour n’auoir le courage de le descroire, II, 124.
Nous deurions auoir honte, qu’és sectes humaines il ne fut iamais partisan, quelque difficulté et estrangeté que maintinst sa doctrine, qui n’y conformast aucunement ses deportemens et sa vie: et vne si diuine et celeste institution ne marque les Chrestiens que par la langue, II, 116.
Si nous tenions à Dieu par l’entremise d’vne foy viue: si nous tenions à Dieu par luy, non par nous: si nous auions vn pied et vn fondement diuin, les occasions humaines n’auroient pas le pouuoir de nous esbranler, comme elles ont, II, 116.
Le meilleur de nous ne craind point de l’outrager, comme il craind d’outrager son voisin, son parent, son maistre, II, 122.
Les vns font accroire au monde, qu’ils croyent ce qu’ils ne croyent pas. Les autres en plus grand nombre, se le font accroire à eux mesmes, ne sçachants pas penetrer que c’est que croire, II, 118.
Toutes polices ont tiré fruit de leur deuotion, II, 250.
La religion Chrestienne a toutes les marques d’extreme iustice et vtilité: mais nulle plus apparente que l’exacte recommandation de l’obeïssance du magistrat, et manutention des polices, I, 180.
Nostre religion n’a point eu de plus asseuré fondement humain, que le mespris de la vie, I, 124.
REPENTIR.
Le repentir n’est qu’vne desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies, qui nous pourmene à tout sens. Il faict desaduouër à celuy-là, sa vertu passee et sa continence, III, 114.
Le vice laisse comme vn vlcere en la chair, vne repentance en l’ame, qui tousiours s’esgratigne, et s’ensanglante elle mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais elle engendre celle de la repentance: qui est plus griefue, d’autant qu’elle naist au dedans, III, 112.
Ie ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de ceremonie. Il faut qu’elle me touche de toutes parts auant que ie la nomme ainsin: et qu’elle pinse mes entrailles, et les afflige autant profondement, que Dieu me voit, et autant vniuersellement, III, 126.
Si n’est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal. Si la repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le peché, III, 124.
Mais ce qu’on dit, que la repentance suit de pres le peché, ne semble pas regarder le peché qui est en son haut appareil: qui loge en nous comme en son propre domicile. On peut desauouër et desdire les vices, qui nous surprennent, et vers lesquels les passions nous emportent: mais ceux qui par longue habitude, sont enracinez et ancrez en vne volonté forte et vigoureuse, ne sont subiects à contradiction, III, 114.
Il y a des pechez impetueux, prompts et subits, laissons les à part: mais en ces autres pechez, à tant de fois reprins, deliberez, et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez de profession et de vacation: ie ne puis pas conceuoir, qu’ils soient plantez si long temps en vn mesme courage, sans que la raison et la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et l’entende ainsin. Et le repentir qu’il se vante luy en venir à certain instant prescrit, m’est vn peu dur à imaginer et former, III, 124.
RÉPUTATION (AME, GLOIRE).
Les iugemens qui se font des apparences externes, sont merueilleusement incertains et douteux: et n’est aucun si asseuré tesmoing, comme chacun à soy-mesme, II, 454.
Des viuans mesme, ie sens qu’on parle tousiours autrement qu’ils ne sont. Et si à toute force, ie n’eusse maintenu vn amy que i’ay perdu, on me l’eust deschiré en mille contraires visages, III, 450.
Le bruit ne suit pas toute bonté, si la difficulté et estrangeté n’y est ioincte. Voyre la simple estimation, n’est deuë à toute action, qui n’ait de la vertu, III, 522.
Le marbre esleuera vos titres tant qu’il vous plaira, pour auoir faict repetasser vn pan de mur, ou descroter vn ruisseau public: mais non pas les hommes, qui ont du sens: La renommée ne se prostitue pas à si vil comte, III, 522.
Celuy qui se tient ferme dans vne tranchée descouuerte, que fait il en cela, que ne facent deuant luy cinquante pauures pionniers, qui luy ouurent le pas, et le couurent de leurs corps, pour cinq sols de paye par iour? II, 456.
Qui tient sa mort pour mal employée, si ce n’est en occasion signalée: au lieu d’illustrer sa mort, il obscurcit volontiers sa vie: laissant eschapper ce pendant plusieurs iustes occasions de se hazarder. Et toutes les iustes sont illustres assez: sa conscience les trompettant suffisamment à chacun, II, 450.
Desdaignons cette faim de renommée et d’honneur, basse et belistresse, qui nous le faict coquiner de toute sorte de gens: par moyens abiects, et à quelque vil prix que ce soit. C’est deshonneur d’estre ainsin honnoré. Apprenons à n’estre non plus auides, que nous sommes capables de gloire. De s’enfler de toute action vtile et innocente, c’est à faire à gens à qui elle est extraordinaire et rare, III, 522.
RESSEMBLANCE, DISSEMBLANCE.
Ingenieux meslange de Nature. Si nos faces n’estoient semblables, on ne sçauroit discerner l’homme de la beste: si elles n’estoient dissemblables, on ne sçauroit discerner l’homme de l’homme, III, 610.
RETRAITE.
Il est temps de nous desnoüer de la societé, lors que nous n’y pouuons rien apporter. Et qui ne peut prester, qu’il se deffende d’emprunter. Nos forces nous faillent: retirons les, et resserrons nous en nous, I, 418.
Puis que Dieu nous donne loisir de disposer de notre deslogement; preparons nous y; plions bagage; prenons de bon’heure congé de la compagnie; despétrons nous de ces violentes prinses, qui nous engagent ailleurs, et esloignent de nous. Il faut desnoüer ces obligations si fortes: et meshuy aymer cecy et cela, mais n’espouser rien que soy. C’est à dire, le reste soit à nous: mais non pas ioint et colé en façon, qu’on ne le puisse desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque piece du nostre, I, 418.
Noz affaires nous donnent assez de peine, pourquoi encores nous tourmenter, et rompre la teste, de ceux de noz voisins et amis, I, 418.
La solitude que i’ayme, et que ie presche, ce n’est principallement, que ramener à moy mes affections, et mes pensees: restreindre et resserrer, non mes pas, ains mes desirs et mon soucy, resignant la solicitude estrangere, et fuyant mortellement la seruitude, et l’obligation: et non tant la foule des hommes, que la foule des affaires, III, 146.
Celuy qui se retire ennuié et desgousté de la vie commune, doit former cette-cy, aux regles de la raison; l’ordonner et renger par premeditation et discours. Il doit auoir prins congé de toute espece de trauail, quelque visage qu’il porte; et fuïr en general les passions, qui empeschent la tranquillité du corps et de l’ame; et choisir la route qui est plus selon son humeur, I, 426.
La plus contraire humeur à la retraicte, c’est l’ambition: la gloire et le repos sont choses qui ne peuuent loger en mesme giste, I, 426.
C’est vne lâche ambition de vouloir tirer gloire de son oysiueté, et de sa cachette. Il faut faire comme les animaux, qui effacent la trace, à la porte de leur taniere, I, 428.
Quittez auecq les autres voluptez celle qui vient de l’approbation d’autruy, I, 428.
Pour nous estre deffaicts de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux tourmens de nostre vie, I, 412.
Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler dauantage. Parquoy ce n’est pas assez de s’estre escarté du peuple; ce n’est pas assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires, qui sont en nous: il se faut sequestrer et r’auoir de soy: sinon nous emportons nos fers quand et nous, I, 414.
L’occupation qu’il faut choisir à vne telle vie, ce doit estre vne occupation non penible ny ennuyeuse; autrement pour neant ferions nous estat d’y estre venuz chercher le seiour, I, 422.
Souuent on pense auoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n’y a guere moins de tourment au gouuernement d’vne famille que d’vn estat entier. Où que l’ame soit empeschée, elle y est toute. Et pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes, I, 412.
Ce n’est pas que le sage ne puisse par tout viure content, voire et seul, en la foule d’vn palais: mais s’il est à choisir, il en fuira, mesmes la veue, I, 412.
Vous auez donné vostre vie à la lumiere; donnez le reste à l’ombre, I, 428.
RICHESSES.
Epicurus dit que l’estre riche n’est pas soulagement, mais changement d’affaires, I, 464.
Tout soing curieux autour des richesses sent à l’auarice. Leur dispensation mesme, et la liberalité trop ordonnee et artificielle ne valent pas vne aduertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa despense iuste, la fait estroitte et contrainte. La garde, ou l’emploitte, sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de bien ou de mal, que selon l’application de nostre volonté, III, 396.
ROIS (VIE PUBLIQUE).
Le plus aspre et difficile mestier du monde, à mon gré, c’est faire dignement le Roy. Il est difficile de garder mesure, à vne puissance si desmesuree, III, 324.
Ce n’est pas peu de chose que d’auoir à regler autruy, puis qu’à regler nous mesmes, il se presente tant de difficultez, I, 488.
Vn Roy doit pouuoir respondre, comme Iphicrates respondit à l’orateur qui le pressoit en son inuectiue de cette maniere: Et bien qu’es-tu, pour faire tant le braue? es-tu homme d’armes, es-tu archer, es-tu piquier? Ie ne suis rien de tout cela, mais ie suis celuy qui sçait commander à tous ceux-là, I, 434.
Paroistre excellent en des parties moins necessaires, c’est produire contre soy le tesmoignage d’auoir mal dispencé son loisir, et l’estude, qui deuoit estre employé à choses plus necessaires et vtiles, I, 434.
Le jugement d’vn Empereur, doit estre au dessus de son empire; et le voir et considerer, comme accident estranger. Et luy doit sçauoir iouyr de soy à part; et se communicquer comme Iacques et Pierre: au moins à soy-mesmes, III, 500.
Toutes les vraies commoditez qu’ont les Princes, leurs sont communes auec les hommes de moyenne fortune, ils n’ont point d’autre sommeil et d’autre appetit que le nostre: leur couronne ne les couure ny du soleil, ny de la pluie, I, 494.
La royauté adiouste peu au bon heur: ce n’est que biffe et piperie, I, 488.
L’Empereur, duquel la pompe vous esblouit en public: voyez le derriere le rideau, ce n’est rien qu’vn homme commun, et à l’aduenture plus vil que le moindre de ses subiects. La coüardise, l’irresolution, l’ambition, le despit et l’enuie l’agitent comme vn autre: et le soing et la crainte le tiennent à la gorge au milieu de ses armées. La fiebure, la migraine et la goutte l’espargnent elles non plus que nous? Quand la vieillesse luy sera sur les espaules, les archers de sa garde l’en deschargeront ils? Quand la frayeur de la mort le transira, se r’asseurera il par l’assistance des Gentils-hommes de sa chambre? Quand il sera en ialousie et caprice, nos bonnettades le remettront elles? Ce ciel de lict tout enflé d’or et de perles, n’a aucune vertu à rappaiser les tranchées d’vne verte colique. C’est vn homme pour tous potages. Et si de soy-mesmes c’est vn homme mal né, l’empire de l’vniuers ne le sçauroit rabiller, I, 484.
