Hiên le Maboul
HIÊN LE MABOUL
I
A la mémoire du lieutenant Ch… qui repose dans le cimetière de Saïgon.
La nuit vint. Accroupi sur la dernière planche de l’appontement, Hiên le Maboul, soldat de deuxième classe à la 11e compagnie du 1er régiment de tirailleurs annamites, regardait l’ombre surgir du large. Elle montait comme une marée noire, effaçant à l’horizon les grêles lignes des palétuviers du Donnaï, engloutissant les rares toits de paille assemblés au bord de l’estuaire. De l’autre côté de la baie, la montagne sembla plus haute dans le ciel obscur, et plus monstrueuses les croupes où se découpaient les talus des batteries. Derrière les chevelures de bambous des crêtes, les premières étoiles dansèrent. Évanouie dans les ténèbres, la flottille des sampans ferma pour le sommeil ses innombrables yeux peints sur les proues de bois. Un pêcheur invisible se lamenta.
Et, seul dans la nuit qui submergeait la terre de Cochinchine, Hiên le Maboul frissonna. L’obscurité tiède, pleine de rumeurs vagues, l’épouvantait. Accroupi sur les talons, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, il grelottait de terreur et contemplait stupidement les franges d’écume qui émergeaient de l’ombre, accourues en longues courbes vers la plage. Et il gémit doucement, regrettant le passé.
Il entrevit dans l’eau obscure les heures oubliées de son enfance, le village de Phuôc-Tinh hérissant ses clôtures de bambous et ses toits gris à la lisière de la grande forêt d’Annam, la côte où, sur le sable jaune semé de blocs noirs, dormaient comme de formidables poissons les sampans échoués, la mer où les jonques chinoises balançaient leurs roufs de rotin, leurs proues badigeonnées de vermillon, leurs voiles tendues sur des bambous en éventail, la mer où bondissaient de longues files de marsouins, où courait l’aileron des requins, la mer où, sous les vagues déferlant, les sampaniers prétendaient avoir vu se dérouler le corps immense et flasque du Serpent fabuleux.
Dans les ruelles où séchaient les poissons, il avait grandi, tourné en dérision par les enfants de son âge pour son esprit borné, pour sa lenteur d’intelligence, pour sa mine perpétuellement ahurie, pour son corps maigre, emmanché de bras trop longs et de jambes trop longues : pauvre diable grotesque et mal doué, souffre-douleur silencieux et toujours patient, accoutumé à ne guère plus recevoir de caresses et de riz que le chien de la maison paternelle, il avait grandi cependant, toujours plus dégingandé et plus morne, de plus en plus abruti.
Lorsqu’il eut dix ans on lui trouva une profession convenable : il fut bûcheron. A l’aube, il pénétrait, la hachette sur l’épaule, dans la forêt et se mettait en quête d’une belle touffe de bambous ; toute la matinée il coupait des bambous, revenait au village avaler une poignée de riz et quelques petits poissons séchés, et, tout l’après-midi, coupait des bambous. Cette besogne, toujours pareille et peu fatigante, le satisfaisait pleinement. Seul, dans la clairière marécageuse, il tailladait consciencieusement, tranquille du moins et point traité à chaque instant d’« individu idiot[1] ».
[1] En annamite, Thang-Kho : — expression fréquente.
Du reste, la forêt lui était une amie ; son cœur simple et fermé d’enfant sauvage lui avait voué un culte farouche. Tout en elle lui était motif à extase : les orchidées épanouies dans l’humus des ravines, les lianes retombant en faisceaux des branches noires des eucalyptus ou plaquant sur le tronc pelé des banians le vert sombre de leurs feuilles, les palmiers d’eau lançant comme des tentacules de pieuvre leurs rejets épineux, les palétuviers dressés sur leurs mille racines hors de la boue givrée de sel, les fougères arborescentes enveloppant le pied des tecks géants. A travers les hautes ramures, des bandes de singes se poursuivaient avec des cris aigus ; des perruches jacassaient ; des tourterelles s’appelaient ; des faisans argentés s’enlevaient d’un vol lourd ; des sangliers précipitaient leur galop fou dans la vase ; le chant sonore des coqs sauvages jaillissait des bruyères ; une cascade riait, inlassable.
Hiên, les yeux fixes, les bras ballants, écoutait durant des heures respirer la forêt. La nuit tombante interrompait son rêve. Courbé sous son fagot, il rentrait au village ; là-bas, sous les cocotiers inclinant leurs panaches vers la mer noircissante, dormaient les cases grises.
