← Retour

Hiên le Maboul

16px
100%

III

Des jours ont coulé, puis des semaines, puis un mois tout entier : Hiên n’a pas déserté. Non que l’idée du devoir le retînt : il est trop simple pour que la notion du devoir ait pénétré son cerveau ; mais le sergent Cang, commentant à sa façon les articles du code militaire, a fait entrevoir à ses recrues médusées qu’une effroyable série de supplices punirait les déserteurs.

Hiên le Maboul a donc renoncé à ses projets de fuite. Il continue à n’être pas heureux ; son mousqueton tremble dans ses mains comme aux premiers jours ; ses instructeurs ont épuisé leur patience et leurs jurons. Il continue à ne rien comprendre à la théorie qu’il écoute pourtant de toutes ses oreilles, le front moite de sueur et les yeux écarquillés. Pietro a pris en grippe cet idiot qui sautille derrière la compagnie sans même réussir à marcher au pas ; il éprouve une haine véritable contre ce malappris en qui son génie napoléonien n’a pu faire « entrer le métier ».

Maÿ, la douce Maÿ le rudoie.

Chose invraisemblable, il a encore maigri. Dans sa face osseuse, les yeux s’éclairent de reflets de vraie folie. Il mange à peine, il ne dort plus, il ne parle plus, il ne pense même plus à son village et à sa forêt. Hiên le Maboul est en train de devenir fou.


Certain dimanche de septembre, Hiên, le cœur réchauffé par le gai soleil épanoui sur la baie, décida d’aller faire un tour en ville. Il endossa le veston de toile blanche au petit col amidonné sur lequel des numéros étaient brodés au fil rouge, introduisit ses grandes jambes dans le pantalon blanc, le fixa sous le genou au moyen des jambières rouges et s’en fut, peu rassuré, vers la porte du camp.

Le caporal de garde l’inspecta d’un coup d’œil, tira sur les pans du veston, remit d’aplomb le salacco branlant et, content de son œuvre, tourna les talons.

Hiên se mit en marche sur la route qui, suivant la plage demi-circulaire, conduisait du camp à la ville.

Journée splendide ! Derrière la grille de la Poste, les bougainvillias penchaient vers la route écarlate des grappes de clochettes mauves. Des pêcheurs, entrés jusqu’au ventre dans l’eau bleue dorée de lumière, sifflotaient, l’épervier au poing, la hotte sur le dos ; des poissons volants s’enlevaient par essaims de flèches étincelantes et plongeaient. Des moineaux piaillaient dans une touffe d’hibiscus ; des fillettes toutes nues et bronzées ramassaient des fleurs de frangipanier et soufflaient sur les pétales nacrés pour faire envoler le pollen couleur d’or ; des lézards gris tachetés de pourpre erraient sur le sable tiède. Au-dessus des massifs de bambous, le Phare dressait sa coupole vitrée où le soleil allumait des flammes.

Devant la boutique de l’épicier A-Hia, deux Chinois dodus, la tresse enroulée au-dessus du front rasé, jouaient de la clarinette ; ils semblaient prendre un plaisir prodigieux à leur musique nasillarde et se dandinaient, l’air satisfait.

A l’approche de Hiên, ils retirèrent d’entre leurs dents l’embouchure de bois et vociférèrent contre l’innocent promeneur les classiques insultes annamites :

— Passe ton chemin, grande haridelle !

— A-t-on jamais vu pareil canard étique !

La recrue ouvrit la bouche pour répondre aux insulteurs, mais son esprit peu inventif refusa d’imaginer une réplique digne de ce nom. Par fortune, trois tirailleurs vinrent à la rescousse et les quolibets de pleuvoir :

— Chinois, mon oncle, tu as l’air d’une citrouille surmontée d’une tête.

— De quoi es-tu pleine, vessie de porc ?

— Pour quand l’accouchement, panse de vache ?

Et autres injures de goût plus haut.

