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Hiên le Maboul

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XI

Décembre vint, avec son cortège de fêtes chômées, chrétiennes et bouddhiques, désastreuses pour l’avancement des travaux, mais bien accueillies par les tirailleurs. Hiên se réjouit plus particulièrement de ces congés supplémentaires qui lui fournissaient l’occasion de passer de longues heures auprès de Maÿ et de l’Aïeul…

La veille de Noël, au rapport de dix heures, le maussade Pietro informa la compagnie assemblée que le lieutenant accordait la permission de l’après-midi.

Cette perspective de liberté inattendue provoqua de sourds murmures de joie, que réprima aussitôt une grimace apparue sur la face bilieuse du tyran.

Hiên expédia ses soucoupes de riz, sa cigarette et sa chique de bétel et courut chez l’Aïeul.

— Tu arrives bien, déclara Bèp-Thoï ; — nous avons un invité, le vieux bonze des catholiques, un drôle de bonhomme barbu et qui rit toujours en tenant sa barbe à deux mains. Tu vas m’aider à mettre la table, et, pendant le déjeuner, tu rempliras les verres de glace… Veille à ne pas mouiller la nappe ; sinon, tu auras de mes nouvelles !

— Mais je ferai sûrement des bêtises !…

— J’aurai l’œil sur toi.

Son seau de glace aux doigts, Hiên tremblait et tâchait de se remémorer les principes que lui inculqua Bèp-Thoï. Tout se passa pour le mieux, et, malgré l’invincible frisson qui agitait ses grosses mains de bûcheron, l’apprenti n’eut à se reprocher qu’une maladresse insignifiante : un bloc de glace précipité sur le carreau.

Le dessert venu, il put, respirant à son aise, retourner à son escabeau de boy-panka et, tout en allongeant et pliant le bras, examiner le « drôle de bonhomme ».

Ce bonhomme était un brave homme. Missionnaire en Cochinchine depuis trente ans, le P. Siméon n’avait pas une seule fois, au cours de ces trente années, quitté son poste pour revoir la France. Son grand corps maigre et osseux, dans sa légère soutane usée et rapiécée, semblait pourtant n’avoir point souffert de l’exil ; le terrible soleil n’avait réussi qu’à jaunir et tanner la figure où souriaient les yeux vifs sous les sourcils touffus, où pointait le nez busqué au-dessus de la bouche noyée de moustaches et de barbe grisonnantes.

L’Aïeul admirait et respectait la foi robuste et le dévouement inlassable du prêtre ; le P. Siméon estimait la franchise et la rectitude de jugement de l’officier athée. Tout avait contribué à faire du vieux missionnaire et du jeune lieutenant une paire d’amis vrais. Leur amour commun des humbles et des simples avait déterminé le premier pas vers l’amitié ; puis ils s’étaient découvert des sympathies littéraires communes : tous deux latinistes fervents, l’un par éducation professionnelle, l’autre par goût, « annamitophiles » convaincus, après comparaison entre l’indigène prétendu barbare et le civilisé européen, il leur arrivait d’abandonner Lucrèce pour Truong-Vinh-Ky et Cûa pour Catulle.

Il arrivait au P. Siméon, ruiné par les gueux qui tapaient à sa porte, de faire appel à la bourse de l’officier ; et, celui-ci refusait ensuite obstinément de se rappeler les prêts consentis, mais blâmait sévèrement l’emprunteur d’avoir cédé au premier affamé venu la totalité des piastres à lui avancées pour son particulier entretien.

Suprême trait d’union, enfin : tous deux fumaient la pipe ; suprême cause de querelles aussi, le vieux fumeur intransigeant faisant un crime à son jeune confrère de fumer des cigares, injure grave à Sa Majesté la pipe, qui n’admet point de partage.

Tout en buvant un merveilleux marc de Bourgogne quinquagénaire, que des cousins charitables envoyaient au prêtre, ils se harcelaient d’épigrammes.

