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Hiên le Maboul

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VII

Fatigué de marcher de long en large devant la maisonnette en ruine dont on lui avait confié la garde, Hiên le Maboul s’arrêta, appuya délicatement la crosse de son mousqueton dans la poussière et joignit les mains sur la croisière de la courte baïonnette plate. Tout autour de lui, une quarantaine de tirailleurs, agenouillés ou étendus derrière une levée de terre, guettaient à travers les trous de la haie la venue de leurs camarades qui figuraient l’ennemi.

Dans la rizière jaune quadrillée de talus verts, des buffles pataugeaient et leurs cornes noires, rejetées vers le garrot, émergeaient seules de la vase.

Au-dessus de la dune emplumée d’aréquiers, le soleil se levait, globe écarlate encore enveloppé de brume matinale, et tout était doré, les palmes retombantes, les fûts rigides et lisses des aréquiers, les colonnes penchées et rugueuses des cocotiers, les joncs et les roseaux des talus, les crabiers tournoyant lourdement sur les mares vides, les merles-mandarins juchés sur les dos gris des buffles, les mousquetons des tirailleurs.

Seule la forêt qui fermait l’horizon était encore noyée d’ombre violette et silencieuse, car aux cigales et aux perruches il faut, pour leurs concerts étourdissants, la pleine lumière et la pleine chaleur de l’après-midi. La route de Baria déroulait le long de la rizière son ruban rouge bordé de manguiers glauques. Dans le feuillage déteint des niao-li se détachaient les croix noires du cimetière ; plus près, la maison de l’Aïeul élevait au-dessus des cactus ses vérandas roses.

Hiên replaça le mousqueton sur son épaule et recommença sa promenade, glorieux de sa mission spéciale et ne soupçonnant point que le lieutenant avait simplement voulu le soustraire à l’émotion des coups de feu qui allaient éclater tout à l’heure.

Un mois a passé depuis que Hiên le Maboul a fait pour obtenir la main de Maÿ une tentative malheureuse. Depuis un mois, il apprend à vivre. Sous l’œil bienveillant de l’Aïeul, qui le protège contre les violences et les sarcasmes, il a pris peu à peu confiance en lui-même et essaie de se persuader qu’il n’est point si différent d’autrui qu’il avait pu le croire.

Des instructeurs patients ont insinué peu à peu dans ses articulations raides et rouillées, dans son cerveau engourdi, quelques secrets de « l’École du Soldat » et des bribes de théories. Sans doute, sa science nouvelle est bien fragile et le moindre heurt la ferait s’écrouler comme un château de cartes ; mais l’Aïeul est là qui veille, et nul n’osera toucher à son œuvre.

Pietro n’est plus à redouter : cinq semaines d’amabilité forcée et de bienveillance imposée l’ont persuadé de sa déchéance ; à présent, promenant parmi ses anciens esclaves son sourire amer, il se convainc aisément qu’ils n’ont pas cessé de le détester et de le fuir, mais qu’ils ne le craignent plus. Tout en opérant cette constatation douloureuse, il multiplie les courbettes et fait le gros dos.

Délivré de la terreur qui le paralysait, Hiên suit et retient avec une facilité surprenante les leçons de ses professeurs. Chaque soir, il complète les enseignements de la journée en causant avec l’Aïeul à deux galons. Il l’évente, lui offre la tasse de thé ou la pipe, lui roule des cigarettes et l’écoute parler ; il grave dans sa mémoire chacune des paroles entendues, et chaque mot lui fait entrevoir des horizons dont il s’ébahit : il découvre la vie.

