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Hiên le Maboul

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VI

— Cái áo vàng : veston kaki, disent les caporaux.

— Cái áo vàng : veston kaki, répètent, tout d’une voix, les escouades rangées en cercle autour de leurs chefs.

Les sergents vont et viennent entre les groupes qui s’échelonnent le long du mur blanc de la grande case où des dessinateurs ingénieux ont peint au coaltar des silhouettes agenouillées et couchées.

La « classe supérieure », les intellectuels, assemblés devant un tableau noir reçoivent d’un sous-officier les premières notions d’écriture française et de quôc-ngù[7]. Aux classes moyennes on enseigne de courtes phrases très usuelles et d’où les professeurs annamites éliminent tout ornement superflu :

[7] Prononciation figurée de la langue annamite.

— Toi y en a faire quoi dans village toi ?

— Moi y en a faire rizière[8].

[8] « Je cultive des rizières ».

La petite classe enfin, qui réunit tous les hommes de recrue, en est encore à l’étude aride des mots indispensables : « Cái áo vàng, veston kaki… » On a mis dans un coin, au bout de la case, sous la véranda, trois ou quatre retardataires, pauvres cerveaux rebelles, qui rabâchent mélancoliquement les mêmes mots de français depuis un mois, résignés et abrutis. Hiên est de ceux-là, et de beaucoup le plus ignorant.

Hier pourtant il avait paru se dégourdir, avait même ravi le sergent Cang en lui redisant sans broncher deux ou trois termes répétés la veille. Mais aujourd’hui il semble être revenu à sa stupidité coutumière et, ce qui est pire, il a des distractions. Il a l’air ailleurs. Il pense à la démarche que l’Aïeul doit faire, et ses dents claquent et ses mains dansent comme s’il avait la fièvre.

Toute la nuit, il s’est agité ainsi ; toute la nuit, il a écouté, anxieux et palpitant, les appels des sentinelles, les craquements secs des cosses de flamboyants s’écrasant sur le sol, le grincement régulier des vers perçant le bois des stores, les battements sourds du gong martelant ses tempes moites ; il a entendu les clameurs de rage et les plaintes des vagues broyées brutalement par les rochers ; il s’est agacé, jusqu’à la colère, des aboiements des chiens errants et des ronflements des dormeurs, ses voisins.

Le sergent Cang consentira-t-il ? Question ridicule ! Peut-on, en toute justice, espérer que le sergent Cang accordera la main de Maÿ à un être aussi grotesque, aussi bizarrement bâti, aussi maladroit que Hiên ?

Jusqu’à l’aube, il se l’est posée, cette question angoissante, n’attendant rien de bon de la réponse, mais conservant, malgré tout, au fond de son cœur en détresse, un reste de doute favorable, à cause de l’Aïeul tout-puissant.

A cette heure même, il pèse le pour et le contre et ne prête nulle attention au cours de français. Cependant, les yeux vagues, il mâchonne comme ses camarades, la leçon du jour :

— Nút áo : bouton… Nút áo : bouton…

De sa place, protégé par un massif d’hibiscus, il distingue très bien l’Aïeul. Celui-ci, qui redoute la lumière crue du soleil déjà haut et fuit l’atmosphère épaisse des vérandas où se pressent les tirailleurs, s’est installé sous un lilas du Japon et fume des cigarettes. A travers les feuilles menues, le soleil crible de taches d’or sa tunique blanche et son casque où scintille l’ancre de cuivre. L’ombre fraîche du lilas, le cristal azuré du ciel que ne souille aucune nuée grise, le vermillon des fleurs épanouies en grappes sur les faux-cotonniers aux troncs comme peints à l’encre de Chine, ont fait s’épandre une source de gaieté légère et intarissable dans son âme éprise de clarté.

Il devise avec le sous-lieutenant, et sans doute celui-ci narre-t-il une histoire plaisante, car le rire de l’Aïeul résonne, effarouchant les moineaux qui pépient dans les chevrons du toit et navrant le digne Pietro à qui l’hilarité « dans le service » paraît un manque de tenue. Pour l’adjudant, une seule attitude convient au chef qui veut être respecté de ses inférieurs et leur inspirer une soumission de tous les instants : la gravité. Il s’abstiendra pourtant de faire part à son chef de son opinion dans la matière, de laisser même entrevoir sur sa face le moindre indice de désapprobation ; le lieutenant lui a tenu ce matin un discours d’une modération extrême, mais singulièrement précis. La conclusion en était que des tirailleurs, mécontents des méthodes d’instruction chères à l’adjudant (bien que réprouvées par les règlements en vigueur), s’étaient plaints et qu’il serait hors de propos dorénavant et dangereux de recourir aux arguments frappants. En vain Pietro avait-il mis ses violences sur le compte d’une irritation dont toute la responsabilité incombait à ces « méchants petits tirailleurs » : on lui avait simplement fait comprendre que cette prétendue irritation ne se traduirait nullement par des coups de trique si, au lieu de ces méchants tirailleurs toujours prêts à tendre l’échine, l’adjudant avait affaire à des troupiers coloniaux aux poings solidement taillés.