Toute la nuit, allongé sur son lit de bois, il écoutait encore parler son amie. La brise venue du large hurlait ; les bambous geignaient, les feuilles frissonnaient ; la forêt tout entière disait sa terreur des ténèbres. La plainte rauque du tigre rôdant autour des palissades dominait, par instants, les voix du vent et de la mer, et Hiên, terrifié, tremblait, la tête enfouie sous sa couverture.
Il vécut ainsi, chaque jour moins sociable et plus proche de la nature, chaque jour plus sauvage et moins pareil aux autres hommes. A vingt ans, il fut une sorte de géant maigre aux yeux égarés, à la chevelure inculte, aux gestes maladroits, et l’opinion se confirmait qu’il était fou.
Un matin, on alla le querir en toute hâte dans sa clairière et on le conduisit à la pagode. Là, devant les baguettes d’encens et les tablettes laquées, les notables s’empressaient avec des révérences autour de trois personnages coiffés de casques blancs et galonnés d’or. Hiên, hirsute et déguenillé, fut poussé devant eux et, au ronflement des gongs, au bruit assourdissant des pétards, il fut proclamé que Phâm-vân-Hiên, désigné par les autorités de la commune et déclaré apte par un administrateur, un capitaine et un médecin, servirait désormais comme tirailleur de deuxième classe au Cap-Saint-Jacques. Les trois casques disparurent, les gongs firent silence, les pétards s’éteignirent dans la poussière, et le tirailleur Hiên, qui n’avait rien compris à cette cérémonie, retourna paisiblement à ses bambous.
Huit jours après, une chaloupe à vapeur le déposait au Cap-Saint-Jacques avec d’autres recrues de sa province. On lui avait expliqué en chemin quelles seraient les obligations de son nouveau métier et dans sa pauvre cervelle s’était fixée une seule idée : il était, pour des années, exilé de sa forêt. Alors, sous l’œil narquois des sergents annamites, il s’aplatit aux pieds de son capitaine, les bras levés au-dessus de la tête, la face dans la poussière, suppliant avec des mots incohérents qu’on le rendît à ses arbres, à ses bambous. Inattentif à sa plainte, le capitaine écoutait un caï[2] lui narrer en un français fantaisiste comme quoi la recrue avait donné pendant tout le trajet des signes évidents d’idiotie complète.
[2] Caporal annamite.
— Lui faire même chose maboul, concluait bienveillamment le caï.
Le cercle des gradés français et indigènes partageait cette manière de voir et s’apitoyait sur le pauvre diable. On le releva de force, et, comme il était impossible de revenir aussitôt sur la sentence prononcée par la commission de recrutement, Hiên fut provisoirement tirailleur. Il reçut toute une collection de pantalons et de vestons blancs ou kaki, de turbans noirs, de ceintures rouges, de jambières grises ou rouges ; on lui plaça sur la tête un salacco[3] plat. Dans son costume neuf il apparut encore plus maigre et dégingandé, plus grotesque ; ses camarades, les vieux tirailleurs à barbiche, se pâmèrent devant sa figure inquiète et larmoyante, coiffée de travers, devant ses longs bras sortis jusqu’au coude des manches trop courtes, devant ses chevilles aperçues au-dessous du pantalon trop court, lui aussi. Et, comme il ne cessait de sangloter, il fut avéré qu’il était fou, et tout le camp le désigna sous le nom flatteur de « Hiên le Maboul ».
[3] Coiffure des tirailleurs.
Une semaine avait passé depuis ce jour néfaste ; une semaine qui fut pour le malheureux un siècle d’épouvante et d’hébétement. Un caporal lui avait enseigné à disposer correctement sa chevelure en chignon, à rouler son turban noir, à placer horizontalement son salacco, à rejeter avec élégance sur la nuque les deux brides de la jugulaire ; un autre s’efforça de lui inculquer les rudiments du salut militaire ; un autre l’initia au démontage et au remontage de son mousqueton ; un autre l’informa que la 11e compagnie du 1er régiment de tirailleurs annamites, à laquelle il avait l’honneur d’appartenir, possédait un capitaine, le capitaine Carlier, et un sous-lieutenant, le sous-lieutenant Monin, tous deux paternels et accommodants, mais, somme toute, indifférents. Le vrai maître était l’adjudant Pietro, un homme féroce, qui frappait les tirailleurs à coups de trique, les faisait mettre en prison, les tyrannisait de toutes manières. Mais il y avait encore, à la compagnie, un lieutenant occupé à des travaux topographiques dans la province de Baria et qui ne paraissait au camp que fort rarement. On ignorait son nom et, entre eux, les tirailleurs l’appelaient « l’Aïeul à deux galons » ; l’idole des indigènes, dont il parlait la langue, qu’il commandait avec douceur, qu’il protégeait contre les fureurs de l’adjudant. A l’heure actuelle, il était loin et la terreur régnait…
Des leçons de ses professeurs il ne restait à Hiên que des bribes, des noms d’officiers, de sous-officiers, de pièces d’équipement, quelques mots français dont il avait oublié le sens. A sa stupidité naturelle venait s’ajouter, pour paralyser sa mémoire, la frayeur que lui causait l’adjudant ; mais, dans sa détresse, il se cramponnait au souvenir précis qui s’était gravé dans sa tête de certaines paroles de ses instructeurs : il attendait le retour de l’« Aïeul à deux galons ».
