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Hiên le Maboul

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IV

A la base d’un mamelon couronné de cycas, les marqueurs achevaient de placer les cibles, vastes panneaux blancs barrés de croix noires. Derrière la dune, la plage de Ti-Wan rugissait de tous ses galets balayés par l’écume.

Sur une note du clairon, les marqueurs s’enfuirent dans leur tranchée ; à un second appel, des fanions rouges sortirent du sol et y rentrèrent, faisant connaître ainsi que le tir pouvait commencer.

Hiên le Maboul s’avança derrière un caporal, le mousqueton au poing, le front inondé de sueur froide. Que voulait-on encore de lui ? A quel supplice nouveau le traînait-on ? Le caporal lui brailla des mots qu’il perçut vaguement : il s’arrêta. Tant bien que mal, on lui fit prendre la position du tireur ; ses doigts fiévreux fouillèrent dans la cartouchière, glissèrent une cartouche dans la chambre du mousqueton.

Un frisson lui parcourut tout le corps : qu’allait-il devenir ? Il distingua, dans un nuage, les cibles, la plaine de sable jaune, le guidon bronzé. Il épaula, ferma les veux, et l’index du caporal pesa sur son index.

Une détonation terrible claquait dans son tympan ; la crosse de bois sursautait et appliquait sur sa joue et sur sa mâchoire un formidable soufflet… Était-ce la mort ?… Il s’écroula, son salacco pendant sur ses épaules, son turban déroulé, sa chevelure éparse. L’engin mauvais roula dans les herbes. La balle s’envola en sifflant au-dessus de la forêt.

Pietro accourait, la trique droite ; les files de tirailleurs qui attendaient, l’arme au pied, frémirent :

— Relève-le, caporal, relève cet animal !… C’est moi qui vais le faire tirer, cette fois… et nous allons voir…

— Laissez-le tranquille, prononça une voix calme. Vous voyez bien qu’il est fou de peur… C’est toute une instruction à refaire. Il tirera un autre jour.

Ainsi parla l’Aïeul, survenu brusquement sur son petit cheval noir, Annibal, à l’infortuné adjudant, qui se figea dans l’attitude du « garde à vous ». Les éclairs qui flambaient dans les prunelles du tyran s’éteignirent comme par enchantement ; ses lèvres crispées pour l’injure essayèrent d’esquisser une grimace aimable.

Les petits soldats s’ébahissaient silencieusement de cette embellie foudroyante ; leurs paupières bridées se plissèrent de contentement et le sourire de toutes leurs dents laquées salua le nouveau venu… Ah ! crier vers lui leur allégresse, leur affection, leur dévouement !… Mais on ne parle pas sous les armes.

Sur toute la ligne de tir, la fusillade éclata joyeusement et les balles allèrent porter la nouvelle du retour de l’Aïeul aux fanions rouges qui se dandinaient devant les panneaux.

Les yeux bleus et les moustaches retroussées rendirent aux dents laquées leur sourire de bienvenue. Annibal lui-même, réjoui du matin transparent, réjoui de la brise fraîche qui lui crachait aux naseaux du sable salé, pointait et ruait, secouant comme une chevelure son toupet ébouriffé, accrochant aux chardons les crins de sa queue en panache.

Cependant Hiên se relevait, frissonnant encore et poudreux, ramassait sa coiffure et son mousqueton. Il vit alors l’Aïeul qui le regardait, et une tendresse débordante envahit tout le pauvre être pour cet homme galonné d’or et casqué de blanc. Il contempla son idole : les sourcils épais, le nez quelque peu busqué au-dessus des moustaches blondes lui parurent menaçants, mais les yeux clairs et la bouche riaient, et il fut rassuré. Attentif, il dénombra les boutons dorés et mats où étincelait une ancre, s’étonna des manchettes luisantes qui tranchaient sur les manches kaki, s’émerveilla des bottes vernies et des éperons de bronze.

L’Aïeul était un dieu !… Oui ! il s’agenouillerait à ses pieds et lui raconterait tout avec des larmes : la nostalgie de la forêt amie, le métier qui n’entrait pas, l’adjudant féroce et Maÿ cruelle et railleuse !