Les taches s’agrandissent selon l’eminence et clarté du lieu, où elles sont assises: et vn seing et vne verrue au front, paroissent plus que ne faict ailleurs vne balafre; ce qui est à nous indiscretion, à eux le peuple iuge que ce soit tyrannie, mespris, et desdain des loix, I, 490.
C’est peu, au seruice des Princes, d’estre secret, si on n’est menteur encore, III, 188.
Sans compter qu’il se faut bien garder de faire tant de seruice à son maistre, qu’on l’empesche d’en trouuer la iuste recompence, III, 368.
Les ames des Empereurs et des sauatiers sont iettees à mesme moule. Les Princes sont menez et ramenez en leurs mouuemens, par les mesmes ressors, que nous sommes aux nostres. Ils veulent aussi legerement que nous, mais ils peuuent plus, II, 180.
Le langage des hommes nourris sous la Royauté, est tousiours plein de vaines ostentations et faux tesmoignages: chascun esleuant indifferemment son Roy, à l’extreme ligne de valeur et grandeur souueraine, I, 30.
Vn pur courtisan ne peut auoir ny loy ny volonté, de dire et penser que fauorablement d’vn maistre, qui parmi tant de milliers d’autres subiects, l’a choisi pour le nourrir et eleuer de sa main. Cette faueur et vtilité corrompent non sans quelque raison, sa franchise, et l’esblouissent, I, 246.
L’immoderee largesse, est vn moyen foible à leur acquerir bien-vueillance: car elle rebute plus de gens, qu’elle n’en practique, III, 298.
Les subiects d’vn Prince excessif en dons, se rendent excessifs en demandes: ils se taillent, non à la raison, mais à l’exemple, III, 298.
Si la liberalité d’vn Prince est sans discretion et sans mesure, ie l’ayme mieux auare. La vertu Royalle semble consister le plus en la iustice, III, 298.
Les enfans des Princes n’apprennent rien à droict qu’à manier des cheuaux: en tout autre exercice, chacun fleschit soubs eux, et leur donne gaigné: mais vn cheual qui n’est ny flateur ny courtisan, verse le fils du Roy par terre, comme il feroit le fils d’vn crocheteur, III, 326.
Nous deuons la subiection et obeïssance egalement à tous Rois: car elle regarde leur office: mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la deuons qu’à leur vertu, I, 30.
Qui ne bee point apres la faueur des Princes, comme apres chose dequoy il ne se sçauroit passer; ne se picque pas beaucoup de la froideur de leur recueil, et de leur visage, ny de l’inconstance de leur volonté, III, 510.
ROME.
I’ay veu ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et du ciel et de la terre: ce sont tousiours des hommes. Tout cela est vray: et si pourtant ne sçauroy reuoir si souuent le tombeau de cette ville, si grande, et si puissante, que ie ne l’admire et reuere. Le soing des morts nous est en recommandation. Or i’ay esté nourry des mon enfance, auec ceux icy. I’ay eu cognoissance des affaires de Rome, long temps auant que ie l’ay euë de ceux de ma maison. Ie sçauois le Capitole et son plant, auant que ie sceusse le Louure: et le Tibre auant la Seine. J’ay eu plus en teste, les conditions et fortunes de Lucullus, Metellus, et Scipion, que ie n’ay d’aucuns hommes des nostres. Ce seroit ingratitude, de mespriser les reliques, et images de tant d’honnestes hommes, et si valeureux lesquels i’ay veu viure et mourir: et qui nous donnent tant de bonnes instructions par leur exemple, si nous les sçauions suyure. Et puis cette mesme Rome que nous voyons, merite qu’on l’ayme. Il n’est lieu çà bas, que le ciel ayt embrassé auec telle influence de faueur, et telle constance. Sa ruyne mesme est glorieuse et enflée. Encore retient elle au tombeau des marques et image d’empire, III, 474.
SAGESSE.
La plus expresse marque de la sagesse, c’est vne esiouissance constante: son estat est tousiours serein, I, 258.
Mais tant sage qu’il voudra, le sage en fin c’est vn homme: La sagesse ne force pas nos conditions naturelles: Il faut qu’il sille les yeux au coup qui le menasse: il faut qu’il fremisse planté au bord d’vn precipice, comme vn enfant: Nature ayant voulu se reseruer ces legeres marques de son authorité, inexpugnables à nostre raison, et à la vertu Stoique, pour luy apprendre sa mortalité et nostre fadeze. Il pallit à la peur, il rougit à la honte, il gemit à la colique, sinon d’vne voix desesperée et esclatante, au moins d’vne cassée et enroüée. Luy suffise de brider et moderer ses inclinations: car de les emporter, il n’est pas en luy, I, 624.
La bestise et la sagesse se rencontrent en mesme poinct de sentiment et de resolution à la souffrance des accidens humains: les sages gourmandent et commandent le mal, et les autres l’ignorent: ceux-cy sont, par maniere de dire, au deçà des accidens, les autres au delà, I, 570.
Ce grand precepte est souuent allegué en Platon, Fay ton faict, et te congnoy. Chascun de ces deux membres enueloppe generallement tout nostre deuoir: et semblablement enueloppe son compagnon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere leçon, c’est cognoistre ce qu’il est, et ce qui luy est propre. Et qui se cognoist, ne prend plus l’estranger faict pour le sien: s’ayme, et se cultiue auant toute autre chose: refuse les occupations superflues, et les pensees, et propositions inutiles, I, 28.
Quand bien nous pourrions estre sçauans du sçauoir d’autruy, au moins sages ne pouuons nous estre que de nostre propre sagesse, I, 212.
Les Stoiciens disent, le sage œuurer quand il œuure par toutes les vertus ensemble, quoy qu’il y en ait vne plus apparente selon la nature de l’action, II, 98.
La sagesse faict vn bon office à ceux, de qui elle renge les desirs à leur puissance! Il n’est point de plus vtile science. Selon qu’on peut: Mot de grande substance: il faut adresser et arrester nos desirs, aux choses les plus ayses et voysines, III, 140.
Comme la folie quand on luy octroyera ce qu’elle desire, ne sera pas contente: aussi est la sagesse contente de ce qui est present, ne se desplait iamais de soy, I, 28.
Si l’homme estoit sage, il prendroit le vray prix de chasque chose, selon qu’elle seroit la plus vtile et propre à sa vie, II, 202.
Ne soyez pas plus sages qu’il ne faut, mais soyez sobrement sages, I, 344.
La sagesse humaine faict bien sottement l’ingenieuse, de s’exercer à rabattre le nombre et la douceur des voluptez, qui nous appartiennent: comme elle faict fauorablement et industrieusement, d’employer ses artifices à nous peigner et farder les maux, et en alleger le sentiment, I, 550.
Antisthenes permet au sage d’aimer, et faire à sa mode ce, qu’il trouue estre opportun, sans s’attendre aux loix: d’autant qu’il a meilleur aduis qu’elles, et plus de cognoissance de la vertu. Son disciple Diogenes, disoit, opposer aux perturbations, la raison: à fortune, la confidence: aux loix, nature, III, 462.
Le sage doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de iuger librement des choses: mais quant au dehors, il doit suiure entierement les façons et formes receuës, I, 176.
Je hais le sage qui n’est pas sage par soy-même, I, 212.
Nos folies ne me font pas rire, ce sont nos sapiences, III, 146.
Le sage vit tant qu’il doit, non pas tant qu’il peut, I, 630.
SANTÉ.
La santé, le plus beau et le plus riche present, que Nature nous sçache faire, II, 198.
C’est vne pretieuse chose, que la santé: et la seule qui mérite à la verité qu’on y employe, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens, mais encore la vie à sa poursuite: d’autant que sans elle, la vie nous vient à estre iniurieuse. La volupté, la sagesse, la science et la vertu, sans elle se ternissent et esuanouyssent, III, 34.
C’est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle qu’il luy plaist, elle peult tout en cela. C’est le breuuage de Circé, qui diuersifie nostre nature, comme bon luy semble: et toute voye qui nous meneroit à la santé, ne se peut dire ny aspre, ny chere. Ie ne crois rien plus certainement que cecy: que ie ne sçauroy estre offencé par l’vsage des choses que i’ay si long temps accoustumees, III, 630.
SAVANTS.
Le sauoir est chose de qualité à peu pres indifferente: tres-vtile accessoire, à vne ame bien nee, pernicieux à vne autre ame et dommageable: en quelque main c’est vn sceptre, en quelque autre, vne marotte, III, 342.
Les sçauants, à qui appartient la iurisdiction liuresque, ne cognoissent autre prix que de la doctrine; et n’aduoüent autre proceder en noz esprits, que celuy de l’erudition, et de l’art, II, 510.
Ils chopent volontiers à cette pierre: ils font tousiours parade de leur magistere, et sement leurs liures par tout, I, 142.
Ceux qui ont le corps gresle, le grossissent d’embourrures: ceux qui ont la matiere exile, l’enflent de paroles, I, 250.
Qui nous contera par nos actions et deportemens, il s’en trouuera plus grand nombre d’excellens entre les ignorans, qu’entre les sçauants: ie dy en toute sorte de vertu, II, 202.
Ils sçauent la Theorique de toutes choses, cherchez qui la mette en practique, I, 214.
SAVOIR, SCIENCE.
C’est vn grand ornement que la science, et vn vtil de merueilleux seruice, notamment aux personnes esleuees en certain degré de fortune: elle n’a point son vray vsage en mains viles et basses, I, 234.
Le plus sage homme qui fut onques, quand on luy demanda ce qu’il sçauoit respondit, qu’il sçauoit cela, qu’il ne sçauoit rien. Il verifioit ce qu’on dit, que la plus grand part de ce que nous sçauons, est la moindre de celles que nous ignorons: c’est à dire, que ce mesme que nous pensons sçauoir, c’est vne piece, et bien petite, de nostre ignorance, II, 226.
C’est à la verité vne tres-vtile et grande partie que la science: ceux qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise: mais ie n’estime pas pourtant sa valeur iusques à cette mesure extreme qu’aucuns luy attribuent. Comme Herillus le philosophe, qui logeoit en elle le souuerain bien, et tenoit qu’il fust en elle de nous rendre sages et contens: ce que ie ne croy pas: ny ce que d’autres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produit par l’ignorance. Si cela est vray, il est subiect à vne longue interpretation, II, 110.