Il fut ainsi révélé à Pietro que décidément, par la clairvoyance de l’Aïeul, s’ouvrait une ère difficile, et il remisa la matraque, pour des jours meilleurs, dans un coin de sa chambre.

Les mains croisées derrière le dos, il marche à pas comptés sous la véranda de la grande case et s’interroge sur l’attitude nouvelle qu’il est avantageux d’adopter en ces temps nouveaux. L’hésitation n’est pas permise : il convient de sourire comme souriaient les martyrs dans l’arène ; et la face de Pietro s’embellit d’un sourire hargneux de bouledogue.

Hiên rabâche machinalement :

— Nút áo : bouton… Nút áo : bouton…

Que fait donc l’Aïeul ? Aurait-il oublié sa promesse ? Sa cigarette s’éteint ; il la jette et en allume une autre ; le sous-lieutenant entame une deuxième histoire et les voici tous deux qui rient aux larmes.

Nút áo ! nút áo !… Quel mot français correspond à nút áo ?…

Le malheureux Hiên, absorbé par son rêve matrimonial, a tout à fait perdu de vue l’équivalent de ce mot important ; pour comble de malchance, ses compagnons viennent justement de passer à l’étude d’un mot nouveau, et pas un seul ne serait capable de renseigner Hiên sur la traduction française de nút áo, car ils l’ont tous parfaitement oubliée. Et le sergent Cang tempête :

— Comment traduis-tu nút áo ? Réponds, animal ! Ah !… tu as oublié !… Voilà dix jours que je te le répète, triple et quadruple imbécile !

Ainsi le professeur objurgue en termes véhéments l’élève infortuné qui aspire, en cet instant même, à l’honneur de l’appeler beau-père. Mais l’Aïeul s’approche, met une main sur l’épaule du sergent et lui dit :

— Viens avec moi dans ta case. J’ai à te parler.

Ils s’en vont, l’Aïeul sifflotant, Cang tendant le jarret, la conscience troublée, car il ne doute point que son discours véhément ne lui soit reproché, et le brave homme, tourmentant sa barbiche blanche, fait le dénombrement de ses peccadilles récentes.


Accroupie près d’un fourneau de terre cuite, devant sa petite maison de torchis, Thi-Baÿ préparait le repas de ses pensionnaires ; autour d’elle, sur l’aire battue et soigneusement balayée, un coq menait son harem de poules à la chasse d’introuvables vermisseaux, un cochon noir à l’échine arquée et au ventre pendant baignait son groin dans une jarre d’eau sale, une oie dormait au soleil, d’aplomb sur une patte et le bec enfoui sous une aile.

La vieille ménagère se précipita vers le visiteur de marque, inclina devant lui sa face ridée et grimaçante et joignit les deux poings sous son menton pour le salut solennel. L’Aïeul connaissait les usages et savait quels honneurs il faut rendre à l’âge mûr. Diplomate avisé, il n’eut garde d’y manquer :

— Bonjour, ma mère !… Où est Maÿ ?

— Elle est au bord de la mer, vénérable Aïeul ! répondit la vieille femme, satisfaite de l’appellation flatteuse. Veux-tu que je la fasse venir ?

— Non ! non ! Laisse-la au bord de la mer.

Maÿ est en effet de l’autre côté de la route, assise sur un rocher tapissé d’algues ; sa tunique violette traîne dans le sable et l’écume baigne ses talons nus. Sa figure dorée et brune se détache merveilleusement sur l’azur pâle de la baie…

Après tout, Hiên n’a point si mauvais goût ; mais qui devinerait quels abîmes de perversion et de cruauté recèle ce petit front uni et poli ?

Derrière la montagne débouche un paquebot tout blanc, empanaché de fumée noire, qui se déplace devant les palétuviers lointains comme devant la toile de fond d’un théâtre ; agrippé au flanc de l’énorme coque, le canot du pilote s’abandonne aux caprices de la houle et les chapeaux coniques des rameurs dansent follement, tantôt lancés au niveau des hublots sombres, tantôt avalés par les vagues.