Il cria d’une voix rauque :

— Vénérable Aïeul à deux galons ! vénérable Aïeul !

— Plus tard !… tu me parleras plus tard !…

— Je veux !… Je veux !…

Les mots préparés s’étaient évanouis : épouvanté du son baroque de sa voix, le suppliant avait oublié jusqu’au motif de sa requête et il demeura bouche bée, roulant des yeux blancs. Des ricanements étouffés gloussèrent.

L’important Pietro expliquait :

— Mon lieutenant, c’est un fou ! Il n’y a rien à en obtenir.

— C’est bien ! Je causerai avec lui tout à l’heure.

Le tir était achevé ; les marqueurs surgirent de leur trou et, apercevant de loin la robe sombre d’Annibal, qui valsait parmi les euphorbes pâles, accoururent en brandissant leurs fanions et leurs perches et en poussant de grands cris. La compagnie aligna ses deux rangs de salaccos devant la dune, et l’Aïeul passa devant elle, au petit pas d’Annibal, pour refaire connaissance avec ses tirailleurs :

— Bonjour, sergent Cang !

— Bonjour, mon lieutenant !

— Tu n’as pas encore marié Maÿ ?

— Pas encore, mon lieutenant !

— Marie-la, marie-la !… Bonjour Méan ! Est-ce qu’on joue toujours au bacouan ?… Et toi, Diên, mauvais sujet, en as-tu fini avec la salle de police ?… Quan, mon ami, il faudra diminuer ta portion de riz : tu deviens rond comme une courge… Ah ! voilà les recrues ! Piteuse mine, les recrues, et l’air de s’ennuyer !… Il ne faut pas avoir l’air malheureux, frères cadets ! Levez le nez et riez !

Jamais paroles semblables n’avaient été adressées aux « hommes de recrue ». Certes leurs instructeurs indigènes n’étaient point des hommes méchants ; les sergents européens avaient bon cœur aussi, malgré leurs grosses voix. Mais sur toute la compagnie l’adjudant Pietro faisait planer la terreur, et, depuis un mois qu’ils subissaient ce régime, les recrues ne pouvaient guère se représenter le métier de tirailleurs autrement que sous l’aspect d’un rude esclavage. Et voici qu’on leur disait d’être gais !

Devant le centre de la ligne, Annibal encensait et piaffait. L’Aïeul parla :

— Les recrues ont l’air abruti ; les anciens ont l’air dégoûté. Je n’aperçois que des gens courbés et qui me regardent avec des yeux de chiens battus. Je veux des regards droits et confiants et gais… Il y en a parmi vous qui regrettent leur rizière, d’autres leur sampan, d’autres leurs marais de palétuviers ; ils les reverront. Deux ans sont vite passés !… Le vrai tirailleur qui fait tranquillement et sans paresse son devoir quotidien doit savoir qu’il n’y aura pour lui ni salle de police ni prison. Pourquoi serait-il triste ? L’exercice est court, le mousqueton ne pèse guère sur l’épaule et le soleil est radieux : rions et chantons !… C’est compris, petits frères !

— Compris, Aïeul à deux galons ! cria toute la ligne enthousiasmée.

On se mit en marche. La fumée bleue des cigarettes voltigeait au-dessus des mousquetons ; la joie flottait sur la colonne.

Le gros sergent Castel ôta sa pipe de sa bouche et, tourné vers le caporal-fourrier qui cheminait à son côté, derrière la première section, résuma la situation en ces termes mémorables :

— Mon vieux ! si Pietro ne nous fiche pas la paix à tous désormais, c’est qu’il manquera bougrement de flair !

L’autre lui répondit simplement :

— Tu parles !

Là-dessus le barbu Castel entonna le refrain militaire cher à son cœur de « marsouin » :

La cantinière a des bas blancs (bis)
Qui lui vienn’ de nos adjudants (bis).
Nos adjudants sont militaires ;
Ils…

Des lézards gris, épouvantés, hâtèrent leur course vers les haies d’aloès ; un pigeon vert s’enleva avec fracas.

