Hiên le Maboul
XV
— Oui, l’Aïeul est parti, répéta le sergent Cang en branlant la tête. Il est parti, parti sur une dépêche reçue de Saïgon, sans avoir pu même nous dire deux mots d’encouragement, sans nous avoir revus. Bèp-Thoï a bouclé ses caisses, bourré sa musette, et tous deux sont entrés dans la grande forêt d’Annam, et personne ne sait quand ils reviendront… Le soir, le sous-lieutenant est venu prendre le commandement de la compagnie. L’adjudant est maître ; la terreur règne… Tu aurais mieux fait, mon garçon, de rester à l’hôpital : ici on souffre.
Il caressa sa barbiche blanche et regarda la porte avec des yeux graves qui semblaient retenir des larmes. Dehors, dans la nuit chaude et gémissante, l’averse ruisselait sur le toit de paille et tintait sur les feuilles mortes. La mer geignait entre les galets de la jetée. Une rafale souleva l’auvent de latanier, jeta quelques larges gouttes d’eau sur la terre battue où rôdaient les cancrelats, coucha la flamme fumeuse du quinquet posé devant l’autel des ancêtres : derrière sa moustiquaire violette, Maÿ se retourna et soupira doucement.
— Mauvaise nuit ! murmura Thi-Baÿ ; les malins esprits errent dans la tempête ; les morts délaissés se plaignent et menacent.
Elle alluma un bâtonnet, le planta dans un vase sacré empli de sable, et l’encens fuma devant les lotus artificiels et mangés par les vers. Les doigts osseux de la vieille femme se joignirent et son échine se plia en deux, sous l’œil ironique des bouddhas ventripotents et roses peints sur les panneaux de papier. D’une case voisine venaient des sons de clochettes. La bourrasque continuait d’ébranler les chevrons. Cang se lamenta :
— Le sous-lieutenant ne sait pas ! Il est jeune ; l’adjudant lui a dit que nous étions fourbes, sournois, méchants, que lui seul, Pietro, savait se faire craindre et obéir : il l’a cru… A quoi bon réclamer ? Le sous-lieutenant est aveugle et sourd… La vie n’est pas drôle, mon fils !
— Mais qui dirige les travaux du nouveau camp ? interrogea Hiên.
— Personne ! les travaux sont interrompus ; ton wagon se rouille dans un coin de la rizière.
— Que fait-on, alors ?
— L’exercice, parbleu ! Du matin au soir, l’adjudant galope derrière les sections en aboyant et aligne les traînards à coups de matraque… Ah ! les belles manœuvres sur la place du Marché, lorsque l’Aïeul, arrêtant son cheval sur un talus, nous regardait défiler ! Nous autres, les serre-files, chuchotions aux recrues : « Tapez du pied au quatrième pas pour garder la cadence ! » Et les recrues se meurtrissaient le talon sur le sable et les cailloux. Les rengagés tendaient le jarret et bombaient le torse ; les deux pelotons défilaient comme un mur, les coudes serrés, les mousquetons bien tenus en main ; en avant, les clairons piaffaient et soufflaient comme des diables, les yeux hors de la tête… Les beaux jours que ces jours-là ! On ne songeait guère à trouver l’exercice long ni fatigant, parce que l’Aïeul était là !
— L’Aïeul était bon et doux et poli, renchérit Thi-Baÿ ; jamais il ne passait devant ma porte sans me demander de mes nouvelles, sans causer avec moi, pauvre vieille radoteuse. Les enfants sortaient des cases pour lui prendre la main, et lui leur distribuait des sous neufs. Quand l’adjudant passe, le dos voûté, marmottant des jurons dans sa moustache sale, les portes se ferment et les gamins se cachent !
— L’Aïeul était un bon maître, conclut Cang.
Ainsi se lamentaient-ils, pleurant leur bonheur tranquille et l’homme qui leur donnait ce bonheur. Au gré de la flamme, leurs ombres croissaient et décroissaient sur les murs de torchis. La tempête emplissait la nuit de ses plaintes furieuses. Les âmes des morts semblèrent hurler avec la sirène d’un paquebot en détresse, avec les bambous grinçants, pliés par la tourmente, avec les mouettes et les goélands s’appelant au-dessus des ravins. Des branches sèches se brisèrent contre la palissade.