— Pourquoi, Père Siméon, désignez-vous les Annamites, qui sont des bouddhistes, du terme méprisant de païens ?… Et moi aussi, je suis un païen !

— Des païens comme vous valent mieux que bien des catholiques.

Ou bien l’Aïeul, installé sous la véranda de la case, considérait la misérable église de torchis et prenait à partie joyeusement son vieil ami :

— Comment se fait-il, Père Siméon, que vous vous prélassiez dans une maison de pierres, de briques et de tuiles, alors que le bon Dieu grelotte sous un toit de paille ?

— Mon cher ami, les donateurs généreux qui m’ont logé dans ce palais ne m’ont point consulté, et, quant à l’église, c’est moi qui l’ai construite et les fonds n’abondaient guère… Du reste, je vous répondrai que le bon Dieu est accommodant : il voit mes intentions et se contente de la paille.

— Peut-être même trouve-t-il les choses bien arrangées de la sorte, estimant que son ministre est mieux à sa place sous le toit de tuiles que lui-même, qui n’est point sujet aux rhumatismes et ne redoute ni les fourmis ni les scorpions.

— Taisez-vous, blasphémateur !…

En ces débats, leur amitié ne faisait que se consolider sans cesse, et le P. Siméon, que trente années d’exil auraient dû endurcir, ne prévoyait pas sans un véritable chagrin qu’un jour viendrait où cet aimable et franc compagnon le quitterait.

Pendant que Hiên le Maboul, manœuvrant la corde du panka, examinait avec une curiosité infatigable le bonze chrétien, celui-ci exposait à l’Aïeul une requête : il existait, croyait-il, au camp, une splendide collection de lanternes de papier peint fabriquées jadis par les tirailleurs, lors d’un concours : ne serait-il pas possible de prêter ces lanternes au missionnaire, qui les emploierait à illuminer son église pendant la messe de minuit ?

— Mais, Père Siméon, songez que ces lanternes sont l’œuvre de mains païennes !

— J’y songe, j’y songe, mon ami… elles ne pourront qu’être sanctifiées par leur court séjour dans mon église.

— Elles seront chez vous à trois heures.

— Merci… Et vous-même, viendrez-vous admirer l’effet de vos lanternes ?

— J’irai voir la sortie de la messe.

— C’est déjà un progrès.

— Un progrès sans lendemain !

— Vous y viendrez !

— J’en doute !

— Vous y viendrez. Vous êtes un amoureux de la vie et seul le dogme de la résurrection peut vous consoler de vieillir et de mourir !

*
*  *

Sous le porche de pisé, les indigènes s’écrasent pour voir ce qui se passe à l’intérieur de l’église. Hiên le Maboul, que ses gros poings et sa haute taille désignent au respect, ne quitte point le premier rang des curieux ; insensible aux poussées, il regarde avec des yeux naïfs, agrandis encore par la stupéfaction, le spectacle nouveau que lui propose la pagode catholique.

Bien misérable, en vérité, cette pagode, avec son toit de paille posé sur des piliers mal équarris, mais, telle quelle, elle éblouit le simple tirailleur que ravissent les girandoles de lanternes luisant entre les poutres, les alignements de verres de couleur encadrant les fenêtres béantes et veuves de vitraux, les rustiques tableaux du chemin de la croix, le lustre de fer-blanc découpé. De loin l’autel produit un effet prodigieux, avec ses cierges clignotants devant lesquels évoluent majestueusement la chasuble brodée du prêtre et les calottes rouges des enfants de chœur ; non moins extraordinaire, l’effet des vieux noëls chantés avec d’horribles voix fausses et un épouvantable accent par les petits métis de l’école des Frères.