Ainsi, au soir de cette journée de service, Hiên le Maboul, penché sur l’eau tourbillonnante, pleurait la mort de ses joies naïves et se lamentait sur la tristesse de sa condition présente.
Des sandales de bois claquèrent sur les planches et des rires fusèrent. Effaré, Hiên sauta sur ses pieds ; deux congaï[4] lui riaient au nez. Il reconnut Thi-Ba, fille du sergent Giam, et Maÿ, fille du sergent Cang. Thi-Ba, épaisse dondon à la figure ronde, aux petits yeux à peine visibles sous les paupières énormes, aux joues pleines, à la poitrine débordante déjà, semblait aussi vulgaire, aussi méprisable que les sampanières de Phuôc-Tinh. Très différente était Maÿ, pareille, dans l’éclat de ses quinze ans et la finesse de tout son petit corps svelte, à une idole de pagode : sous le front bombé, que le mouchoir de soie rouge encadrait, la ligne des sourcils se haussait doucement vers les tempes ; les yeux noirs rayonnaient, d’une grandeur inaccoutumée chez les femmes d’Annam ; le nez, presque droit et point écrasé, se retroussait à peine au-dessus des lèvres rougies au bétel, et tendres, et charnues comme un pétale d’hibiscus.
[4] Jeunes filles.
A tout autre, Hiên le Maboul eût tourné le dos, suivant son habitude de sauvage hostile aux femmes, mais le regard des yeux larges et profonds le saisissait : gauche et lourd, il rajustait maladroitement son turban et riait d’un rire idiot. Ému d’entrevoir les seins durs et minuscules, dessinés par la tunique de soie noire, de deviner les hanches déjà pleines, drapées par le pantalon noir, d’apercevoir les pieds nus et blancs, chaussés de menus sabots, il songeait vaguement que jamais semblable fillette n’avait illuminé de sa beauté les ruelles de Phuôc-Tinh… Et déjà il était esclave.
— Laisse donc ton salacco tranquille ! dit Maÿ. Tu ressembles à un singe qui se gratte le crâne.
Et les deux folles de pouffer de rire ; et Hiên rit aussi, bêtement et sans savoir pourquoi.
— Assieds-toi ! commande Maÿ.
Il s’accroupit sur sa planche et elles s’asseyent à ses côtés, les jambes pendantes dans le vide, face à la baie où courent les franges d’écume et où dansent les falots des sampans.
Le supplice commence. Il faut que le souffre-douleur, harcelé de questions, raconte tout : l’enfance muette et persécutée, le village hérissé de bambous, la mer semée de jonques, la forêt bruissante et vivante. Par moments, il est tenté de se lever et de fuir. Mais une force inconnue le cloue à sa place : il ne peut se résoudre à s’éloigner de Maÿ ; malgré lui, il faut qu’il livre ses secrets à son petit bourreau.
— Alors pas une fille de Phuôc-Tinh ne t’a aimé ?
Indiscrète et singulière question ! Le tirailleur se tord sur sa planche et répond simplement :
— Non ! Je suis trop laid !
— Et toi, aimais-tu les filles ?
— Non ! dit Hiên, farouche, en qui les sens déprimés n’ont jamais parlé, et qui, dès l’adolescence, apprit qu’il était d’essence inférieure.
— Et moi, demande Maÿ, m’aimes-tu ?
Éperdu, les mains tremblantes, il la contemple ; elle ne rit plus, et rien de sa pensée intime ne se révèle dans ses yeux immobiles et sévères ; mais il craint la moquerie et il bégaye :
— Non !
Au bout de l’appontement, des tirailleurs galopent, essoufflés.
— Va-t’en, commande Maÿ ; l’appel va sonner.
Hiên le Maboul se dresse avec effroi et s’enfuit, la tête basse, son salacco pendant sur ses épaules, ses grands bras et ses longues jambes d’araignée agités autour de son corps maigre comme des ailes de moulin.
Et les rires des deux fillettes le poursuivent.