Thi-Baÿ déroula sur le lit de bambou tressé une natte neuve, et l’Aïeul s’assit. Cang lui présenta un plateau en bois de fer, incrusté de nacre, sur lequel trônait, parmi des tasses minuscules, une théière en terre rouge de Cây-Mây. L’Aïeul but une tasse de thé, offrit en échange une cigarette au sergent prodigieusement flatté, puis le convia d’un geste à prendre place sur la natte ; cependant la maîtresse de maison s’affalait dans un angle de la pièce, sous une banderole de papier jaunâtre où souriait un génie tutélaire, rose et joufflu.

Tout d’abord et pour se conformer aux rites immuables du protocole annamite, l’Aïeul s’abstint de traiter de l’objet de sa visite et ses hôtes évitèrent de lui adresser quelque demande impolie à ce propos. Il loua la saveur du thé brûlant, but une deuxième tasse, et continua de disserter pendant un quart d’heure sur une foule de questions singulièrement intéressantes, telles que le cours du paddy[9], le prix des jeunes poulets, la rareté des ananas sur le marché.

[9] Riz non décortiqué.

Promenant un regard satisfait autour de lui, il proclama que la maîtresse de céans avait su faire de son intérieur un vrai palais, et par l’arrangement judicieux des lits de camp, des nattes, de l’autel des ancêtres, et par le choix habile des peintures religieuses qui décoraient les murs.

— Ta maison est bien plus belle, vénérable Aïeul ! protesta Thi-Baÿ, en jetant un coup d’œil désespéré, mais discret, vers le fourneau où refroidissait le déjeuner de ses tirailleurs.

— Mais non ! mais non ! déclara l’Aïeul avec chaleur ; il y a chez moi beaucoup de meubles, beaucoup de papiers peints, beaucoup de tentures, mais tout cela est arrangé sans goût et sans art… Tu es une maîtresse femme : heureuse la fille qui reçoit les leçons d’une telle mère, heureux l’époux à qui tu destines cette fille… car elle ne peut qu’hériter de toi ces qualités uniques par quoi tu excelles entre toutes les femmes !

Par de telles paroles il se conciliait les bonnes grâces de Thi-Baÿ en même temps qu’elles lui fournissaient une transition excellente, encore que d’allure vraiment biblique, et soudain il entra dans le vif de son sujet :

— Maÿ est en âge de se marier ; les épouseurs ne vont pas tarder à vous rebattre les oreilles de propositions toutes plus mirifiques les unes que les autres. Si vous hésitez trop longtemps votre fille saura bien dénicher un garçon qui l’accompagnera quelque jour dans la rizière et lui parlera de trop près sur un talus ; quelque boy qui filera sur Saïgon, aussitôt après… Et Maÿ sera bien avancée quand les femmes la montreront du doigt au marché ; et toi aussi, Thi-Baÿ, quand tu seras grand’mère d’un bâtard !

— C’est exact ! c’est bien exact ! répétèrent le vieux sergent et sa femme, celle-ci se grattant la joue avec embarras, l’autre lissant sa barbiche d’un air méditatif.

Où voulait en venir l’Aïeul ?…

Il reprenait son discours :

— Afin de parer à cette chance fâcheuse, afin d’éviter aussi toute querelle regrettable entre soupirants, il faudrait marier Maÿ le plus tôt possible à quelque tirailleur robuste qui lui donnera de l’amour autant qu’elle en désirera et à vous de beaux petits-enfants. Et, justement, hier, Phâm-vân-Hiên, un homme de ta section, Cang, m’a prié de vous demander si vous l’accepteriez comme gendre.

Il s’interrompit pour jouir de l’effet produit. Guère encourageant, l’effet produit : les deux époux se regardent avec des yeux ronds de saisissement et sur leurs visages ahuris on aurait quelque peine à lire une joie débordante. Certainement le candidat offert par l’Aïeul n’est point le gendre qu’ils souhaitaient, et vraiment, en dépit de l’exorde insinuant et flatteur, ils étaient mal préparés à cette secousse.

Cang tortille sa barbiche plus furieusement que jamais, ouvre la bouche, la referme et enfin se décide :

— Hiên, dit-il, Hiên n’est pas… très intelligent.

— Et il est si laid ! ajoute Thi-Baÿ en qui se trahissent déjà les instincts combatifs de la belle-mère.

— C’est vrai, concède l’Aïeul ; il n’est pas beau, mais enfin ce n’est pas un monstre ; il est râblé et musclé, et telle fillette qui, le soir des noces, repoussera du pied et du poing son vilain mari pleurera le lendemain matin pour le garder auprès d’elle… Voyons, vieux Cang, tu dois connaître les femmes, toi : ai-je tort ou raison ?