La science est vn bien, à le regarder d’yeux fermes, qui a, comme les autres biens des hommes, beaucoup de vanité, et foiblesse propre et naturelle: et d’vn cher coust. L’acquisition en est bien hazardeuse. Nous auallons les sciences en les achettans, et sortons du marché ou infects desia, ou amendez. Il y en a, qui ne font que nous empescher et charger, au lieu de nourrir: et telles encore, qui sous tiltre de nous guarir, nous empoisonnent, III, 550.
Les païsants simples, sont honnestes gents: et honnestes gents les Philosophes: ou, selon que nostre temps les nomme, des natures fortes et claires, enrichies d’vne large instruction de sciences vtiles. Les mestis, qui ont dedaigné le premier siege de l’ignorance des lettres, et n’ont peu ioindre l’autre, le cul entre deux selles (desquels ie suis, et tant d’autres) sont dangereux, ineptes, importuns: ceux-cy troublent le monde, I, 572.
La science n’est pas pour donner iour à l’ame qui n’en a point: ny pour faire voir vn aueugle. Son mestier est, non de luy fournir de veuë, mais de la luy dresser, de luy regler ses allures, pourueu qu’elle aye de soy les pieds, et les iambes droites et capables. C’est vne bonne drogue, mais nulle drogue n’est assés forte, pour se preseruer sans alteration et corruption, selon le vice du vase qui l’estuye, I, 218.
Or il ne faut pas attacher le sçauoir à l’ame, il l’y faut incorporer: il ne l’en faut pas arrouser, il l’en faut teindre; et s’il ne la change, et meliore son estat imparfaict, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser là. C’est vn dangereux glaiue, et qui empesche et offence son maistre s’il est en main foible, et qui n’en sçache l’vsage, I, 216.
La plus part des ames ne se trouuent propres à faire leur profit de la science: qui, si elle ne se met à bien, se met à mal, I, 218.
Qui acquiert science, s’acquiert du trauail et tourment, II, 218.
Les difficultez et l’obscurité, ne s’apperçoyuent en chacune science, que par ceux qui y ont entree. Car encore faut il quelque degré d’intelligence, à pouuoir remarquer qu’on ignore: et faut pousser à vne porte, pour sçauoir qu’elle nous est close. D’où naist cette Platonique subtilité, que ny ceux qui sçauent, n’ont à s’enquerir, d’autant qu’ils sçauent: ny ceux qui ne sçauent, d’autant que pour s’enquerir, il faut sçauoir, dequoy on s’enquiert, III, 620.
Il se peut dire auec apparence, qu’il y a ignorance abecedaire, qui va deuant la science: vne autre doctorale, qui vient apres la science: ignorance que la science fait et engendre, tout ainsi comme elle deffait et destruit la premiere, I, 570.
Nous ne sommes, ce croy-ie, sçauants, que de la science presente: non de la passée, aussi peu que de la future, I, 210.
Qui fagoteroit suffisamment vn amas des asneries de l’humaine sapience, il diroit merueilles, II, 310.
Mais quand la science feroit par effect d’emousser et rabattre l’aigreur des infortunes qui nous suyuent, que fait elle, que ce que fait beaucoup plus purement l’ignorance et plus euidemment, II, 208.
Lors que les vrais maux nous faillent, la science nous preste les siens, II, 208.
Si ce que nous n’auons pas veu, n’est pas, nostre science est merueilleusement raccourcie, II, 136.
Nous sçauons dire, Cicero dit ainsi, voila les meurs de Platon, ce sont les mots mesmes d’Aristote: mais nous que disons nous nous mesmes? que faisons nous? que iugeons nous? Autant en diroit bien vn perroquet, I, 210.
Nous nous laissons si fort aller sur les bras d’autruy, que nous aneantissons nos forces, I, 212.
Nous prenons en garde les opinions et le sçauoir d’autruy, et puis c’est tout: il les faut faire nostres, I, 210.
Sçauoir par cœur n’est pas sçauoir: c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa memoire, I, 240.
Fascheuse suffisance, qu’vne suffisance pure liuresque! I, 240.
A quoy faire la science, si l’entendement n’y est? I, 216.
Pour bien faire, il ne faut pas seulement loger la science chez soy, il la faut espouser, I, 288.
La plus part des instructions de la science, à nous encourager, ont plus de montre que de force, et plus d’ornement que de fruict, III, 570.
Il y a des sciences steriles et épineuses, et la plus part forgées pour la presse: il les faut laisser à ceux qui sont au seruice du monde, I, 426.
Toute cette nostre suffisance, qui est au delà de la naturelle, est à peu pres vaine et superflue. C’est beaucoup si elle ne nous charge et trouble plus qu’elle ne nous sert, III, 550.
A on trouué que la volupté et la santé soient plus sauoureuses à celuy qui sçait l’astrologie, et la grammaire: et la honte et la pauureté moins importunes? I’ay veu en mon temps, cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l’vniuersité: et lesquels i’aimerois mieux ressembler, II, 202.
O que c’est vn doux et mol cheuet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer vne teste bien faicte, III, 616.
SECRETS.
I’euite de prendre les secrets d’autruy en garde, n’ayant pas bien le cœur de desaduouer ma science. Ie puis la taire, mais la nyer, ie ne puis sans effort et desplaisir. Pour estre bien secret, il le faut estre par nature, non par obligation, III, 188.
SENS (DES).
La premiere consideration que i’ay sur le subiect des sens, est que ie mets en doubte que l’homme soit prouueu de tous sens naturels. Ie voy plusieurs animaux, qui viuent vne vie entiere et parfaicte, les vns sans la veuë, autres sans l’ouye: qui sçait si à nous aussi il ne manque pas encore vn, deux, trois, et plusieurs autres sens? Car s’il en manque quelqu’vn, nostre discours n’en peut découurir le défaut, II, 390.
Il est impossible de faire conceuoir à vn homme naturellement aueugle, qu’il n’y void pas, impossible de luy faire desirer la veuë et regretter son defaut. Que sçait-on si à faute de quelque sens, la plus part du visage des choses nous soit caché? Si les difficultez que nous trouuons en plusieurs ouurages de Nature, viennent de là? II, 390.
Les proprietez que nous appellons occultes en plusieurs choses, comme à l’aymant d’attirer le fer, n’est-il pas vraysemblable qu’il y a des facultez sensitiues en Nature propres à les iuger et à les apperceuoir, et que le defaut de telles facultez, nous apporte l’ignorance de la vraye essence de telles choses? II, 394.
Les sectes qui combatent la science de l’homme, elles la combatent principalement par l’incertitude et foiblesse de nos sens, II, 394.
Les sens sont le commencement et la fin de l’humaine cognoissance. Qu’on leur attribue le moins qu’on pourra, tousiours faudra il leur donner cela, que par leur voye et entremise s’achemine toute nostre instruction. La science commence par eux, et se resout en eux, II, 390.
De l’erreur et incertitude de l’operation des sens, chacun s’en peut fournir autant d’exemples qu’il luy plaira: tant les faultes et tromperies qu’ils nous font, sont ordinaires, II, 598.
Nous receuons les choses autres et autres selon que nous sommes, et qu’il nous semble. Pour iuger des apparences que nous receuons des subjects, il nous faudroit vn instrument iudicatoire: pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration: pour verifier la demonstration, vn instrument, nous voila au rouet, II, 408.
Cette mesme pipperie, que les sens apportent à nostre entendement, ils la reçoiuent à leur tour. Nostre ame par fois s’en reuenche de mesme, ils mentent, et se trompent à l’enuy. Ce que nous voyons et oyons agitez de colere, nous ne l’oyons pas tel qu’il est. L’obiect que nous aymons nous semble plus beau qu’il n’est: et plus laid celuy que nous auons à contre-cœur. A vn homme ennuyé et affligé, la clarté du iour semble obscurcie et tenebreuse. Noz sens sont non seulement alterez, mais souuent hebetez du tout, par les passions de l’ame. Combien de choses voyons nous, que nous n’apperceuons pas, si nous auons nostre esprit empesché ailleurs? Il semble que l’ame retire au dedans, et amuse les puissances des sens. Par ainsin et le dedans et le dehors de l’homme est plein de foiblesse et de mensonge, II, 402.
SOCIÉTÉ.
Il n’est rien si dissociable et sociable que l’homme: l’vn par son vice, l’autre par sa nature, I, 412.
La societé des hommes se tient et se coust, à quelque prix que ce soit. En quelque assiette qu’on les couche, ils s’appilent, et se rengent, en se remuant et s’entassant: comme des corps mal vnis qu’on empoche sans ordre, trouuent d’eux mesmes la façon de se ioindre, et s’emplacer, les vns parmy les autres: souuent mieux, que l’art ne les eust sçeu disposer, III, 396.
En cette escole du commerce des hommes, i’ay souuent remarqué ce vice, qu’au lieu de prendre cognoissance d’autruy, nous ne trauaillons qu’à la donner de nous: et sommes plus en peine d’emploiter nostre marchandise, que d’en acquerir de nouuelle, I, 244.
En compagnie, il faut auoir les yeux par tout: car les premiers sieges sont communement saisis par les hommes moins capables, et les grandeurs de fortune ne se trouuent gueres meslees à la suffisance, I, 246.
Il nous fault prendre garde, combien c’est, de parler à son heure, de choisir son poinct, de rompre le propos ou le changer, d’vne authorité magistrale: de se deffendre des oppositions d’autruy, par vn mouuement de teste, vn sous-ris, ou vn silence, deuant vne assistance, qui tremble de reuerence et de respect, I, 360.
Le masque des grandeurs, qu’on represente aux comedies, nous touche aucunement et nous pippe, III, 358.
La douceur d’vne sortable et aggreable compagnie, ne se peut assez acheter à mon gré, III, 444.
Vne ame bien nee, et exercee à la practique des hommes, se rend plainement aggreable d’elle mesme. L’art n’est autre chose que le contrerolle, et le registre des productions de telles ames, III, 148.
Ie fuis les complexions tristes, et les hommes hargneux, comme les empestez, III, 506.
Nul plaisir n’a saueur pour moy sans communication. Il ne me vient pas seulement vne gaillarde pensée en l’ame, qu’il ne me fasche de l’auoir produit seul, et n’ayant à qui l’offrir. Mais il vaut mieux encore estre seul, qu’en compagnie ennuyeuse et inepte, III, 456.
SOTTISE.
La sottise et desreglement de sens, n’est pas chose guerissable par vn traict d’aduertissement. Ce sont apprentissages, qui ont à estre faicts auant la main, par longue et constante institution. Nous deuons ce soing aux nostres, et cette assiduité de correction et d’instruction: mais d’aller prescher le premier passant, et regenter l’ignorance ou ineptie du premier rencontré, c’est vn vsage auquel ie veux grand mal, III, 364.
La sottise est vne mauuaise qualité, mais de ne la pouuoir supporter, et s’en despiter et ronger, c’est vne autre sorte de maladie, qui ne doit guere à la sottise, en importunité, III, 334.