En même temps, son amour pour Maÿ a crû ; l’Aïeul n’a rien voulu tenter pour l’en guérir et se contente de hausser les épaules avec pitié. Amour tout platonique, juge-t-il, et dont le meilleur remède sera la possession physique et habituelle de l’idole. En attendant de connaître que Maÿ ne pourra lui donner ni plus ni moins que n’importe quelle autre femme, Hiên continue de la placer sur un piédestal et d’avoir pour elle la vénération idiote que témoignent les nègres du Congo aux fétiches ridicules qu’ils ont taillés dans les poteaux de leurs cases. Cette petite fille aux yeux froids, aux lèvres rouges et dédaigneuses, le fascine et le méduse. A ses côtés, il perd l’audace que lui ont suggérée les discours de l’Aïeul et, comme aux premières heures, il se sent « maboul ». Il la devine sournoise et hostile, prête à mordre ou, ce qui le paralyse plus sûrement encore, prête à se moquer. Il faudra bien pourtant, quelque jour, lui confier son pauvre amour. A cette pensée, Hiên le Maboul sent la sueur inonder son front, qu’il essuie avec sa manche.


Les vapeurs qui flottaient en traînées opaques autour de la lisière obscure s’évanouirent, balayées par le soleil éblouissant. Des cimiers de cuivre, des plaques de ceinturons, des baïonnettes étincelèrent entre les taillis ; une patrouille montra ses quatre salaccos laqués au-dessus du fossé de la route et disparut aux premiers coups de fusil tirés de la maisonnette en ruine.

Hiên le Maboul s’immobilisa, les doigts crispés sur la crosse du mousqueton : qu’allait-il arriver ? Pourquoi la section du sergent Cang fusillait-elle les camarades des trois autres sections ?… Oui, pourquoi ?… Pourquoi surtout l’Aïeul omit-il de révéler au pauvre Maboul les mystères du service en campagne à double action et des cartouches à blanc ?

Rasés contre le talus, les quatre salaccos reprenaient leur course le long de la route ; une autre patrouille filait entre les buissons de la dune, effarouchant les crabiers criards et faisant fuir dans le feuillage léger des bambous un vol de tourterelles et de pigeons verts. La lisière du bois se hérissait de mousquetons brillant entre les herbes et crachant de minuscules fumées blanches ; toute la rizière s’emplissait du bruit de la fusillade crépitante. De petits groupes surgirent des taillis, les jugulaires rouges volant sur les vestons kaki, et se blottirent derrière les lignes de roseaux. D’autres les suivirent ; d’autres encore, et les petites fumées devinrent plus distinctes ; d’abri en abri, elles avancèrent ainsi par bonds, avec un tumulte grandissant de détonations, de commandements et de cliquetis de culasses.

Les coups de fusil cessèrent soudain ; les baïonnettes jaillirent des fourreaux ; la ligne entière se dressa derrière les talus depuis la dune jusqu’à la route et se jeta vers la haie, au chant précipité des clairons, avec des rugissements de vague déferlant sur la grève. Devant elle les croupes grises et pelées des buffles fuyaient au hasard.

Une minute après, vainqueurs et vaincus, suants, boueux, s’alignaient sagement sous l’œil de leurs gradés. On fit l’appel, il manquait un homme. Pietro compta les files, les recompta : il manquait un homme… Pietro alla porter la nouvelle grave à l’Aïeul : Hiên avait disparu… De grands éclats de rire interrompirent son discours : un caporal ramenait le fugitif couvert de toiles d’araignées. Piteux, le piètre soldat expliqua que, lors de la charge, la fusillade et les hurlements l’avaient épouvanté au point de lui faire perdre la tête : soupçonnant que ces gaillards qui accouraient, la face terrible et la baïonnette haute, nourrissaient à son égard les projets les plus noirs, il s’était réfugié dans la chambre abandonnée, et c’est là qu’on l’avait trouvé, tapi au milieu des plâtras et des nids de termites, les deux mains sur les oreilles.

— Pourquoi as-tu quitté le poste que je t’avais confié ? interrogea l’Aïeul.

— J’avais peur, Aïeul, j’avais peur… Je ne savais pas que l’on se battait pour rire. Personne ne me l’avait dit.

C’était vrai, en somme : on avait oublié de renseigner Hiên, et l’Aïeul reconnut, à part lui, que tous les torts étaient de son côté.