Les deux Chinois, héroïques comme tous les gens de leur race, se regardèrent d’un œil inquiet, flairant quelque méchante histoire et, emportant leurs clarinettes, disparurent dans les profondeurs de la boutique.

Soudain, au lieu de célébrer leur triomphe par une nouvelle bordée de mots malsonnants, les vainqueurs s’enfuirent à toutes jambes vers la petite place qui s’élargissait au bout de la rue : Hiên le Maboul, intrigué, se lança derrière eux, pareil dans sa course à quelque araignée gigantesque.

Au pied de la stèle de granit rose qui ornait le milieu de la place, une trentaine de salaccos faisaient cercle autour d’un vieux tirailleur à cheveux blancs et à barbe blanche. Celui-ci rangeait sur le trottoir son mousqueton, sa couverture grise roulée en forme de boudin, sa musette rebondie où s’accrochait un bidon rouillé, et enfin une sorte de planchette carrée, vêtue d’une toile cirée noire et munie d’un trépied en bois verni.

Parmi les rires, les exclamations, on distinguait sa petite voix aigre et enrouée de vieillard, proférant des jurons.

— Qui est-ce ? questionna Hiên.

— C’est Bèp-Thoï, parbleu ! dit quelqu’un.

De toutes les rues, de chaque case, les tirailleurs accouraient, trottant comme des poulains et riant et criant à tue-tête :

— Bonjour, Bèp-Thoï !… Bonjour, Bèp-Thoï !

Bèp-Thoï grommelait :

— Bonjour ! bonjour ! Ne vous jetez pas tous à la fois sur moi, tas d’imbéciles ! Vous allez casser ma planchette !… En arrière, fils de courtisanes, en arrière !

— Bèp-Thoï ! Bèp-Thoï ! clama la foule des salaccos.

— Eh bien, quoi ? Me voilà, je suppose !… Attention à la planchette.

— Bèp-Thoï ! où est l’Aïeul ?

— Il arrivera ce soir.

— Ah ! ah !

Les petits guerriers délirèrent :

— As-tu entendu, Phuc ?

— J’ai entendu, frère aîné.

— L’Aïeul va venir !… l’Aïeul va venir !…

« L’Aïeul va venir !… » Le cœur de Hiên le Maboul bondit dans sa poitrine maigre ; le soleil lui parut soudain éblouissant et l’air lumineux ; la brise lui sembla rire dans les bambous.

Le vieux soldat essuya de sa manche la sueur qui perlait sur tout son visage ridé ; il ramassa le bidon rouillé, but une lampée et, réconforté, recommença de grogner :

— On en a fait du chemin, nous deux, l’Aïeul et moi !… et du travail !… Nous avons noirci au moins trente feuilles que j’ai là, sous cette toile cirée… Et quel pays ! Des dunes hérissées d’une brousse aussi emmêlée que la tignasse de ce grand escogriffe qui me regarde avec des yeux de buse… N’approche pas de la planchette, individu idiot !… Je taille dans la brousse avec mon coupe-coupe ; l’Aïeul examine une machine en cuivre, écrit des signes sur son papier, et on s’en va… Encore une dune, et l’on s’arrête encore… Si vous me bousculez, troupeau d’oies, je plie bagage… De mon temps, les jeunes tirailleurs étaient plus respectueux de leurs anciens, surtout quand ces anciens avaient vingt-deux ans de service et portaient le galon de 1re classe. Où vous a-t-on recrutés ?… Après les dunes, les palétuviers. On enfonce dans la vase ; l’Aïeul me tire, je tire l’Aïeul… On couche dans la forêt sur les feuilles ; l’Aïeul a la fièvre ; je lui donne de la quinine, et le voilà gaillard… Sale pays, sales habitants ; des Moï, des singes habillés d’une ficelle où pend un petit rideau, et qui ne savent même pas l’annamite… Palabres solennels dans les villages : nous causons par signes, et, au bout de huit jours, nous voilà bons amis, parce que l’Aïeul a ressuscité une vieille édentée qui crevait dans une cabane… On nous donne de belles fêtes : les sauvages exécutent des danses grotesques en trépignant en rond et en jonglant avec des sagaies. La carte terminée, il faut se séparer et voilà les Moï qui geignent et se badigeonnent le museau de boue. Ces imbéciles voudraient garder l’Aïeul dans leurs villages… Enfin on se quitte avec des sanglots, et me voilà !… L’Aïeul, fatigué, fait la route dans une charrette à bœufs. Il n’arrivera pas avant le coucher du soleil… Je ne vous conseille pas de venir l’ennuyer ce soir : le premier que je prends à rôder sous la véranda, je lui casse les reins !