Il est impossible de traitter de bonne foy auec vn sot, III, 338.
SOUVENIR.
Est-ce par nature, ou par erreur de fantasie, que la veuë des places, que nous sçauons auoir esté hantées et habitées par personnes, desquelles la memoire est en recommendation, nous emeut aucunement plus, qu’ouïr le recit de leurs faicts, ou lire leurs escrits? III, 476.
SUICIDE.
Il est heure de mourir lorsqu’il y a plus de mal que de bien à viure, I, 380.
Le present que Nature nous ait faict le plus fauorable, et qui nous oste tout moyen de nous pleindre de nostre condition, c’est de nous auoir laissé la clef des champs. Elle n’a ordonné qu’vne entrée à la vie, et cent mille yssuës, I, 630.
S’il est mauuais de viure en necessité, au moins de viure en necessité, il n’est aucune necessité. Nul n’est mal long temps qu’à sa faute, I, 476.
Dieu nous donne assez de congé, quand il nous met en tel estat, que le viure nous est pire que le mourir. C’est foiblesse de ceder aux maux, mais c’est folie de les nourrir, I, 632.
La Fortune peut toutes choses pour celuy qui est viuant; elle ne peut rien sur celuy qui sçait mourir? I, 638.
Pourquoy te plains tu de ce monde? il ne te tient pas: si tu vis en peine, ta lascheté en est cause: A mourir il ne reste que le vouloir, I, 630.
Il n’y a homme si coüard qui n’ayme mieux tomber vne fois, que de demeurer tousiours en bransle, I, 382.
L’Histoire est toute pleine de ceux qui en mille façons ont changé à la mort vne vie peneuse, I, 642.
Comme ie n’offense les loix, qui sont faictes contre les larrons, quand i’emporte le mien, et que ie coupe ma bourse: ny des boutefeuz, quand ie brusle mon bois: aussi ne suis ie tenu aux loix faictes contre les meurtriers, pour m’auoir osté ma vie, I, 632.
Il y a des polices qui se sont meslées de regler la iustice et opportunité des morts volontaires, I, 650.
De vray, ce n’est pas si grande chose, d’establir tout sain et tout rassis, de se tuer; il est bien aisé de faire le mauuais, auant que de venir aux prises. De ceux mesmes, qui se sont resolus à l’execution, il faut voir, si ç’a esté d’vn coup, qui ostait le loisir d’en sentir l’effect. Car il est aduenu que tel resolu de mourir, et de son premier essay n’ayant donné assez auant, la demangéson de la chair luy repoussant le bras, se reblessa bien fort à deux ou trois fois apres, mais ne peut iamais gaigner sur luy d’enfoncer le coup, II, 422.
Il y a des humeurs fantastiques et sans discours, qui ont poussé, non des hommes particuliers seulement, mais des peuples à se deffaire, I, 636.
C’est vne recepte, qui ne peut iamais manquer, et de laquelle il ne se faut seruir tant qu’il y a vn doigt d’esperance de reste: le viure est quelquefois constance et vaillance, I, 636.
Celuy qui n’estime pas tant sa femme ou vn sien amy, que d’en allonger sa vie, et qui s’opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol: il faut que l’ame se commande cela, quand l’vtilité des nostres le requiert: il faut par fois nous prester à noz amis: et quand nous voudrions mourir pour nous, interrompre nostre dessein pour eux, I, 674.
Plusieurs tiennent, que nous ne pouuons abandonner cette garnison du monde, sans le commandement expres de celuy, qui nous y a mis; et que c’est à Dieu, qui nous a icy enuoyez, non pour nous seulement, ains pour sa gloire et seruice d’autruy, de nous donner congé, quand il luy plaira, non à nous de le prendre: que nous ne sommes pas nays pour nous, ains aussi pour nostre païs: les loix nous redemandent compte de nous, pour leur interest, et ont action d’homicide contre nous, I, 632.
C’est contre Nature, que nous nous mesprisons et mettons nous mesmes à nonchaloir; c’est vne maladie particuliere, et qui ne se voit en aucune autre creature de se hayr et desdaigner, I, 634.
Il y a bien plus de constance à vser la chaine qui nous tient, qu’à la rompre: C’est l’indiscretion et l’impatience, qui nous haste le pas, I, 632.
C’est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s’aller tapir dans vn creux, souz vne tombe massiue, pour euiter les coups de la Fortune. Elle ne rompt son chemin et son train, pour orage qu’il face, I, 634.
Tous les inconueniens ne valent pas qu’on vueille mourir pour les euiter. Et puis y ayant tant de soudains changemens aux choses humaines, il est malaisé à iuger, à quel poinct nous sommes iustement au bout de nostre esperance, I, 636.
Il y a grand doubte sur ce, quelles occasions sont assez iustes, pour faire entrer vn homme en ce party de se tuer: Car quoy qu’ils dient, qu’il faut souuent mourir pour causes legeres, puis que celles qui nous tiennent en vie, ne sont gueres fortes, si y faut-il quelque mesure, I, 636.
La douleur, et vne pire mort, me semblent plus excusables incitations, I, 652.
On desire quelquefois la mort, pour l’esperance d’vn plus grand bien, par vn grand appetit de la vie aduenir, par où il appert combien improprement nous appellons desespoir cette dissolution volontaire, à laquelle nous porte souuent, vne tranquille et rassise inclination de iugement, I, 650.
L’histoire Ecclesiastique a en reuerence plusieurs tels exemples de personnes deuotes qui appelerent la mort à garant contre les outrages que les tyrans preparoient à leur religion et conscience, I, 640.
TESTAMENT.
En general, la plus saine distribution de noz biens en mourant, me semble estre les laisser distribuer à l’vsage du païs. Les loix y ont mieux pensé que nous: et vaut mieux les laisser faillir en leur eslection, que de nous hazarder de faillir temerairement en la nostre. Ils ne sont pas proprement nostres, puis que d’vne prescription ciuile et sans nous, ils sont destinez à certains successeurs. Et encore que nous ayons quelque liberté audelà, ie tien qu’il faut vne grande cause et bien apparente pour nous faire oster à vn, ce que sa Fortune luy auoit acquis, et à quoy la iustice commune l’appelloit: et que c’est abuser contre raison de cette liberté, d’en seruir noz fantasies friuoles et priuées, II, 42.
I’ay veu plusieurs de mon temps conuaincus par leur conscience retenir de l’autruy, se disposer à satisfaire par leur testament, et apres leur decés. Ils ne font rien que vaille. Ny de prendre terme à chose si pressante, ny de vouloir restablir vne iniure auec si peu de leur ressentiment et interest. Ils doiuent du plus leur, I, 56.
Ceux là font encore pis, qui reseruent la declaration de quelque haineuse volonté enuers le proche à leur derniere volonté, l’ayants cachee pendant la vie, I, 56.
TORTURE.
C’est vne dangereuse inuention que celle des gehennes, et semble que ce soit plustost vn essay de patience que de verité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et celuy qui ne les peut souffrir, I, 662.
Pour dire vray, c’est vn moyen plein d’incertitude et de danger. Que ne diroit on, que feroit on pour fuyr à si griefues douleurs? D’où il aduient, que celuy que le iuge a gehenné pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de faulces confessions, I, 662.
TRAHISON.
Celuy enuers qui vous en trahissez vn, duquel vous estes pareillement bien venu: sçait-il pas, que de soy vous en faites autant à son tour? Il vous tient pour vn meschant homme: ce pendant il vous oit, et tire de vous, et fait ses affaires de vostre desloyauté. Car les hommes doubles sont vtiles, en ce qu’ils apportent: mais il se faut garder, qu’ils n’emportent que le moins qu’on peut, III, 86.
Si la trahison doit estre en quelque cas excusable: lors seulement elle l’est, qu’elle s’employe à chastier et trahir la trahison, III, 94.
TRISTESSE.
Ie suis des plus exempts de cette passion, et ne l’ayme ny l’estime: quoy que le monde ayt entrepris, comme à prix faict, de l’honorer de faueur particuliere. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement, I, 22.
TROUBLES POLITIQUES (GUERRES CIVILES).
Est-il quelque mal en vne police, qui vaille estre combatu par vne drogue si mortelle que la guerre ciuile? Non pas, disoit Fauonius, l’vsurpation de la possession tyrannique d’vne republique. Platon de mesme ne consent pas qu’on face violence au repos de son païs, pour le guerir: et n’accepte pas l’amendement qui trouble et hazarde tout, et qui couste le sang et ruine des citoyens, III, 558.
De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination aux troubles de son pays, et en vne diuision publique, ie ne le trouue ny beau, ny honneste: Cela peut estre permis enuers les affaires des voysins: ce seroit vne espece de trahison, de le faire aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il faut prendre party: mais de ne s’embesongner point, à homme qui n’a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, ie le trouue plus excusable qu’aux guerres estrangeres: desquelles pourtant, selon nos loix, ne s’empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s’y engagent tout à faict, le peuuent, auec tel ordre et attrempance, que l’orage debura couler par dessus leur teste, sans offence, III, 84.
Quand ma volonté me donne à vn party, ce n’est pas d’vne si violente obligation, que mon entendement s’en infecte. Aux presens brouillis de cet estat, mon interest ne m’a faict mescognoistre, ny les qualitez louables en noz aduersaires, ny celles qui sont reprochables en ceux que i’ay suiuy. Ils adorent tout ce qui est de leur costé: moy ie n’excuse pas seulement la plus part des choses, qui sont du mien. Vn bon ouurage, ne perd pas ses graces, pour plaider contre moy. Hors le nœud du debat, ie me suis maintenu en equanimité, et pure indifference, III, 500.
Rien n’empesche qu’on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement: conduisez vous y d’vne, sinon par tout esgale affection (car elle peut souffrir differentes mesures) au moins temperee, et qui ne vous engage tant à l’vn, qu’il puisse tout requerir de vous. Et vous contentez aussi d’vne moienne mesure de leur grace: et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher, III, 86.
Ie veux que l’aduantage soit pour nous: mais ie ne forcene point, s’il ne l’est. Ie me prens fermement au plus sain des partis. Mais ie n’affecte pas qu’on me remarque specialement, ennemy des autres, et outre la raison generalle, III, 502.
Ceux qui allongent leur cholere, et leur haine delà des affaires, comme faict la plus part, montrent qu’elle leur part d’ailleurs, et de cause particuliere, III, 502.
A nous autres petis, il faut fuyr l’orage de plus loing: il faut pouruoir au sentiment, non à la patience; et escheuer aux coups que nous ne sçaurions parer, III, 508.
Il faut viure par droict, et par auctorité, non par recompense ny par grace. Combien de galans hommes ont mieux aymé perdre la vie, que la deuoir? III, 416.