La compagnie défila derrière les clairons, qui chantaient à pleins poumons.

*
*  *

A l’heure des cigarettes et des chiques de bétel, Phuc, le guitariste, eut une inspiration regrettable : il entreprit le malheureux Hiên sur l’événement du matin, et cela en présence de Maÿ.

— Connais-tu, demanda-t-il, certain redoutable guerrier qui lutte à la manière des lièvres et se tapit dans son terrier lorsque vient l’ennemi ?… Des gens, mal informés sans aucun doute, m’ont affirmé qu’il se nommait comme toi Phâm-vân-Hiên : coïncidence curieuse, hein ?… D’autres, et ceux-là mentaient à coup sûr, étaient prêts à jurer qu’il avait avec toi une ressemblance prodigieuse : même figure osseuse, mêmes yeux en boules, même bouche baveuse…

Hiên le Maboul tourna la tête : Maÿ abaissait ses paupières bombées et pinçait ses lèvres. Mais elle ne riait pas : elle n’avait pas entendu, probablement.

— Tais-toi, souffla Hiên, tais-toi !

Et ses bons yeux éplorés suppliaient aussi le railleur de cesser le jeu cruel. L’autre poursuivit, impitoyable :

— On dit encore que ce héros avait le même numéro matricule que toi…

Et, s’emparant de la ceinture où, sur la toile rouge, s’étalaient les chiffres noirs, il ajouta triomphalement :

— Et, ma foi, on n’a pas tort !… C’est donc toi, le guerrier intrépide, le héros qui se tapit dans la poussière, le lièvre valeureux ?

Cette fois, Maÿ entendit, et un rire méchant secoua sa poitrine sous la tunique de soie, fit onduler sa gorge renversée, plissa vilainement sa bouche ; ses yeux convulsés par la joie mauvaise eurent un regard méprisant et ironique pour le martyr affaissé. Celui-ci, un moment, éprouva l’envie lâche de rire, lui aussi… Hier, il l’eût fait ; mais aujourd’hui les leçons de l’Aïeul lui ont façonné une conscience et un honneur de civilisé…

Il se dressa, les poings fermés, les dents serrées, en face de l’insulteur qui osait le bafouer devant son aimée :

— Tais-toi ! cria-t-il, ou je te casse la mâchoire !

— Oh ! oh ! le lièvre sort de son trou ! ricana Phuc.

Un effroyable coup de poing s’abattit sur le visage du joli guitariste : les narines ensanglantées, les lèvres saignantes, il s’écroula sur la terre battue et roula jusqu’à la route. Il se releva, fou de colère, hurlant des injures d’une voix enrouée et tous deux s’empoignèrent furieusement.

Ce fut une magnifique bataille. Phuc était petit, souple comme une vipère, et la rage centuplait sa vigueur de gymnaste ; mais Hiên avait la force effroyable d’un gorille, dont il avait aussi les longs membres noueux et velus. Deux fois son adversaire, glissant et se tordant, réussit à éviter l’étreinte terrible des larges mains, mais une troisième tentative échoua lamentablement. Saisi par la nuque et par le fond de son pantalon, il se sentit balancé une seconde, au-dessus de la route poussiéreuse et fut jeté soudain par delà la levée de pierres sèches dans le sable : il s’abîma dans l’écume et les algues, avec un bruit sourd.

Les yeux froids de Maÿ s’éclairèrent de lueurs singulières. Elle avait assisté à tout le combat avec une sorte de joie féroce ; tandis qu’elle appuyait ses deux mains contre son cœur palpitant, elle souhaitait obscurément que l’un des deux combattants fût tué devant elle. Hiên le Maboul, brandissant à bras tendus le misérable Phuc, lui parut superbe : une beauté farouche illuminait la figure maigre aux pommettes saillantes ; les yeux agrandis par la fureur lançaient des éclairs. Un instant Maÿ admira sincèrement Hiên le Maboul. Mais Hiên rajustait son turban et ne remarqua rien ; eût-il compris, d’ailleurs ?

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