Hiên, haussé sur la pointe de ses pieds nus, aperçoit les chanteurs, têtes rases et figures jaunes, assemblées autour de leur chef, grand diable maigre tout habillé de noir ; il distingue les cornettes blanches, les robes de bure bleue des Sœurs. Dans les bas-côtés, les indigènes s’entassent sur des nattes, tantôt accroupis sur leurs talons, tantôt prosternés, le front et les coudes contre le sol. Aux conquérants la nef est réservée : catholiques pratiquants ou libres penseurs n’ont eu garde de manquer à cette cérémonie, les uns par conviction, les autres parce que la messe de minuit représente une distraction qui en vaut bien une autre. Les corsages de soie claire des pieuses femmes de fonctionnaires et de colons voisinent avec les rudes épaulettes jaunes des braves et peu convaincus « marsouins » ; les smokings des pilotes et commis de résidence avec les dolmans des officiers.

Hiên, jouant des coudes, aperçoit enfin son lieutenant. L’Aïeul, incliné sur les rochers de carton peint de la crèche, dénombre avec attendrissement les pasteurs de plomb poussant parmi les sapins de mousse leurs moutons de bois aux pattes raides, les anges de cire rose suspendus par des fils au-dessus de la grotte où les Rois Mages de plâtre adorent une poupée de biscuit, l’Enfant Jésus… Et leur suite attend dehors, les pieds dans la mousse semée de flocons de neige qui sont des tampons de coton : étrange suite où fraternisent des licteurs romains armés de la hache, des cuirassiers et des zouaves de la troisième République. Cependant une incroyable ménagerie d’animaux domestiques et féroces entoure la cohorte des gardes, lions, tigres, girafes, éléphants, chameaux, brebis, chiens, chats, de toutes dimensions et de toutes matières, depuis le caoutchouc aristocratique jusqu’au celluloïd plébéien. Mais le bœuf et l’âne n’ont point quitté leur étable, jugeant sans doute qu’elle est à eux, après tout, et, rangés sur la même ligne que les Rois Mages, considèrent l’Enfant Jésus d’un œil immuablement stupide.

*
*  *

Le jour de l’an passa sans qu’une cérémonie quelconque le différenciât aux yeux de Hiên d’un dimanche ordinaire. Puis vint le Têt, jour de l’an annamite.

Ce fut un grand jour. Dès l’aube, Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, ayant fait brûler des bâtonnets d’encens sous l’appentis afin de se concilier les bons et les mauvais esprits, coururent allumer des files de pétards devant la porte de l’Aïeul, qui fut éveillé en sursaut.

Dès qu’il fut levé, les deux tirailleurs se présentèrent devant lui, et, l’ayant salué avec ensemble, lui offrirent des bananes, des oranges et des œufs frais ; puis Bèp-Thoï, lissant sa barbiche grisonnante, adressa une longue harangue à son chef :

— Aïeul à deux galons, voici l’année nouvelle : puisse-t-elle conserver à tes serviteurs un maître tel que toi !… J’ai de longues années de service : j’ai fait la campagne du Tonkin contre les Chinois, puis contre les Pavillons-Noirs ; en ce temps-là, il n’y avait point encore de tirailleurs tonkinois… J’étais alors ordonnance d’un capitaine que les pirates tuèrent d’un coup de fusil : je ramenai son corps et j’eus la médaille du Tonkin. Puis je servis sous les ordres de beaucoup de lieutenants, dont j’ai gardé les portraits, mais dont j’ai oublié les noms ; j’ai fait la guerre à leur suite, dans la plaine de Lam, puis sur le Mékong, puis au Siam… Maintenant me voilà âgé ; le mousqueton commence à se faire pesant sur mon épaule, et bientôt je n’aurai plus d’autre distraction que de me rappeler tous les officiers avec qui j’ai combattu et marché. Parmi tous ceux-là, que j’ai servis en fidèle soldat, tu es au premier rang dans mon affection : je pense que ton départ sera pour moi un plus cruel deuil que la mort de mon père et de ma mère, car je t’aime plus que mon père et ma mère… A toi de parler, Hiên !