On peut regretter les meilleurs temps: mais non pas fuyr aux presens: on peut desirer autres magistrats, mais il faut ce nonobstant, obeyr à ceux icy. Et à l’aduanture y a il plus de recommendation d’obeyr aux mauuais, qu’aux bons, III, 470.
Les dissentions intestines produisent souuent ces vilains exemples: Que nous punissons les priuez, de ce qu’ils nous ont creu, quand nous estions autres. Et vn mesme magistrat fait porter la peine de son changement, à qui n’en peut mais. Le maistre foitte son disciple de docilité, et la guide son aueugle. Horrible image de iustice, III, 102.
VANITÉ (PRÉSOMPTION).
Nostre monde n’est formé qu’à l’ostentation. Les hommes ne s’enflent que de vent: et se manient à bonds, comme les balons, III, 546.
Que nous presche la verité: que nostre sagesse n’est que folie deuant Dieu: que de toutes les vanitez la plus vaine c’est l’homme: que l’homme qui presume de son sçauoir, ne sçait pas encore que c’est que sçauoir: et que l’homme, qui n’est rien, s’il pense estre quelque chose, se seduit soy-mesmes, et se trompe? II, 132.
C’est par la vanité qu’il s’egale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions diuines, qu’il se trie soy-mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compagnons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces, que bon luy semble, II, 136.
VENGEANCE.
Chacun sent bien, qu’il y a plus de brauerie et desdain, à battre son ennemy, qu’à l’acheuer, et de le faire bouquer, que de le faire mourir. D’auantage que l’appetit de vengeance s’en assouuit et contente mieux: car elle ne vise qu’à donner ressentiment de soy. Voyla pourquoy, nous n’attaquons pas vne beste, ou vne pierre, quand elle nous blesse, d’autant qu’elles sont incapables de sentir nostre reuenche. Et de tuer vn homme, c’est le mettre à l’abry de nostre offence et lui prêter le plus fauorable de touts les offices de la vie, qui est de mourir promptement et insensiblement, II, 570.
Tuer son ennemi est bon pour euiter l’offence à venir, non pour venger celle qui est faicte. C’est vne action plus de crainte, que de brauerie: de precaution, que de courage: Nous quittons par là la vraye fin de la vengeance et auons à conniller, à trotter et à fuir les officiers de la iustice qui nous suyuent et luy est en repos, II, 572.
Tout ainsin est à plaindre la vengeance, quand celuy enuers lequel elle s’employe, pert le moyen de la souffrir. Car comme le vengeur y veut voir, pour en tirer du plaisir, il faut que celuy sur lequel il se venge, y voye aussi, pour en receuoir du desplaisir, et de la repentance, II, 570.
VÉRITÉ (PHILOSOPHIE).
La voye de la verité est vne et simple, celle du profit particulier, et de la commodité des affaires, qu’on a en charge, double, inegale, et fortuite, III, 90.
Pour le profit des hommes, il est souuent besoin de les piper, II, 248.
La verité a ses empeschements, incommoditez et incompatibilitez auec nous. Il nous faut souuent tromper, afin que nous ne nous trompions. Et siller nostre veuë, estourdir nostre entendement, pour les redresser et amender, III, 490.
Nous ne sentons rien, nous ne voyons rien, toutes choses nous sont occultes, il n’en est aucune de laquelle nous puissions establir quelle elle est, II, 244.
VERSATILITÉ.
Ceux qui s’exercent à contreroller les actions humaines, ne se trouuent en aucune partie si empeschez, qu’à les r’apiesser et mettre à mesme lustre: car elles se contredisent communément de si estrange façon, qu’il semble impossible qu’elles soient parties de mesme boutique, I, 600.
Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination: mais en outre, ie me remue et trouble moy mesme par l’instabilité de ma posture, et qui y regarde primement, ne se trouue guere deux fois en mesme estat. Ie donne à mon ame tantost vn visage, tantost vn autre, selon le costé où ie la couche. Si ie parle diuersement de moy, c’est que ie me regarde diuersement. Toutes les contrarietez s’y trouuent, selon quelque tour, et en quelque façon: Honteux, insolent, chaste, luxurieux, bauard, taciturne, laborieux, delicat, ingenieux, hebeté, chagrin, debonnaire, menteur, veritable, sçauant, ignorant, et liberal et auare et prodigue: tout cela ie le vois en moy aucunement, selon que ie me vire: et quiconque s’estudie bien attentifuement, trouue en soy, voire et en son iugement mesme, cette volubilité et discordance. Ie n’ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en vn mot. Distinguo, est le plus vniuersel membre de ma Logique, I, 606.
Qui pour me voir une mine tantost froide, tantost amoureuse enuers ma femme, estime que l’vne ou l’autre soit feinte, il est vn sot, I, 408.
Il n’est pas estrange de plaindre celuy-là mort, qu’on ne voudroit aucunement estre en vie, I, 406.
Nous auons poursuiuy auec resoluë volonté la vengeance d’vne iniure, et ressenty vn singulier contentement de la victoire; nous en pleurons pourtant: ce n’est pas de cela que nous pleurons: il n’y a rien changé: mais nostre ame regarde la chose d’vn autre œil, et se la represente par vn autre visage: car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres, I, 408.
Nulle qualité nous embrasse purement et vniuersellement, I, 408.
En nostre ame, bien qu’il y ait diuers mouuements, qui l’agitent, si faut-il qu’il y en ayt vn à qui le champ demeure: mais pas auec si entier auantage, que les plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, I, 406.
Nostre façon ordinaire c’est d’aller apres les inclinations de nostre appetit, à gauche, à dextre, contremont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte: comme les choses qui flottent, ores doucement, ores auecques violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons: et ce que nous auons à cett’heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas: ce n’est que branle et inconstance, I, 602.
N’est-ce pas vn singulier tesmoignage d’imperfection, ne pouuoir r’assoir nostre contentement en aucune chose, et que par desir mesme et imagination il soit hors de nostre puissance de choisir ce qu’il nous faut? I, 566.
Non par iouyssance, mais par imagination et par souhait, nous ne pouuons estre d’accord de ce dequoy nous auons besoing pour nous contenter. Laissons à nostre pensée tailler et coudre à son plaisir: elle ne pourra pas seulement desirer ce qui luy est propre, et le satisfaire, II, 368.
VERTU.
La douleur, la volupté, l’amour, la haine, sont les premieres choses, que sent vn enfant: si la raison suruenant elles s’appliquent à elle: cela c’est vertu, III, 694.
La vertu presuppose de la difficulté et du contraste, elle ne peut s’exercer sans partie. C’est à l’auenture pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et liberal, et iuste, mais nous ne le nommons pas vertueux. Ses operations sont toutes naifues et sans effort, II, 86.
La vertu est chose autre, et plus noble, que les inclinations à la bonté, qui naissent en nous. Les ames reglées d’elles mesmes et bien nées, elles suyuent mesme train, et representent en leurs actions, mesme visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne ie ne sçay quoy de plus grand et de plus actif, que de se laisser par vne heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison, II, 84.
Les principaux bienfaicts de la vertu, le mepris de la mort est le moyen qui fournit nostre vie d’vne molle tranquillité, et nous en donne le goust pur et amiable sans qui toute autre volupté est esteinte, I, 110.
Si la fortune commune luy faut, la vertu luy eschappe; ou elle s’en passe, et s’en forge vne autre toute sienne: non plus flottante et roulante: elle sçait estre riche, et puissante, et sçauante, et coucher en des matelats musquez. Elle aime la vie, elle aime la beauté, la gloire, et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est sçauoir vser de ces biens là regléement, et les sçauoir perdre constamment, I, 260.
La vertu se contente de soy: sans discipline, sans paroles, sans effects, I, 416.
La vertu n’aduoüe rien, que ce qui se faict par elle, et pour elle seule, I, 400.
Il faut aymer la vertu pour elle mesme, II, 492.
Il n’eschoit pas de recompense à vne vertu, pour grande qu’elle soit, qui est passée en coustume: et ne sçay auec, si nous l’appellerions iamais grande, estant commune, II, 12.
Nous pouuons saisir la vertu, de façon qu’elle deuiendra vicieuse: si nous l’embrassons d’un desir trop aspre et violant, I, 344.
On peut et trop aymer la vertu, et se porter excessiuement en vne action iuste, I, 344.
Voyla pourquoy quand on iuge d’vne action particuliere, il faut considerer plusieurs circonstances, et l’homme tout entier qui l’a produicte, auant la baptizer, II, 94.
L’estrangeté de nostre condition, porte que nous soyons souuent par le vice mesme poussez à bien faire; si le bien faire ne se iugeoit par la seule intention. Parquoy vn fait courageux ne doit pas conclurre vn homme vaillant: celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit tousiours, et à toutes occasions. Si c’estoit vne habitude de vertu, et non vne saillie, elle rendroit vn homme pareillement resolu à tous accidens: tel seul, qu’en compagnie: tel en camp clos, qu’en vne bataille: car quoy qu’on die, il n’y a pas autre vaillance sur le paué et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il vne maladie en son lict, qu’vne blessure au camp: et ne craindroit non plus la mort en sa maison qu’en vn assaut. Nous ne verrions pas vn mesme homme, donner dans la bresche d’vne braue asseurance, et se tourmenter apres, comme vne femme, de la perte d’vn procez ou d’vn fils. Quand estant lasche à l’infamie, il est ferme à la pauureté: quand estant mol contre les rasoirs des barbiers, il se trouue roide contre les espées des aduersaires: l’action est loüable, non pas l’homme, I, 608.
Nostre vertu mesme est fautiere et repentable, I, 680.
La vertu refuse la facilité pour compagne; cette aisée, douce, et panchante voie, par où se conduisent les pas reglez d’vne bonne inclination de nature, n’est pas celle de la vraye vertu. Elle demande vn chemin aspre et espineux, elle veut auoir des difficultez estrangeres à luicter, II, 88.
Nuls accidens ne font tourner le dos à la viue vertu: elle cherche les maux et la douleur, comme son aliment. Les menasses des tyrans, les gehennes, et les bourreaux, l’animent et la viuifient, I, 632.
Quoy qu’ils dient, en la vertu mesme, le dernier but de nostre visee, c’est la volupté: mot qui, signifiant quelque supreme plaisir, et excessif contentement, est mieux deu à l’assistance de la vertu, qu’à nulle autre assistance, I, 108.
Le prix et hauteur de la vraye vertu, est en la facilité, vtilité et plaisir de son exercice: si esloigné de difficulté, que les enfans y peuuent comme les hommes, les simples comme les subtilz. Le reglement c’est son vtil, non pas la force. C’est la mere nourrice des plaisirs humains. En les rendant iustes, elle les rend seurs et purs. Les moderant, elle les tient en haleine et en appetit. Retranchant ceux qu’elle refuse, elle nous aiguise enuers ceux qu’elle nous laisse: et nous laisse abondamment tous ceux que veut nature: et iusques à la satieté, sinon iusques à la lasseté; maternellement, I, 260.