Hiên regarda le lit où, sous la moustiquaire, s’agitait Maÿ, dérangée dans son sommeil par les bruits du dehors ; elle dormait, sa figure pâle traversée de frissons, les lèvres tremblantes : quelque cauchemar, sans doute…
— Tu penses à ton mariage ? dit Cang ; sois sans inquiétude : il se fera. L’Aïeul m’a demandé la main de Maÿ pour toi et je lui ai donné ma parole. Il est parti, mais il sera fait selon ses désirs : tu épouseras ma fille. Du reste, tu es un brave garçon qui la rendras très heureuse. Elle a bien quelques sottes idées : elle est vaniteuse, coquette ; elle préférerait un prétendant riche et généreux ; mais tu as la force et la santé qui valent mieux que l’argent.
— Merci, père !… Je suis peureux et timide ! Je craignais… Je craignais… L’Aïeul parti, il me semblait que tout allait s’écrouler, que tout le monde allait se retourner contre moi, comme autrefois quand je suis venu de Phuôc-Tinh. Alors, tu me promets que…
— Je te l’ai dit : tu épouseras Maÿ. Et maintenant, étends-toi sur ce lit de camp. Fais provision de sommeil et de calme ! Moi, j’ai perdu l’un et l’autre depuis le départ du maître ; mais je suis vieux et cela n’a rien d’étonnant.
* *
— Guérison complète ! c’est inouï ! déclara le docteur devant qui Hiên à moitié nu grelottait.
— Monsieur le major, insinua Pietro, important, j’ai toujours dit que cet homme était un simulateur habile.
— Vous croyez ? Il faudrait qu’il eût été vraiment habile pour avoir feint d’être atteint du béribéri !
— Mais avait-il réellement le béribéri ?
— Vous le savez, sans doute, mieux que moi ! répliqua le docteur. (Celui-ci n’avait jamais témoigné à l’adjudant, dont il soupçonnait la brutalité, une amitié débordante. Du reste, l’Aïeul était son ami et il se souvenait d’avoir vu le tirailleur manier le panka chez le lieutenant.) Alors vous pensez que votre lieutenant s’était laissé abuser par cet homme ?
— N’importe qui l’aurait abusé, monsieur le major, pourvu qu’il fût Annamite… A force d’écouter toutes les doléances de ces gens-là, il avait fait de la compagnie une vraie cour du roi Pétaud, permettez-moi de vous le dire… Quant à moi, je n’étais plus rien. Pour un malheureux petit soufflet donné à un caporal, le lieutenant ne parlait de rien de moins que de me faire casser !
— Il n’avait certes pas tort !… En tout cas ma tâche était bien facile lorsqu’il commandait : je n’avais que fort peu de malades, et jamais de carottiers ; jamais je ne voyais venir à la visite une telle procession de pauvres diables épuisés et abrutis, sollicitant une exemption avec des yeux désespérés… Que leur faites-vous donc faire ?
Pietro se garda de répondre. Il salua, tourna les talons et s’en alla, satisfait de lui-même et mécontent d’autrui.
— Tu peux te rhabiller, dit le docteur à Hiên. Tu reprendras ton service demain. Si tu as quelque ennui, viens me trouver. Ton chef était mon ami.
* *
Et la vie de forçat reprit. Hiên le Maboul s’aligna de nouveau, le mousqueton au poing et le cœur sautant d’angoisse, à côté de ses camarades pareillement terrorisés ; les tempes inondées de sueur froide, les doigts frissonnants, il guetta l’approche du tyran qui bâtonnait ses voisins ; contre sa joue s’appliqua de nouveau la main sale et velue du Corse, et sur ses épaules, la trique de rotin. Il fut de nouveau la victime qui exaspérait son bourreau par son mutisme et sa faiblesse mêmes.
