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Hiên le Maboul

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IX

Hiên le Maboul s’assit au revers d’un fossé et respira bruyamment ; la sueur ruisselait sur son torse nu, sur ses flancs où saillaient les côtes, trempait son pantalon de toile retroussé jusqu’au genou. Autour de lui s’élargissait la tranchée creusée dans la dune ; des tirailleurs à demi nus, eux aussi, lançaient des pelletées de terre dans des wagonnets rouges ornés de numéros peints au coaltar. Le noir et barbu Castel, campé sur la marge du fossé, encourageait les travailleurs de sa grosse voix pacifique. Il faisait chaud dans ce trou que les dunes abritaient des brises salées, où le soleil déjà haut dardait des rayons obliques, transmuant chaque grain de sable en un diamant ; nul refuge que l’ombre maigre de quelques aréquiers déplumés échappés au coupe-coupe et à la hache.

— Hiên !… Nho !… appela un caporal.

Hiên bondit sur ses pieds ; il s’accrocha des deux mains au bord droit de la benne ; Nho saisit le bord gauche, et tous deux, raidis, poussèrent le wagonnet pesant sur les minces rails qui geignirent. A la sortie de la tranchée, la voie changeait de direction ; le wagonnet accéléra sa course ; les rails chantèrent plus âprement ; les essieux mal graissés grincèrent, la lourde caisse de tôle oscilla sur ses axes, se redressa, oscilla de nouveau et finalement reprit son aplomb. La voie filait tout droit, désormais, à travers la rizière, jusqu’aux chantiers.

Le joyeux Nho caracola sur le remblai sans lâcher la plaque peinte au minium et décocha une ruade amicale à son compère ; Hiên lui répondit par une bourrade sans méchanceté : ils se regardèrent et rirent de leur plaisanterie inoffensive et du clair soleil épanoui sur la plaine. Derrière eux, d’autres coureurs se rapprochaient, martelant de leurs pieds nus les traverses de fer.

Hiên et Nho allongèrent leur trot qui devint un galop insensé ; ils passèrent comme une trombe devant un sergent qui hurla des injures indistinctes, devant des gardiens de buffles qui s’esclaffèrent au spectacle de ces deux enragés, congestionnés et suants. Les roues franchissaient avec un gémissement bref les joints craquants, broyaient les cailloux rencontrés. La voie descendait maintenant en pente douce. Hiên et Nho sautèrent sur le châssis, ravis de se faire voiturer sans effort et tirant la langue aux gens des wagonnets vides qui remontaient.

Le camp s’étalait devant eux, dressant au-dessus de l’ancienne rizière les carcasses de ses cases inachevées et les toits de paille de ses ateliers. Hiên le Maboul le considéra avec fierté, comme si l’œuvre de l’Aïeul eût été la sienne.

L’œuvre prospérait : le remblai de sable fauve gagnait à vue d’œil, comblait petit à petit la plaine boueuse et plantée de joncs où grouillaient encore les serpents d’eau et les scorpions ; sur le sol neuf s’agitait la fourmilière des travailleurs affairés et criards : terrassiers renversant dans la mare les wagonnets de sable, remorquant des brouettes chantantes et vermoulues, traçant à la pioche les contours des futurs fossés ; scieurs de long débitant des planches ; menuisiers penchés sur leurs établis, rabotant, sciant, faisant un bruit d’enfer ; forgerons halant les manivelles des soufflets, cognant à coups de marteau sur l’enclume, transformant des vieux morceaux de fer en outils.

Grimpés sur le toit d’une case dont les charpentes seules étaient achevées, une nuée de couvreurs improvisés groupaient en faisceaux des feuilles de palmier d’eau et les attachaient aux chevrons avec des liens de bambou ; d’autres leur passaient la paille au bout de longues perches ; d’autres, accroupis sur leurs talons, tressaient des claies.