Nous auons grand tort de dire, quand nous venons à la vertu, que les suittes et difficultez qui l’accablent, la rendent austere et inaccessible. Elles anoblissent, aiguisent, et rehaussent le plaisir diuin et parfaict, qu’elle nous moienne, et celuy là est certes bien indigne de son accointance, qui contrepoise son coust, à son fruict: il n’en cognoist ny les graces ny l’vsage, I, 108.
Ie voy que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobrieté, et temperance, peuuent arriuer à nous, par deffaillance corporelle. La fermeté aux dangers, si fermeté il la faut appeller, le mespris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se treuue souuent aux hommes, par faute de bien iuger de tels accidens, et ne les conceuoir tels qu’ils sont. La faute d’apprehension et la bestise, contrefont ainsi par fois les effects vertueux. Comme i’ay veu souuent aduenir, qu’on a loué des hommes, de ce, dequoy ils meritoyent du blasme, II, 92.
A quelque chose sert le mal’heur. Il fait bon naistre en vn siecle fort depraué: car par comparaison d’autruy, vous estes estimé vertueux à bon marché. Qui n’est que parricide en nos iours et sacrilege, il est homme de bien et d’honneur, II, 490.
C’est chose facile et lasche que de mal faire; de faire bien, où il n’y eust point de danger, c’est chose vulgaire: de faire bien, où il y ayt danger, c’est le propre office d’vn homme de vertu, II, 88.
VICES.
Socrates disoit, que le principal office de la sagesse est distinguer les biens et les maux. Nous autres, à qui le malheur est tousiours en vice, deurions de mesme auoir la science de distinguer les vices: sans laquelle, bien exacte, le vertueux et le meschant demeurent meslez et incognus, I, 612.
Il faut voir son vice, et l’estudier, pour le redire: ceux qui le celent à autruy, le celent ordinairement à eux mesmes: et ne le tiennent pas pour assés couuert, s’ils le voyent. Ils le soustrayent et desguisent à leur propre conscience, III, 186.
Les vices sont tous pareils en ce qu’ils sont tous vices: mais encore qu’ils soyent également vices, ils ne sont pas égaux vices. Et que celuy qui a franchi de cent pas les limites, ne soit pas de pire condition, que celuy qui n’en est qu’à dix pas, il n’est pas croyable: et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin d’vn chou de nostre iardin: Il y a autant en cela de diuersité qu’en aucune autre chose, I, 612.
Ie tiens pour vices, mais chacun selon sa mesure, non seulement ceux que la raison et la nature condamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a forgé, voire fauce et erronee, si les loix et l’vsage l’auctorise, III, 112.
Il n’est veritablement vice qui n’offence, et qu’vn iugement entier n’accuse. Car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu’à l’aduanture ceux-là ont raison, qui disent, qu’il est principalement produict par bestise et ignorance: tant est-il mal-aisé d’imaginer qu’on le cognoisse sans le haïr. La malice hume la pluspart de son venin, et s’en empoisonne, III, 112.
Aucuns, ou pour estre collez au vice d’vne attache naturelle, ou par longue accoustumance, n’en trouuent plus la laideur. A d’autres, le vice poise, mais ils le contrebalancent auec le plaisir, ou autre occasion: et le souffrent et s’y prestent, à certain prix. Vitieusement pourtant, et laschement, III, 122.
L’ambition, l’auarice, l’irresolution, la peur et les concupiscences, ne nous abandonnent point pour changer de contrée: Elles nous suiuent souuent iusques dans les cloistres, et dans les escoles de Philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny la here, ny les ieusnes, ne nous en démeslent, I, 412.
C’est vne tres-vtile impression, que les vices, quand ils se desroberont de la veuë et cognoissance de l’humaine iustice, demeurent tousiours en butte à la diuine, qui les poursuyura, voire apres la mort des coulpables, II, 322.
Ny les Dieux, ny les gens de bien, dict Platon, n’acceptent le present d’vn meschant, I, 594.
Combien auons nous de mestiers et vacations receuës, dequoy l’essence est vicieuse? I, 582.
Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes, ou excusables, illegitimes. La iustice en soy, naturelle et vniuerselle, est autrement reglee, et plus noblement, que n’est cette autre iustice speciale, nationale, contrainte au besoing de nos polices, III, 90.
La corruption du siecle se fait, par la contribution particuliere de chacun de nous. Les vns y conferent la trahison, les autres l’iniustice, l’irreligion, la tyrannie, l’auarice, la cruauté, selon qu’ils sont plus puissans: les plus foibles y apportent la sottise, la vanité, l’oisiueté, III, 378.
C’est dommage qu’vn meschant homme ne soit encore vn sot, et que la decence pallie son vice, III, 190.
VIE.
Ceux qui ont apparié nostre vie à vn songe, ont eu de la raison, à l’aduanture plus qu’ils ne pensoyent. Quand nous songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins que quand elle veille; mais si plus mollement et obscurement: là elle dort, icy elle sommeille plus et moins; ce sont tousiours tenebres, et tenebres Cymmeriennes. Nous veillons dormants, et veillants dormons: pourquoy ne mettons nous en doubte, si nostre penser, nostre agir, est pas vn autre songer, et nostre veiller, quelque espece de dormir? II, 404.
La vie est vn mouuement inegal, irregulier, et multiforme, III, 136.
La raison nous ordonne bien d’aller tousiours mesme chemin, mais non toutesfois mesme train. Quand la vertu mesme seroit incarnée, ie croy que le poux luy battroit plus fort allant à l’assaut, qu’allant disner: voire il est necessaire qu’elle s’eschauffe et s’esmeuue, I, 500.
Les plus belles vies, sont à mon gré celles, qui se rangent au modelle commun et humain auec ordre: mais sans miracle, sans extrauagance, III, 704.
Les ieunes se doiuent faire instruire; les hommes s’exercer à bien faire: les vieux se retirer de toute occupation ciuile et militaire, viuants à leur discretion, sans obligation à certain office, I, 418.
Si vous auez vescu vn iour, vous auez tout veu: vn iour est égal à tous iours. Il n’y a point d’autre lumiere, ny d’autre nuict. Ce Soleil, cette Lune, ces Estoilles, cette disposition, c’est celle mesme que vos ayeuls ont iouye, et qui entretiendra vos arriere-nepueux: au pis aller, la distribution et varieté de tous les actes de ma comedie, se parfournit en vn an. Si vous auez pris garde au branle de mes quatre saisons, elles embrassent l’enfance, l’adolescence, la virilité, et la vieillesse du monde. Il a ioüé son ieu: il n’y sçait autre finesse, que de recommencer; ce sera tousiours cela mesme, I, 126.
Où que vostre vie finisse, elle y est toute. L’vtilité du viure n’est pas en l’espace: elle est en l’vsage. Tel a vescu long temps, qui a peu vescu, I, 128.
Il faut apprendre à souffrir, ce qu’on ne peut euiter. Nostre vie est composée, comme l’harmonie du monde, de choses contraires, les biens et les maux y sont consubstantiels. Nostre estre ne peut sans ce meslange; et y est l’vne bande non moins necessaire que l’autre, III, 648.
Le glorieux chef-d’œuvre de l’homme, c’est viure à propos. Toutes autres choses: regner, thesauriser, bastir, n’en sont qu’appendicules et adminicules, pour le plus. C’est aux petites ames enseuelies du poix des affaires, de ne s’en sçauoir purement desmesler: de ne les sçauoir et laisser et reprendre, III, 688.
Nostre principalle suffisance, c’est sçauoir s’appliquer à diuers vsages. C’est estre, mais ce n’est pas viure que se tenir attaché et obligé par necessité, à vn seul train. Les plus belles ames sont celles qui ont plus de variété et de souplesse, III, 136.
Qui oublieroit de bien et saintement viure; et penseroit estre quitte de son deuoir, en y acheminant et dressant les autres; ce serait vn sot. De mesme, qui abandonne en son propre, le sainement et gayement viure, pour en seruir autruy, prent à mon gré vn mauuais et desnaturé party, III, 492.
La vie n’est de soy ny bien ny mal: c’est la place du bien et du mal, selon que vous la leur faictes, I, 126.
Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n’en deliberons qu’à parcelles, I, 610.
Ce n’est pas merueille que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous viuons par hazard: à qui n’a dressé en gros sa vie à vne certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulieres, I, 610.
Il faut estre tousiours botté et prest à partir, en tant que en nous est, et sur tout se garder qu’on n’aye lors affaire qu’à soy: car nous y aurons assez de besongne, sans autre surcrois, I, 118.
L’opinion qui desdaigne nostre vie, est ridicule: car en fin c’est nostre estre, c’est nostre tout. C’est de pareille vanité, que nous desirons estre autre chose, que ce que nous sommes, I, 634.
Nostre vie est partie en folie, partie en prudence. Qui n’en escrit que reueremment et regulierement, il en laisse en arriere plus de la moitié, III, 270.
Il y a tant de mauuais pas, que pour le plus seur, il faut vn peu legerement et superficiellement couler ce monde: et le glisser, non pas l’enfoncer. La volupté mesme, est douloureuse en sa profondeur, III, 488.
La carriere de noz desirs doit estre circonscripte, et restraincte, à vn court limite, des commoditez les plus proches et contigues, III, 498.
Le ieune doit faire ses apprests, le vieil en iouïr, disent les sages. Et le plus grand vice qu’ils remerquent en nous, c’est que noz desirs raieunissent sans cesse. Nous recommençons tousiours à viure, II, 586.
Nous sommes nés pour agir: ie veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices de la vie, tant qu’on peut: et que la mort me treuue plantant mes choux; mais nonchallant d’elle, et encore plus de mon iardin imparfait, I, 120.
Il n’y a rien de mal en la vie, pour celuy qui a bien comprins, que la priuation de la vie n’est pas mal, I, 116.
C’est le viure heureusement, non le mourir heureusement, qui fait l’humaine felicité, III, 132.
Il faut souffrir doucement les loix de nostre condition. Nous sommes pour vieillir, pour affoiblir, pour estre malades, en despit de toute medecine, III, 646.
Il y a en la vie plusieurs accidens pires à souffrir que la mort mesme, I, 630.
Tant les hommes sont accoquinez à leur estre miserable, qu’il n’est si rude condition qu’ils n’acceptent pour s’y conseruer, III, 24.
Les Stoiciens disent, que c’est viure conuenablement à Nature, pour le sage, de de se departir de la vie, encore qu’il soit en plein heur, s’il le faict opportunément: et au fol de maintenir sa vie, encore qu’il soit miserable, pourueu qu’il soit en la plus grande part des choses, qu’ils disent estre selon Nature, I, 632.