Un loustic imitait le grognement du porc ; un autre souffla dans ses mains et reproduisit le roucoulement de la tourterelle ; son voisin fredonnait une mélopée guillerette ; tel farceur, pour le plus grand effroi des gamins tout nus juchés sur des talus, rugit à la manière du tigre en chasse. Hiên le Maboul lui-même, gagné par la jubilation générale, oublia ses terreurs et gambada gauchement. Seul Pietro demeurait sombre : il ruminait les paroles du lieutenant et prévoyait qu’une ère nouvelle allait commencer.

On arrivait au village : des commandements coururent ; les chants cessèrent, les cigarettes furent remisées précipitamment au-dessus des oreilles ; les talons nus frappèrent en cadence le sol écarlate, les courtes baïonnettes scintillèrent au bout des mousquetons, et les deux clairons, les joues gonflées et le salacco de travers, beuglèrent dans leurs cuivres l’allégresse de la compagnie. Derrière eux, le facétieux Annibal, émoustillé par les notes pimpantes et glorieux de sa bride de cuir fauve et de son mors d’acier nickelé, trépigna.

Le brave tailleur A-Moc s’avança sur le terre-plein de brique qui décorait l’entrée de sa boutique et salua l’Aïeul, son client, sa toque à globule à la main et sa tresse déroulée sur l’épaule. Des garçonnets à la tête rasée, plantée en son sommet d’une touffe de cheveux, galopèrent devant les clairons. Les cases de paillotte ouvrirent en hâte leurs volets de bambou.

— Voici l’Aïeul ! crièrent les fillettes qui jouaient aux osselets sur le bord du chemin.

— Voici l’Aïeul ! répétèrent les sampaniers qui raccommodaient leurs filets le long des haies d’hibiscus.

— Voici l’Aïeul !

Et les femmes de tirailleurs, pour le mieux voir, se groupèrent autour de la fontaine, leurs paniers de poisson séché sur la hanche.

Au bord du trottoir jonché de feuilles mortes, où piaillaient les moineaux, Maÿ s’arrêta, son mouchoir de soie rose noué sous le menton et ses sabots de bois aux pieds. L’Aïeul tira sur la bouche d’Annibal ; il vit les chevilles brunes veinées de bleu pâle, le pantalon noir flottant et lustré où le fer chaud avait dessiné des fleurs mates, la tunique de crépon mauve attachée sur l’épaule par des boutons d’ambre et tendue à peine par les seins naissants ; il vit le visage allongé et doré, teinté de rose aux pommettes, les lèvres saignantes de bétel et souriant imperceptiblement, le nez de poupée aux ailes relevées, les paupières bombées abaissant sur les yeux noirs et insondables leurs cils démesurés.

Maÿ lui parut une petite bête mauvaise et rusée, en âge déjà de ronger les cœurs des mâles et de vider leurs cerveaux.

Annibal prit le trot et rejoignit ses amis les clairons. Maint salacco se retourna furtivement vers la fillette. Mais le dur visage avait repris son air d’indifférence et de cruauté ; lorsque à son tour défila devant le trottoir Hiên le Maboul, rayonnant d’une joie inaccoutumée, Maÿ eut pour lui une moue si dédaigneuse que tout l’entrain du naïf amoureux s’évapora.

*
*  *

Au tir succède la corvée. Les tirailleurs ont démonté leurs mousquetons, frotté, graissé chaque pièce d’acier poli, ont promené une série de chiffons et d’écouvillons dans le canon aux rayures éblouissantes, et l’arme remontée, coiffée de sa baïonnette, et toute bleue de graisse opaque, est allée dormir sur son râtelier de bois goudronné.

On procède à la toilette du camp. Des charpentiers improvisés rafistolent des brouettes boiteuses, rabotent, scient, plantent des clous ; des tonneliers refont une jeunesse aux bailles d’incendie dont les ceintures de fer ont craqué sous l’effort de l’âge et de la rouille ; des forgerons cognent d’un marteau novice, mais convaincu, un essieu de fourragère ; des vanniers tressent des stores de bambou derrière quoi ces messieurs de la « chambre de détail » abriteront du soleil leurs écritures de l’après-midi. Le menu fretin, la foule ignorante, armée de balais de bruyère et de coupe-coupe, erre dans la cour sablée, en quête d’herbes à sarcler, de feuilles à réunir en tas, de couleuvres infortunées à trancher en deux d’un coup de pioche.