Pietro s’acharna contre lui ; il le poursuivit de sa haine sauvage : il lui semblait, frappant et injuriant le protégé du lieutenant, tirer vengeance, en quelque sorte, de la bonté feinte et de l’effacement auxquels celui-ci l’avait contraint pendant des mois. Foulant aux pieds le serviteur, il insultait au maître absent avec une basse joie de chacal jappant derrière le lion disparu.
— Tu lui diras, hurlait-il d’une voix enrouée, mettant son poing sous le nez du silencieux Hiên, tu lui diras, à ton Aïeul à deux galons, que je t’ai allongé les oreilles hier, que je t’ai flanqué une claque aujourd’hui !… Il peut bien revenir, ton Aïeul ! D’ici son retour, je t’aurai mis au pas ou j’aurai eu ta peau !
Derrière la compagnie muette, les serre-files se raidissaient, impassibles et les yeux fixes…
Hiên perdit la notion des jours. Il se traînait machinalement du camp à la place du Marché, de la place au camp. Les heures d’exercice passaient, lentes et semblables à des semaines, sans qu’il parût s’en émouvoir ; au commandement de son instructeur, il soulevait son mousqueton ou le replaçait contre son pied droit, sans se préoccuper d’une cadence ou d’un ensemble quelconque. De fait, ses membres avaient repris toute leur raideur d’autrefois, en même temps que la peur faisait de nouveau la nuit dans son esprit. Injures et coups n’avaient d’autre résultat que de faire trembler davantage le malheureux et le rendre plus inerte. Il lui parut que son supplice durait depuis le commencement des siècles et jamais ne cesserait. Le découragement le saisit, puis l’abrutissement : il s’accoutuma aux insultes ; son échine se courba, toujours tendue à la matraque de l’adjudant. Ses mains retrouvèrent leurs gestes fébriles ; il fut de nouveau le pantin grotesque, maladroit et stupide. La théorie et les cours de français le revirent bégayant et ignare. Insensiblement il retournait à ses ténèbres.
* *
Cependant il n’oubliait pas l’Aïeul. Chaque nuit, le visage de l’absent se penchait sur son lit de camp ; il distinguait les yeux bleus si clairs, les moustaches tombant sur les lèvres rieuses, et l’absent répétait les paroles dites autrefois :
— Tu connaîtras la vie et tu découvriras sa laideur ; tu verras pulluler le mal comme des larves de moustiques dans une mare. Les bons sont rares et timides : les méchants sont légion et font la loi… Tu sauras que les bêtes de la forêt sont moins féroces que l’homme, qui fait le mal pour l’amour du mal, et tu pleureras la forêt et ton ignorance… La vie n’est pas belle, petit frère, parce que l’homme est laid… L’homme est un tigre pour l’homme. Fuis-le ; tourne les yeux vers la nature ; elle seule ne trompe point, ne change point ; regarde-la, écoute-la vivre : elle emplira tes yeux de lumière, tes oreilles de sons et les dégoûts humains n’atteindront plus ton âme… Crains ton semblable…
Hiên, qui a souffert des hommes, voudrait déserter. Fuir ! fuir !… Hélas ! Hiên le Maboul a vécu, il vit comme tout le monde : la civilisation a rogné ses ailes d’oiseau sauvage. Il a pu jadis essayer de prendre son essor vers la forêt nourricière, lorsque, frémissant encore de la liberté perdue, il a découvert avec horreur la saleté de l’âme humaine. Aujourd’hui, comme l’Ange de la Merveilleuse Visite, il ne peut plus se servir de ses ailes. Il ne songe même pas à s’en servir : la vie lui a façonné une mentalité de civilisé enchaîné à sa meule et ignorant désormais jusqu’au désir de l’affranchissement…
Toutes les nuits, il entendait ainsi parler l’Aïeul, répétait à demi-voix ses paroles, jusqu’à ce qu’un voisin l’arrachât d’une bourrade à son sommeil fiévreux. Alors il se dressait sur sa natte, suant de terreur, croyant à quelque contre-appel, croyant ouïr les rugissements de l’adjudant. Il restait accroupi durant des heures, la tête sur les genoux, guettant l’apparition de l’aube derrière les lames des persiennes. Les camarades disaient tout bas :
— Le voilà qui cause avec l’absent ; sa folie le reprend…
Chaque soir, l’exercice terminé, il allait vers le nouveau camp, et, chemin faisant, les femmes et les gamins du village considéraient avec des yeux ahuris ce grand tirailleur qui gesticulait et parlait tout seul. Il errait dans le chantier abandonné où flottait, croyait-il, l’âme de son maître. Il s’asseyait sur le talus, près de son wagonnet renversé, contemplait longuement les rails que la rouille rongeait, le remblai envahi par les herbes et raviné par les pluies, les cases sapées par les termites, les hangars affaissés, les trous à torchis où coassaient les crapauds-buffles.