La loy de viure aux gens de bien, ce n’est pas autant qu’il leur plaist, mais autant qu’ils doiuent, III, 674.
C’est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie pour la consideration d’autruy, comme plusieurs excellens personnages ont faict: et est vn traict de bonté singuliere, de conseruer la vieillesse, (de laquelle la commodité la plus grande c’est la nonchalance de sa durée, et vn plus courageux et desdaigneux vsage de la vie,) si on sent que cet office soit doux, aggreable, et profitable à quelqu’vn bien affectionné: c’est quelquefois magnanimité que viure, II, 676.
Au iugement de la vie d’autruy, ie regarde tousiours comment s’en est porté le bout, et des principaux estudes de la mienne, c’est qu’il se porte bien, c’est à dire quietement et sourdement, I, 106.
VIE PRIVÉE.
La forme de viure plus vsitée et commune, est la plus belle: toute particularité, semble à euiter: l’vsage publiq donne loy, III, 680.
C’est vne vie exquise, celle qui se maintient en ordre iusques en son priué, III, 114.
Heureux, qui ait reglé à si iuste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans son soing et empeschement: et sans que leur dispensation ou assemblage, interrompe d’autres occupations, qu’il suit, plus conuenables, plus tranquilles, et selon son cœur, I, 474.
Il faut auoir femmes, enfans, bien, et sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s’y attacher en maniere que nostre heur en despende, I, 416.
Qui ne couue point ses enfans, ou ses honneurs, d’vne propension esclaue, ne laisse pas de viure commodément apres leur perte, III, 510.
Pourquoy asseruir nostre contentement à la puissance d’autruy? Anticiper les accidens de fortune, se priuer des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs ont faict par deuotion, se seruir soy-mesmes, coucher sur la dure, ietter ses richesses, rechercher la douleur, c’est l’action d’vne vertu excessiue; ny la raison, ny la nature ne le veulent. Il y a pour moy assez affaire sans aller si auant: il me suffit souz la faueur de la fortune, me preparer à sa défaueur, I, 420.
Gaigner vne breche, conduire vne ambassade, regir vn peuple, ce sont actions esclatantes: tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr, et conuerser auec les siens, et auec soy-mesme, doucement et iustement: ne relascher point, ne se desmentir point, c’est chose plus rare, plus difficile, et moins remerquable, III, 116.
Tel a esté miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n’ont rien veu seulement de remercable. Peu d’hommes ont esté admirez par leurs domestiques. Nul a esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dit l’experience des histoires. De mesmes aux choses de neant, III, 116.
Miserable à mon gré, qui n’a chez soy, où estre à soy: où se faire particulierement la cour: où se cacher, III, 156.
Il se faut reseruer vne arriere boutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude, I, 416.
VIE PUBLIQUE.
O que je feroy peu d’estat de ces grandes dignitez electiues, que ie voy au monde, qui ne se donnent qu’aux hommes prests à partir: ausquelles on ne regarde pas tant, combien deuement on les exercera, que combien peu longuement on les exercera: dés l’entrée on vise à l’issue, I, 498.
Nous nous preparons aux occasions eminentes, plus par gloire que par conscience. La plus courte façon d’arriuer à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous faisons pour la gloire, III, 118.
La vie commune doibt auoir conference aux autres vies. La vertu de Caton estoit vigoureuse, outre la raison de son siecle: et à vn homme qui se mesloit de gouuerner les autres, destiné au seruice commun; il se pourroit dire, que c’estoit vne iustice, sinon iniuste, au moins vaine et hors de saison! III, 464.
A ceux, qui nous regissent et commandent, qui tiennent le monde en leur main, ce n’est pas assez d’auoir vn entendement commun: de pouuoir ce que nous pouuons. Ils sont bien loing au dessoubs de nous, s’ils ne sont bien loing au dessus. Comme ils promettent plus, ils doiuent aussi plus: et pourtant! III, 352.
La iurisdiction ne se donne point en faueur du iuridiciant: c’est en faueur du iuridicié. On fait vn superieur, non iamais pour son profit, ains pour le profit de l’inferieur: et vn medecin pour le malade, non pour soy. Toute magistrature, comme tout art, iette sa fin hors d’elle, III, 296.
Nous ne sçauons pas distinguer les facultez des hommes. De conclurre par la suffisance d’vne vie particuliere, quelque suffisance à l’vsage public, c’est mal conclud. Tel se conduict bien, qui ne conduict pas bien les autres, III, 466.
Les dignitez, les charges se donnent necessairement, plus par fortune que par merite: et a lon tort souuent de s’en prendre aux Roys. Au rebours c’est merueille qu’ils y ayent tant d’heur, y ayans si peu d’adresse, III, 354.
Qui pourroit trouuer moyen, qu’on en peust iuger par iustice, et choisir les hommes par raison, establiroit de ce seul trait, vne parfaite forme de police, III, 358.
Toutes actions publiques sont subiectes à incertaines, et diuerses interpretations: car trop de testes en iugent, III, 518.
Toutes charges importantes ne sont pas difficiles, III, 518.
Ie n’accuse pas vn magistrat qui dorme, pourueu que ceux qui sont soubs sa main, dorment quand et luy. Les loix dorment de mesme, III, 520.
C’est agir, pour sa reputation, et proffit particulier, non pour le bien, de remettre à faire en la place, ce qu’on peut faire en la chambre du conseil: et en plain midy, ce qu’on eust faict la nuict precedente, III, 520.
L’innouation est de grand lustre. L’abstinence de faire, est souuent aussi genereuse, que faire: mais elle est moins au iour, III, 524.
Ie serois d’aduis qu’on estendist nostre vacation et occupation autant qu’on pourroit, pour la commodité publique: et ie trouue la faute en l’autre costé de ne nous y embesongner pas assez tost, I, 596.
Ie ne veux pas qu’on refuse aux charges qu’on prend, l’attention, les pas, les parolles, et la sueur, et le sang au besoing: mais c’est par emprunt et accidentalement; l’esprit se tenant tousiours en repos et en santé: non pas sans action, mais sans vexation, sans passion, III, 492.
Combien de gens se hazardent tous les iours aux guerres, dequoy il ne leur chault: et se pressent aux dangers des batailles, desquelles la perte, ne leur troublera pas le voisin sommeil, III, 492.
Qui se vante, en vn temps malade, comme cestuy-cy, d’employer au seruice du monde, vne vertu naifue et sincere: ou il ne la cognoist pas, les opinions se corrompans auec les mœurs, ou s’il la cognoist, il se vante à tort: et qu’il die, faict mille choses, dequoy sa conscience l’accuse, III, 468.
La plus part de noz vacations sont farcesques. Il faut iouer deuement nostre rolle, mais comme rolle d’vn personnage emprunté. Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire vne essence réelle, ny de l’estranger le propre. Nous ne sçauons pas distinguer la peau de la chemise, III, 500.
Il faut apprendre à distinguer les bonnetades, qui nous regardent, de celles qui regardent nostre commission, ou nostre suitte, ou nostre mule, III, 500.
VIE SOCIALE.
Considerant la foiblesse de nostre vie, et à combien d’escueils ordinaires et naturels elle est exposée, on n’en deuroit pas faire si grande part à la naissance, à l’oisiueté et à l’apprentissage, I, 598.
En noz actions accoustumees, de mille il n’en est pas vne qui nous regarde, I, 416.
La plus part des regles et preceptes du monde prennent ce train, de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, à l’vsage de la societé publique, III, 490.
La societé publique n’a que faire de nos pensees: mais le demeurant, comme nos actions, nostre trauail, nos fortunes et nostre vie, il la faut prester et abandonner à son seruice et aux opinions communes, I, 176.
La volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la receuoir de l’ordonnance publique, III, 88.
Les hommes se donnent à louage. Leurs facultez ne sont pas pour eux; elles sont pour ceux, à qui ils s’asseruissent; leurs locataires sont chez eux, ce ne sont pas eux. Il faut mesnager la liberté de nostre ame, et ne l’hypotequer qu’aux occasions iustes; lesquelles sont en bien petit nombre, si nous iugeons sainement, III, 486.
L’occupation est à certaine maniere de gents, marque de suffisance et de dignité. Leur esprit cherche son repos au bransle, comme les enfans au berceau. Ils se peuuent dire autant seruiables à leurs amis, comme importuns à eux mesmes. Personne ne distribue son argent à autruy, chacun y distribue son temps et sa vie. Il n’est rien dequoy nous soyons si prodigues, que de ces choses là, desquelles seules l’auarice nous seroit vtile et louable. Pour l’vsage de la vie, et seruice du commerce public, il y peut auoir de l’excez en la pureté et perspicacité de noz esprits. Cette clarté penetrante, a trop de subtilité et de curiosité. Pourtant se trouuent les esprits communs et moins tendus, plus propres et plus heureux à conduire affaires. Et les opinions de la philosophie esleuées et exquises, se trouuent ineptes à l’exercice, III, 486.
La grauité, la robbe, et la fortune de celuy qui parle, donne souuent credit à des propos vains et ineptes. Il n’est pas à presumer, qu’vn monsieur, si suiuy, si redouté, n’aye au dedans quelque suffisance autre que populaire: et qu’vn homme à qui on donne tant de commissions, et de charges, si desdaigneux et si morguant, ne soit plus habile, que cet autre, qui le salue de si loing, et que personne n’employe, III, 350.
Celuy qui va en la presse, il faut qu’il gauchisse, qu’il serre ses couddes, qu’il recule, ou qu’il auance, voire qu’il quitte le droict chemin, selon ce qu’il rencontre. Qu’il viue non tant selon soy, que selon autruy: non selon ce qu’il se propose, mais selon ce qu’on luy propose: selon le temps, selon les hommes, selon les affaires. Somme, il faut viure entre les viuants, et laisser la riuiere courre sous le pont, sans nostre soing: ou à tout le moins, sans nostre alteration, III, 346.
De vray, pourquoy sans nous esmouuoir, rencontrons nous quelqu’vn qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouuons souffrir le rencontre d’vn esprit mal rengé sans nous mettre en cholere? Cette vitieuse aspreté tient plus au iuge, qu’à la faute, III, 346.
Ceux, qui se desrobent aux offices communs, et à ce nombre infini de regles espineuses, à tant de visages, qui lient vn homme d’exacte preud’hommie, en la vie ciuile: font, à mon gré, vne belle espargne: quelque pointe d’aspreté peculiere qu’ils s’enioignent. C’est aucunement mourir, pour fuir la peine de bien viure. Ils peuuent auoir autre prix, mais le prix de la difficulté, il ne m’a iamais semblé qu’ils l’eussent. Ny qu’en malaisance, il y ait rien audelà, de se tenir droit emmy les flots de la presse du monde, respondant et satisfaisant loyalement à touts les membres de sa charge, II, 644.