Et Bèp-Thoï, très fier de son discours, poussa du coude son camarade. Hélas ! de la brève allocution qu’il avait cependant apprise, mot à mot, pendant des semaines, il ne restait plus une bribe dans le cerveau rebelle du malheureux Hiên, et, lorsqu’il eut dit à son tour : « Vénérable Aïeul, voici l’année nouvelle… », il resta court, tremblant et suant.

— C’est bien ! dit l’Aïeul, vous êtes tous deux de braves gens. Toi, Bèp-Thoï, tu es le modèle des vieux serviteurs, et toi, Hiên, un excellent garçon, de cœur généreux. Que l’an nouveau vous donne le bonheur…

Dehors éclatèrent des pétards et des voix résonnèrent sous la véranda. La porte fut ouverte à deux battants, et l’Aïeul aperçut la compagnie entière massant au bas du perron ses salaccos plats, étincelants, et ses figures noires. Une formidable acclamation salua l’apparition du lieutenant derrière la balustrade.

— Heureuse année, vénérable Aïeul !

— Heureuse année, petits frères !

Puis tous firent silence afin de laisser parler le sergent Cang.

— Aïeul à deux galons, que l’année te soit bonne comme tu as été bon avec tes soldats ! Qu’elle te donne la félicité et la gloire… Quant à nous, nous serons heureux tant que tu demeureras avec nous, car ta présence est la garantie de notre tranquillité, de notre paix. Tu es notre bonheur : avant ton retour qu’étions-nous ? Des gueux misérables et courbés sous les injures. Nous ne savions plus rire et la seule pensée des choses que nous allions dire nous décourageait de causer entre nous comme autrefois. Nous étions plus tristes que des pierres et plus humiliés que des chiens. Et j’en connais qui voulaient déserter, gagner la brousse, et d’autres qui rêvaient de se mettre le canon de leur mousqueton dans la bouche et d’en finir… Est-ce vrai, frères cadets ?

— C’est vrai ! c’est vrai ! rugit la compagnie.

— Mais ceux qui méditaient de déserter, ceux qui méditaient de se tuer retardaient leur fuite ou leur suicide dans l’espoir que tu reviendrais… Tu ne revenais pas : on interrogeait les sampaniers descendus de Baria, de Cua-Lap et de Nha-Trang ; ces gens-là disaient qu’on ne te reverrait jamais, car tu étais monté sur la grande montagne d’Annam où sont embusquées des tribus de sauvages nus et des légions de méchants esprits. Et, comme ils t’aimaient aussi, ils pleuraient avec nous.

— C’est vrai, ils pleuraient ! gémit le chœur, à ce rappel de la terrible époque.

— Et tu es revenu ! Les chiens qui rampaient, l’échine tremblante, ont relevé le nez, gambadent en aboyant de contentement. Personne n’a déserté, personne ne s’est tiré de coup de fusil dans la bouche… Ah ! comme les clairons sonnaient gaillardement sur la route du camp, le matin où tu reparus parmi tes tirailleurs ! Comme les rires s’envolaient jusqu’à la cime des aréquiers ! Et moi, vieux sergent presque blanc de barbe et de cheveux, j’essuyais, tout en marchant à ma place de serre-file, des larmes de joie : car je savais bien que le mauvais rêve avait pris fin, et de loin je te voyais sourire sous ton casque et je me disais, pleurant comme un imbécile : « Puisse-t-il, puisse-t-il rester avec nous ! » Et maintenant je te dis encore : « Reste avec nous désormais ! »

— Reste ! reste avec nous ! supplièrent les tirailleurs.

— Je tâcherai, dit l’Aïeul.

Des cris d’allégresse montèrent des cactus piétinés et les pétards firent rage.

Et Hiên répétait :

— Reste ! reste, Aïeul à deux galons !

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