Le crépuscule descendait du ciel, où cheminaient des nuées illuminées d’éclairs. Peu importaient à Hiên l’heure en fuite et la nuit tombante : il écoutait vivre le passé… Sur la rizière obscurcie grinçaient les roues basses ; les pelles des terrassiers grattaient la tôle sonore des bennes ; les marteaux des forgerons tintaient sur les enclumes chantantes ; les scies pleuraient âprement sur les limes. L’absent parlait :
— Du courage, petits frères ! la pause est proche… Trinh, le manche de ton burin est fendu : demandes-en un autre à ton sergent… Raccourcis-moi ces paillotes, Nam ; donne encore un coup de masse sur la tête de cette cheville, Tam : tu vois bien qu’elle n’est enfoncée qu’à moitié… Déplacez-moi ce rail, vous autres : il menace de glisser dans la rizière.
Les ténèbres envahissaient le chantier, et la voix chère et les bruits familiers faisaient silence. Hiên se levait avec un soupir, le front douloureux, les jambes molles. Il se dirigeait vers la maison de son maître, ruminant des espérances insensées :
— L’Aïeul est peut-être revenu ! je vais le trouver fumant sa pipe sous sa véranda ou assis devant son bureau. Alors je me tiendrai debout derrière lui et je l’éventerai comme autrefois. Et, lorsque ses yeux se lèveront vers moi, je me mettrai à genoux près de lui, j’appuierai ma figure sur ses mains et je pleurerai, je pleurerai, et lui me parlera doucement…
Il se faufilait dans la brousse ; les aiguilles des cactus ensanglantaient ses talons ; les branches des euphorbes accrochaient les manches de son veston, fouettaient ses joues. Hélas ! nul rai de lumière ne filtrait sous les persiennes fermées. Contre la balustrade la chaise longue de rotin pourrissait. Hiên rôdait, désolé, sous la véranda, et les chambres vides lui renvoyaient à travers les portes closes le bruit de ses pas. Des ailes de chauves-souris le frôlaient avec des plaintes aiguës. Sous l’appentis de Bèp-Thoï, les araignées tissaient leurs toiles… L’Aïeul n’était point revenu.
Alors Hiên rentrait au camp à travers les ténèbres, indifférent aux flammes errantes des lucioles. Il se jetait sur sa natte, la tête enfouie sous les bras.
— Pourquoi n’es-tu pas venu dîner aujourd’hui ? demandait le brave Nho, remué par la peine profonde de son ami. Réponds ! voyons !… Tu es encore allé chez l’Aïeul, hein ?… Et il t’a parlé, hein ?…
Et Nho, apitoyé, ajoutait :
— Il reviendra, frère aîné, il reviendra !… Ne désespère pas ! Pleure, mon vieux, si tu as envie de pleurer : les larmes te soulageront… Moi aussi, j’ai du chagrin : il y a des jours où les larmes m’étouffent ; mais je sais que tout cela finira et je patiente… Je mange à ma faim, je bois à ma soif : il n’y a rien de tel que d’avoir le ventre plein pour résister au chagrin… Je t’ai gardé quelques gâteaux et du riz : mange, frère aîné.
— Laisse-moi, laisse-moi tranquille ! suppliait Hiên d’une voix si lasse et si effroyablement navrée que son camarade n’insistait plus.
Et Nho se couchait, à son tour, murmurant rageusement :
— Il devient fou !