Autour d’une case déjà couverte, les peintres s’escrimaient, badigeonnant de chaux les cloisons de torchis sec et enduisant de coaltar les poteaux des vérandas. Deux bœufs à bosse tournaient dans un trou circulaire, piétinant de la boue et de l’herbe ; deux tirailleurs, installés à califourchon sur les vastes dos, encourageaient leurs montures avec des cris et des coups de rotin sur les oreilles.

Là-bas, sur la route écarlate, pareils à une procession de fourmis, les bûcherons rentraient de la forêt. Le casque en bataille, un sergent pourvu d’une équerre et d’un niveau transmettait avec ses bras étendus d’incompréhensibles signaux à des porte-mire indociles, et ses jurons faisaient leur partie dans le concert étourdissant des brouettes, des marteaux, des scies, des haches, des rabots.

Debout à l’arrière du wagonnet dévalant la rampe, Hiên le Maboul huma avec délices les odeurs de bois vert et de paille sèche que lui apportait le vent :

— C’est l’Aïeul qui a fait tout ça, dit-il avec orgueil à son camarade.

Nho répondit avec le même enthousiasme :

— Oui, l’Aïeul est intelligent !

Tous deux promenaient sur les chantiers en ébullition des regards satisfaits. Absorbés dans leur contemplation béate, ils atteignirent sans y songer le moins du monde le bas de la côte et, comme la voie débouchait par un dernier virage dans le camp nouveau, le wagonnet, abandonné à son bon plaisir, fit un écart prodigieux ; les quatre petites roues quittèrent les rails, la benne renversa sur le talus sa charge de sable et les deux conducteurs négligents, ayant décrit dans l’air deux trajectoires parallèles, furent engloutis par les joncs.

Ils reparurent, enfoncés dans l’eau croupie jusqu’aux genoux, barbouillés de vase, braillant et gesticulant. Les pelleteurs et les piocheurs, délaissant leur besogne, s’appuyèrent sur les manches de leurs outils et saluèrent d’un rire formidable l’apparition des deux amphibies noirs de boue et verts d’herbes aquatiques ; puis, cédant aux objurgations furieuses du sergent Cang, ils s’empressèrent de replacer sur les roues le véhicule échoué dans le remblai. Cang fulminait :

— Encore toi, Hiên ! On ne fera jamais rien de toi, imbécile ! Si tu ne sais même pas pousser ton wagon, il ne reste plus qu’à te mettre à pétrir du torchis à la place des bœufs.

— Sergent, c’est le wagon qui a déraillé ! crièrent d’une seule voix plaintive les deux victimes.

— Je le vois bien, dit Cang, je le vois bien ; mais pourquoi a-t-il déraillé ? Parce qu’il est attelé de deux mulets également idiots et également abrutis. Sortez de votre marais, grenouilles !

Ils sortirent, lourds de la vase collée sur leurs jambières et de l’eau bue par leurs habits, et défilèrent, déconfits de leur mésaventure et grelottants, devant l’Aïeul qui les examinait d’un œil narquois en frisant ses moustaches. Tandis qu’ils fuyaient, traînant la jambe et poursuivis par les huées de la compagnie entière, une autre équipe les remplaçait déjà derrière leur wagon.

L’Aïeul se remémorait tous les incidents analogues et les déboires plus sérieux et les malchances inouïes qui, aux premiers jours des travaux, avaient ralenti ou compromis le succès du camp nouveau-né. L’emplacement choisi s’était trouvé marécageux et situé en contrebas de la route : il fallait en surhausser le niveau par des apports de terre. Où prendre cette terre ? Les indigènes propriétaires des monticules proches avaient demandé de leurs terrains des prix exorbitants ; à force de négociations ingénieuses, l’un d’entre eux, possesseur d’une dune assez éloignée, mais de dimensions respectables et tout à fait suffisantes, s’était prêté par amitié pour le lieutenant, à cette combinaison : il louerait sa dune à la compagnie de tirailleurs, à charge pour elle d’abaisser ce mamelon aride au niveau des rizières voisines ; il accepterait, en outre, quelques piastres à titre de cadeau… Ainsi les deux parties contractantes bénéficiaient également de l’accord conclu ; une mine inépuisable de terre était acquise au camp pour un prix dérisoire et l’heureux propriétaire y gagnait un agrandissement de ses rizières.