Indiscrette nation. Nous ne nous contentons pas de faire sçauoir nos vices, et folies, au monde, par reputation: nous allons aux nations estrangeres, pour les leur faire voir en presence. Mettez trois François aux deserts de Lybie, ils ne seront pas vn mois ensemble, sans se harceler et esgratigner. Vous diriez que cette peregrination, est vne partie dressée, pour donner aux estrangers le plaisir de nos tragedies: et le plus souuent à tels, qui s’esiouyssent de nos maux, et qui s’en moquent, II, 576.
La naifueté et la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouuent encore leur opportunité et leur mise, III, 82.
C’est vn excellent moyen de gaigner le cœur et volonté d’autruy, de s’y aller soubsmettre et fier, pourueu que ce soit librement, et sans contrainte d’aucune necessité, et que ce soit en condition, qu’on y porte vne fiance pure et nette; le front au moins deschargé de tout scrupule, I, 198.
La crainte et la deffiance attirent l’offence et la conuient, I, 196.
Le monde n’est que babil, et ne vis iamais homme, qui ne die plustost plus, que moins qu’il ne doit, I, 272.
On ne parle iamais de soy, sans perte. Les propres condemnations sont tousiours accreuës, les louanges mescruës, III, 332.
La plus honorable vacation, est de seruir au publiq, et estre vtile à beaucoup, III, 390.
La plus heureuse occupation à chascun, faire ses particuliers affaires sans iniustice, III, 394.
Vn honneste homme n’est comtable du vice ou sottise de son mestier; et ne doit pourtant en refuser l’exercice. C’est l’vsage de son pays, et il y a du proffit. Il faut viure du monde, et s’en preualoir, tel qu’on le trouue, III, 500.
Pour estre aduocat ou financier, il n’en faut pas mescognoistre la fourbe, qu’il y a en telles vacations, III, 500.
En toute police, il y a des offices necessaires, non seulement abiects, mais encores vicieux. Les vices y trouuent leur rang, et s’employent à la cousture de nostre liaison: comme les venins à la conseruation de nostre santé. S’ils deuiennent excusables, d’autant qu’ils nous font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité: il faut laisser iouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur pays. Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et moins hazardeux. Le bien public requiert qu’on trahisse, et qu’on mente, et qu’on massacre: resignons cette commission à gens plus obeissans et soupples, III, 80.
Il ne se faict aucun profit qu’au dommage d’autruy, et à ce compte il faudroit condamner toute sorte de guain. Le marchand ne faict bien ses affaires, qu’à la débauche de la ieunesse: le laboureur à la cherté des bleds: l’architecte à la ruine des maisons: les officiers de la Iustice aux procez et querelles des hommes: l’honneur mesme et pratique des Ministres de la religion se tire de nostre mort et de noz vices. Nul Medecin ne prent plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l’ancien Comique Grec; ny soldat à la paix de sa ville: ainsi du reste. Et qui pis est, que chacun se sonde au dedans, il trouuera que nos souhaits interieurs pour la plus part naissent et se nourrissent aux despens d’autruy. Nature ne se dement point en cela de sa generale police: la naissance, nourrissement, et augmentation de chasque chose, est l’alteration et corruption d’vn’ autre, I, 154.
Cent fois le iour, nous nous moquons de nous sur le subiect de nostre voysin, et detestons en d’autres, les defauts qui sont en nous plus clairement: et les admirons d’vne merueilleuse impudence et inaduertence, III, 346.
Ayons tousiours en la bouche ce mot de Platon: Ce que ie treuue mal sain, n’est-ce pas pour estre moy-mesmes mal sain? Ne suis-ie pas moy-mesmes en coulpe? mon aduertissement se peut-il pas renuerser contre moy? Sage et diuin refrein, qui fouete la plus vniuerselle, et commune erreur des hommes. Non seulement les reproches, que nous faisons les vns aux autres, mais noz raisons aussi, et noz arguments et matieres controuerses, sont ordinairement retorquables à nous: et nous enferrons de noz armes, III, 346.
VIEILLESSE.
Nulle vieillesse peut estre si caducque et si rance, à vn personnage qui a passé en honneur son aage, qu’elle ne soit venerable, II, 26.
C’est faute, de ne se sçauoir recognoistre de bonne heure, et ne sentir l’impuissance et extreme alteration que l’aage apporte naturellement et au corps et à l’ame, II, 30.
Quelle resuerie est-ce de s’attendre de mourir d’vne defaillance de forces, que l’extreme vieillesse apporte, et de se proposer ce but à nostre durée: veu que c’est l’espece de mort la plus rare de toutes, et la moins en vsage? Nous l’appellons seule naturelle, comme si c’estoit contre nature, de voir vn homme se rompre le col d’vne cheute, s’estoufer d’vn naufrage, se laisser surprendre à la peste ou à vne pleuresie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous presentoit à tous ces inconuenients. Ne nous flattons pas de ces beaux mots: on doit à l’auenture appeler plustost naturel, ce qui est general, commun et vniuersel, I, 594.
C’est vne puissante maladie, et qui se coule naturellement et imperceptiblement: il y faut grande prouision d’estude, et grande precaution, pour euiter les imperfections qu’elle nous charge: ou aumoins affoiblir leur progrez, III, 134.
Tantost c’est le corps qui se rend le premier à la vieillesse: par fois aussi c’est l’ame: et en ay assez veu, qui ont eu la ceruelle affoiblie, auant l’estomach et les iambes. Et d’autant que c’est vn mal peu sensible à qui le souffre, et d’vne obscure montre, d’autant est-il plus dangereux, I, 598.
Dieu faict grace à ceux à qui il soustrait la vie par le menu. C’est le seul benefice de la vieillesse. La derniere mort en sera d’autant moins plaine et nuisible: elle ne tuera plus qu’vn demy, ou vn quart d’homme, III, 674.
Bien sert à la decrepitude de nous fournir le doux benefice d’inapperceuance et d’ignorance, et facilité à nous laisser tromper. Si nous y mordions, que seroit-ce de nous? II, 36.
La raison nous commande de nous despouiller, quand nos robbes nous chargent et empeschent, et de nous coucher quand les iambes nous faillent, II, 30.
En la vieillesse, nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus importunes, qu’en la ieunesse. La sagesse, en elle, est le desgout des choses presentes deu à l’impuissance. Outre vne sotte et caduque fierté, vn babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, vn soin ridicule des richesses, lors que l’vsage en est perdu, i’y trouue plus d’enuie, d’iniustice et de malignité. Elle nous attache plus de rides en l’esprit qu’au visage: et ne se void point d’ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l’aigre et le moisi, III, 134.
Nostre estude et nostre enuie deuroyent quelque fois sentir la vieillesse. Nous auons le pied à la fosse, et noz appetits et poursuites ne font que naistre, II, 588.
Voyez vn vieillart, qui demande à Dieu qu’il luy maintienne sa santé entiere et vigoureuse; c’est à dire qu’il le remette en ieunesse. N’est-ce pas folie? Sa condition ne le porte pas, III, 648.
Le soulagement que ie trouue en ma vieillesse, c’est qu’elle amortist en moy plusieurs desirs et soings, dequoy la vie est inquietée. Le soing du cours du monde, le soing des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moy, II, 588.
C’est grand simplesse, d’alonger et anticiper, comme chacun fait, les incommoditez humaines. I’ayme mieux estre moins long temps vieil, que d’estre vieil, auant que de l’estre, III, 182.
A mesure que les commoditez naturelles nous faillent, soustenons nous par les artificielles. C’est iniustice, d’excuser la ieunesse de suyure ses plaisirs, et deffendre à la vieillesse d’en rechercher, III, 436.
Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes, l’vsage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings, les vns apres les autres, I, 426.
Ie hay cet accidental repentir que l’aage apporte. Le chagrin, et la foiblesse nous impriment vne vertu lasche, et caterreuse. Il ne nous faut pas laisser emporter si entiers, aux alterations naturelles, que d’en abastardir notre iugement, III, 130.
Qui vit iamais vieillesse qui ne louast le temps passé, et ne blasmast le present, chargeant le monde et les mœurs des hommes, de sa misere et de son chagrin? II, 420.
L’esprit parfois a le priuilege, de se r’auoir de la vieillesse, ie luy conseille autant que ie puis, de le faire: qu’il verdisse ce pendant, s’il peut, comme le guy sur vn arbre mort, III, 184.
Quand ie pourroy me faire craindre, i’aimeroy encore mieux me faire aymer. Il y a tant de sortes de deffauts en la vieillesse, tant d’impuissance, elle est si propre au mespris, que le meilleur acquest qu’elle puisse faire, c’est l’affection et amour des siens: le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses armes, II, 34.
La vieillesse a vn peu besoin d’estre traictee plus tendrement. Recommandons la à ce Dieu protecteur de santé et de sagesse: mais gaye et sociale, III, 704.
VOLUPTÉ (PLAISIRS).
I’estime pareille iniustice, de prendre à contre cœur les voluptez naturelles, que de les prendre trop à cœur, III, 684.
Qui ne se donne loisir d’auoir soif, ne sçauroit prendre plaisir à boire, I, 488.
La volupté est qualité peu ambitieuse; elle s’estime assez riche de soy, sans y mesler le prix de la reputation: et s’ayme mieux à l’ombre, III, 182.
L’intemperance est peste de la volupté: et la temperance n’est pas son fleau: c’est son assaisonnement, III, 692.
La iouissance des voluptez mesmes, l’aysance et la facilité, oste aux roys l’aigredouce pointe que nous y trouuons, I, 488.
VOYAGES.
Le voyager me semble vn exercice profitable. L’ame y a vne continuelle exercitation, à remarquer des choses incogneuës et nouuelles. Et ie ne sçache point meilleure escole, à façonner la vie, que de luy proposer incessamment la diuersité de tant d’autres vies, fantasies, et vsances: et luy faire gouster vne si perpetuelle varieté de formes de nostre nature. Le corps n’y est ny oisif ny trauaillé: et cette moderee agitation le met en haleine, III, 430.
I’observe en mes voyages cette praticque, pour apprendre tousiours quelque chose, par la communication d’autruy, qui est vne des plus belles escholes qui puisse estre, de ramener tousiours ceux, auec qui ie confere, aux propos des choses qu’ils sçauent le mieux. Car il aduient le plus souuent au contraire, que chacun choisit plustost à discourir de mestier d’un autre que du sien: estimant que c’est autant de nouuelle reputation acquise: par ce train vous ne faictes iamais rien qui vaille. Ainsin, il faut trauailler de reietter tousiours l’architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste chacun à son gibier, I, 92.