— Tu as raison, Aïeul à deux galons, tu as raison. Fût-il dix fois plus laid encore, j’accepterais le gendre que tu m’offres ; mais celui-là est complètement fou.

— Il n’est pas fou : il n’est pas comme toi et moi, voilà tout ! Il m’a raconté son enfance : ses parents l’ont délaissé, ses camarades l’ont raillé et battu ; il s’est isolé de ses parents, de ses camarades ; il a vécu tout seul, pendant des années, avec les animaux et les arbres… Il devient tirailleur et voilà qu’au lieu de prendre en pitié sa simplicité d’esprit, les uns le tournent en dérision, d’autres l’injurient et d’autres le frappent ; et c’est ainsi qu’au lieu de s’éveiller de sa longue enfance il reste dans ses ténèbres, et c’est ainsi qu’on le croit fou… Il n’est pas fou : il ne sait pas vivre. De nos paroles, de nos gestes, de notre vie, il ne sait rien ; chaque fois qu’il a fait effort pour sortir de son trou sombre, il s’est trouvé quelqu’un pour l’y rejeter d’un mot cruel ou d’un coup de pied… Je lui enseignerai la vie : il saura qu’un homme en vaut un autre ; il répondra aux injures par les injures, aux coups de poing par les coups de poing. Il connaîtra, quelque jour, que la valeur des gens se mesure à l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes ; il verra que l’abîme qui sépare de lui le reste de l’humanité n’est qu’un ruisseau ; une fois apprise la douzaine de grimaces indispensables à notre existence quotidienne, il sera un homme comme toi et moi. Quand il placera en trois temps son mousqueton dans son bras droit, quand il articulera nettement, en bon français, son numéro matricule et le nom de son village, quand il distribuera des œillades aux filles et des gifles aux mauvais plaisants, qui donc s’avisera encore de juger qu’il est fou ?… Mon vieux Cang, ma vieille mère Thi-Baÿ, je vous prie de ne parler de ma démarche à personne, pas même à Maÿ. Dans quelques mois, je la renouvellerai, lorsque j’aurai fait de Hiên un homme raisonnable… Donnez-moi encore une tasse de thé !

L’Aïeul s’en alla. Les pensionnaires de Thi-Baÿ avaient reconnu sa voix et, résignés à l’attente, s’étaient assis contre la barrière du jardin ; et plus d’un jetait de temps à autre un regard navré vers le fourneau éteint où refroidissaient les sauces succulentes. Au départ du lieutenant, ils se dressèrent sur leurs talons et le saluèrent, ébahis de son air préoccupé.

Pourtant nul n’osa questionner le vieux sergent, dont les sourcils restèrent fâcheusement froncés tant que dura le lamentable repas.

*
*  *

— Alors, demanda Hiên pour la deuxième fois, dans quelques mois je serai comme tout le monde ?

Il est agenouillé contre la chaise de rotin où l’Aïeul fume sa pipe en considérant les flancs de la montagne ensanglantés par le soleil couchant. Les perspectives enchanteresses que son lieutenant lui a fait entrevoir ont consolé de son échec le prétendant repoussé ; il se délecte à les contempler d’un œil ébloui et sa main étendue sur l’accoudoir de la chaise néglige d’agiter l’éventail japonais.

— Tu seras comme tout le monde, ni plus ni moins fou. Tu n’as qu’à regarder vivre les autres hommes, à les écouter vivre et tu seras pareil à eux. Et qui sait ? Peut-être Maÿ elle-même viendra-t-elle te prendre par la main ! Tu auras appris à dire les mots convenables, à faire les gestes convenables ; le tout est de parler et de gesticuler au moment convenable ; jamais femme ne résista au gaillard avisé qui sut choisir son heure.

Hiên écoute, bouche bée ; un univers s’ouvre devant lui. L’incendie du soleil couchant a gagné le ciel tout entier ; les lentilles de verre du Phare flamboient ; les crêtes empanachées de bambou semblent tracées à l’encre de Chine sur un écran de pourpre.

Cependant, malgré le ciel embrasé, malgré la brise chargée d’odeurs qui fait frissonner les citronniers, malgré les notes égrenées par les gongs des pagodes invisibles, l’Aïeul est mécontent. Il regrette sa promesse : il voudrait que le pauvre Hiên ne sortît jamais de son heureuse inconscience, qu’il continuât à passer, paisible et ignorant, au milieu des ignominies et des haines inaperçues, qu’il n’apprît point à vivre…

Mais déjà il n’est plus temps : Hiên le Maboul vivra. Il vivra et il souffrira ; ses illusions crèveront l’une après l’autre comme des bulles de savon. Il vivra enfin « comme tout le monde ».

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