On avait alors commencé de poser la voie et des difficultés imprévues s’étaient déclarées : on avait manqué de bifurcations, d’aiguilles, de plaques, de raccords ; une fois établi le tracé définitif à travers la plaine, les deux tronçons, parvenus à l’entrée du remblai, se refusaient à se souder exactement, et l’on avait peiné pendant des heures, à rechercher la solution de ce problème inattendu.

La mise en circulation des wagonnets avait été laborieuse. Les équipes n’étaient pas dressées à leur nouveau travail ; il se produisait des catastrophes à chaque tournant un peu brusque, des essieux se brisaient, des coussinets s’échauffaient. Un buffle avait chargé, un jour, et défoncé un wagonnet. Après maints essais et recherches, pourtant, le rendement s’était quotidiennement amélioré ; il atteignait, à cette heure, un joli chiffre de mètres cubes déversés de la dune dans le marais.

Et les échafaudages savants balayés par le typhon ! Et les charpentes qui pendant la nuit avaient glissé de leurs sellettes et s’étaient couchées sur leur terre-plein comme des chevaux fourbus ! Et le service forestier qui se lamentait, soutenant que les bûcherons jetaient bas ses essences les plus rares ! Et les briques qui n’arrivaient pas ! Et les sampaniers qui réclamaient, avec des sanglots dans la voix, le paiement de leur solde que détenaient les bureaux lointains et peu pressés !…

Toutes ces mésaventures et d’autres encore avaient pris fin. Tout s’était tassé et l’Aïeul avait recouvré sa sérénité, menacée, naguère, de troubles graves. Il réfléchissait à tous ces ennuis passés et souriait, tout en regardant les deux camarades qui clopinaient, trempés, boueux et mécontents.

Il songea que, dans ces Annamites, prétendus fourbes et paresseux, il avait trouvé de merveilleux ouvriers, gais, alertes, actifs, dont l’entrain imperturbable l’avait réconforté dans les minutes de découragement. Il se rappela les pages amères que des écrivains avaient consacrées à cette race perfide, abritée derrière l’éternelle ironie et l’éternel sourire de ses yeux bridés, incapable de dévouement et d’attachement. Il était fixé là-dessus : étaient-ils incapables de dévouement ces petits soldats qui, sur un mot de lui, abattaient, matin et soir, sous le terrible soleil de Cochinchine, une besogne dont nos terrassiers d’Europe n’auraient point voulu, et n’espéraient cependant ni journée de huit heures, ni augmentation de salaire ?

Ce qu’ils faisaient aujourd’hui pour lui ne le feraient-ils pas demain, avec le même courage, pour son remplaçant, pourvu que celui-ci fût bon et juste ? Il savait que le mal ne venait point des vaincus, écrasés jadis par leurs mandarins et tout prêts à saluer le Français comme un libérateur ; mais le conquérant n’avait-il pas parfois des crises de brutalité, des caprices invraisemblables de tyran ? Ainsi Pietro, qui, s’il eût suivi l’exemple paternel, eût poussé dans les rues de Bastia ou d’Ajaccio une charrette de commissionnaire, estimait nécessaire et plaisant, et très « gentilhomme », de bâtonner ces vilains.

Le berger français conduisait ses moutons annamites à coups de matraque et s’étonnait sottement de leur inattention et de leur indifférence polie lorsque, dans un accès de sentimentalité touchante, il les conviait à voir en lui un frère aîné, un père, un confesseur…

L’Aïeul alluma sa pipe et frappa amicalement sur l’épaule d’un bûcheron qui passait, trottinant, courbé sous un madrier ; et l’autre déposa son madrier sur le remblai et sourit à l’Aïeul de toutes ses dents laquées.

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