Hiên a suspendu avec des lianes deux vieilles caisses à pétrole, en fer-blanc, aux deux extrémités d’un bambou robuste et choisi après mûr examen ; il s’en va chercher de l’eau à la plage, le bambou sur l’épaule, les deux caisses brimballant de droite et de gauche avec un effroyable bruit de ferraille.

L’écume pétillante argente le sable humide ; entre les roches noires où bâillent les huîtres, des crabes fuient obliquement ; de minuscules ruisseaux sourdent parmi les algues. Les canots des pilotes heurtent leurs coques blanches contre les madriers de l’appontement ; des escouades de poissons dorés filent dans l’eau translucide avec de brusques zigzags. Hiên, qui sent le bon soleil lui réchauffer le dos, rit béatement à l’eau d’azur et frotte l’une contre l’autre ses vastes paumes.

L’Aïeul apparaît, la cravache sous le bras, la cigarette aux lèvres.

— Comment t’appelles-tu ? interroge-t-il.

— Phâm-vân-Hiên, respectable Aïeul.

— Pourquoi es-tu si joyeux, petit frère ?

Pourquoi ? Pourquoi ?… Hier encore, au lieu de répondre, le doux innocent eût rattaché avec des doigts frissonnants son turban toujours prêt à choir, et ri d’un large rire bête ; mais aujourd’hui il fait clair dans son esprit, les mots viennent tout seuls à ses lèvres ; il répond, abasourdi de son insolite facilité d’élocution :

— Je suis content parce qu’il n’y a pas de théorie.

— Comment ! médiocre tirailleur…

— Vénérable Aïeul, j’aime mieux faire la corvée… Je suis fort, je remue aisément les plus considérables madriers, que les autres ne peuvent ébranler. Je porte sur mon épaule des charges d’eau que les autres se mettent à deux pour déplacer ; mais je suis bête et la théorie me donne mal au front.

Il est lancé ; les yeux bleus l’encouragent : il dira tout. Il joint les mains sur sa poitrine qui palpite :

— Respectable Aïeul, je voudrais m’en aller ; je ne ferai jamais un bon tirailleur.

— Pourquoi ne ferais-tu pas un bon tirailleur comme les autres, petit frère ?

— Ma tête est faible… Le sergent Cang parle, parle, et les mots se mêlent dans ma pauvre tête et je ne comprends plus rien et je sue en vain.

— Oui ! oui !… tu as l’entendement pénible et les théories te fatiguent ; mais l’exercice doit te plaire : tu es robuste.

Certes il est robuste ! Sous le pantalon retroussé, les muscles saillent ; les bras maigres sont noueux comme des racines de manioc.

— Oui, respectable Aïeul, je suis fort, je suis fort ; mais mes membres sont lourds et gauches et lents, et j’ai peur du mandarin à galon d’argent.

Il dit, le pauvre diable, tout ce qui lui opprime la poitrine depuis des semaines ; il dit la frayeur abominable qui fait trembler toute sa pitoyable carcasse lorsque s’avance vers lui le tyran, l’œil sinistre et la trique derrière le dos ; il dit les coups reçus, et l’Aïeul, qui devine que cette âme simple ne peut mentir, s’émeut à la révélation de ce martyre insoupçonné.

— Je suis malheureux, poursuit le lamentable Hiên, et je voudrais m’en aller vers ma forêt de Phuôc-Tinh et oublier que je l’ai quittée pendant des jours.

L’Aïeul pose sa main droite sur l’épaule du suppliant :

— Et si je t’ordonnais de rester, si je te promettais de te rendre les théories faciles et agréables, de faire de toi un tirailleur habile à manier son mousqueton, si je t’affirmais que désormais personne ne te frappera et que tu seras tranquille, que ferais-tu, frère cadet ?

— Je resterais, vénérable Aïeul !

— Reste donc, et, si tu as jamais quelque peine, viens à moi comme un enfant à son père et je te guérirai.

Hiên le Maboul, à qui pour la première fois quelqu’un a parlé sans violence, pleure et rit à travers ses larmes.

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