— Ha ! ha ! ha !

— Allons ! qui veut m’aider à trimbaler chez l’Aïeul tout cet attirail ?… La route a été dure ; mes vieilles jambes sont lasses et auront bien assez de me porter.

— Nous t’aiderons tous, Bèp-Thoï !

L’un se chargea de la musette, un autre du mousqueton, un autre de la couverture ; un autre s’attribua la précieuse planchette, et le cortège se mit en marche avec des éclats de rire, sous l’œil inquiet du petit vieux qui redoutait pour ses bagages la fougue des coolies improvisés et trottinait en grommelant. De temps à autre, il tâtait son flanc gauche pour constater la présence du bidon d’alcool de riz qu’il n’avait voulu confier à personne… Hiên le Maboul les suivait de loin, le cœur en fête.

*
*  *

Ce soir-là, il y eut des chants et des cris de joie autour des nattes ; les flûtes sifflèrent gaillardement ; Maÿ elle-même s’humanisa et n’eut pas une parole cruelle pour Hiên. Celui-ci ne toucha pas aux soucoupes de poisson séché ni aux bols de riz : l’allégresse lui serrait la gorge et lui pesait sur la poitrine ; il étouffait.

La nuit venue, il se sauva vers le village et se faufila à travers les cactus et les ricins jusqu’à la maison de l’Aïeul. Tremblant, il se hissa jusqu’à la balustrade de pierre qui fermait la véranda.

Les persiennes étaient à demi closes : il entrevit des lanternes chinoises balançant leurs ventres massifs au-dessus des portes, des étendards fixés aux murs, inclinant leurs hampes de bambou noir au-dessus de bouddhas dorés ; des génies se tordaient sur des panneaux de soie jaune.

S’étant risqué à se pencher davantage sur la balustrade, il aperçut l’Aïeul. Accoudé à son bureau, l’Aïeul lisait son journal et fumait sa pipe ; une petite lampe de cuivre rouge illuminait le bas de son visage, dont le haut restait dans l’ombre de l’abat-jour, et c’est ainsi que Hiên put voir les fameuses moustaches retroussées qu’avaient célébrées ses anciens et que dorait la lampe.

Il n’eut pas le loisir d’en voir davantage. Une main sèche et osseuse pinça rudement son oreille et la voix de crécelle du vieux Bèp-Thoï dévida une litanie d’injures :

— Fils de chienne, petit-fils de chienne, te l’avais-je dit de ne point venir rôder autour de notre maison ?… Es-tu sourd ou bien as-tu voulu te moquer de la parole d’un vieillard ? Ou bien ta mère, la fille publique, oublia-t-elle de te fabriquer des oreilles ?… Et cependant qu’ai-je là dans la main ?… Réponds, fils d’adultère, est-ce une oreille ou un morceau de couenne ?… Allons, va-t’en !

Hiên fut précipité dans les cactus et s’en alla, se frottant l’oreille.


La dernière note de l’extinction des feux mourait ; des rires étouffés montaient du lit de planches où s’alignaient les tirailleurs, allongés sous leurs couvertures.

Hiên causait à voix basse avec son voisin :

— J’ai vu l’Aïeul ! disait-il.

— Et Bèp-Thoï ? demanda l’autre, as-tu vu aussi Bèp-Thoï ?

Chargement de la publicité...